Le racisme à l’égard des personnes d’origine asiatique a longtemps souffert d’une attention plus faible de la recherche que d’autres formes de racisme dans l’espace public. Publiée mercredi 15 mars et coordonnée par la Défenseure des droits, l’étude « REACTAsie » démontre la multiplicité des formes de discriminations et de racisme subies par les personnes originaires de l’Asie de l’Est et du Sud-Est en France.
L’étude raconte, sur la base de 32 entretiens biographiques approfondis menés auprès de jeunes diplômés, l’imbrication des rapports sociaux – de race, de classe, de genre mais aussi de pays d’origine – dans la production du racisme. Leurs conclusions démontrent la persistance de discriminations et de formes de racisme dès le plus jeune âge, dans l’espace public, mais elles s’attachent aussi à en dégager les singularités. L’une d’elles a trait à la pandémie de Covid-19 et son « effet catalyseur dans la conscientisation » des personnes concernées, comme l’écrivent les chercheurs.
Des membres de la communauté chinoise manifestent pour dénoncer le racisme anti-asiatique et les agressions dont ils et elles sont victimes, à Paris le 24 mars 2021. © Photo Simon Lambert / Haytham / REA
Simeng Wang, chargée de recherche au CNRS et co-autrice de l’étude, détaille à Mediapart ses conclusions et dresse un état des lieux du racisme à l’égard des personnes d’origine asiatique en France. Auteure de plusieurs livres, dont Illusions et souffrances. Les migrants chinois à Paris (Éditions rue d’Ulm, 2017) et coordinatrice du projet MigraChiCovid (ANR), la chercheuse éclaire aussi l’état de la lutte antiraciste et les perspectives d’affirmation et de convergence qui s’ouvrent sur le terrain.
Mediapart : De qui parle-t-on, d’abord, quand on parle de racisme anti-asiatique en France ?
Simeng Wang : C’est une question importante, car elle permet de sortir d’une vision monolithique des personnes d’origine asiatique. En France, on appelle « Chinois » des gens d’origine asiatique non chinoise, venues du Cambodge, du Laos, du Japon… On ne peut pas penser la question raciale sans la question coloniale. Malgré tout, les discriminations et le racisme que subissent ces personnes présentent de nombreuses similitudes.
Il y a notamment un mythe de la minorité modèle – bonne en maths, travailleuse, discrète – qui a largement empêché la verbalisation des expériences de racisme. Ça entraîne un effet pervers, des psychologies collectives qui enferment ces possibles prises de voix, et ça a créé un mécanisme encore plus pervers de surcompensation de réussite. Beaucoup de jeunes de la seconde génération ou descendants se sont sentis obligés de se plier à ces attentes, cette pression engendrant chez certains une réelle souffrance.
Le racisme à l’égard des personnes d’origine asiatique n’est pas tout à fait un racisme comme les autres ?
Il y a des points communs : l’imbrication des rapports sociaux, de race, de classe et de genre notamment ; le poids de la discrimination raciale ; le processus de conscientisation… Mais il existe de nombreuses spécificités. En premier lieu, la banalisation. Le racisme anti-asiatique présente un caractère ordinaire, très lié à l’humour. Il se manifeste principalement dans la rue, à l’école et dans le monde du travail. Ensuite, le faible taux de réaction et de recours. Il est lié à la caractéristique précédente. Comment réagir quand on s’entend dire, après une remarque raciste : « C’est une blague, tu n’as pas d’humour ! » ?
Simeng Weng à Paris en mars 2023. © Photo Ilyes Ramdani / Mediapart
Plus généralement, la plupart des victimes intériorisent et prennent sur elles. Il y a là un peu de spécificité culturelle ; dans cette partie de l’Asie, sous l’influence du confucianisme, on partage une culture de la non-conflictualité. Ce faible taux de recours s’explique aussi par des fragilités. Sur le plan linguistique, les primo-arrivants maîtrisent très peu le français. Ces fragilités peuvent également être administratives, liées à l’irrégularité de certaines situations, ou économiques. Enfin, la troisième spécificité du racisme anti-asiatique est liée à la pandémie.
Comment caractérisez-vous la vague de manifestations de racisme à l’égard des personnes identifiées comme chinoises pendant la crise sanitaire ?
Dans l’histoire du racisme anti-asiatique, on n’a jamais vu autant d’épisodes rapportés et médiatisés. Et le phénomène était planétaire. Ça a atteint un sommet. On a assisté à un processus de racialisation du virus, qui s’est retrouvé associé à une origine nationale puis à une catégorie ethno-raciale, englobant toutes les personnes qui ont une proximité phénotypique avec la Chine. Cette expression paroxystique du racisme s’est manifestée essentiellement dans l’espace public : la rue, les transports en commun… On a aussi eu des manifestations à l’école, et même à l’université ou dans le milieu académique. Ça permet de souligner que ce phénomène traverse la société française dans toutes ses strates. Les classes supérieures ne sont pas épargnées, le racisme y prend simplement des formes plus insidieuses.
Quel effet cette médiatisation croissante du phénomène a-t-elle eu chez les personnes concernées ?
Cela a éveillé des consciences. La pandémie est venue rappeler avec force aux personnes d’origine asiatique leur condition de minorité raciale en France. Pour certains, ça ne tombait pas sous le sens. Certains descendants d’immigré·es d’origine asiatique se disaient : « Ça ne me concerne pas trop, je peux fermer les yeux. » Beaucoup se sentaient très français et nourrissaient une forme de déni de leur condition asiatique. Les événements comme la crise sanitaire jouent un rôle primordial dans la socialisation raciale et politique ainsi que dans l’identification ethno-raciale. C’est un travail de construction identitaire en mouvance.
La lutte anti-raciste n’était pas du tout au centre des discours, dans les manifestations avant 2017.
Avant le Covid, il y a eu en 2016 l’agression mortelle de Chaolin Zhang, un couturier chinois d’Aubervilliers, et les manifestations qui ont suivi. Quel rôle cet épisode a-t-il joué dans la lutte contre le racisme anti-asiatique ?
L’histoire de l’antiracisme est faite de grandes étapes, et la mort de Chaolin Zhang est l’une d’elles. Qu’il s’agisse des personnes d’origine asiatique ou d’autres communautés, les manifestations collectives participent à éveiller la condition de minoritaire d’une population. Dès 2010, à Belleville, on assiste à des manifestations contre l’insécurité à la suite de vols et d’agressions physiques répétés. Rebelote en 2011, puis en 2016. Il faut toutefois noter que ces manifestations portent des revendications qui ne relèvent pas du racisme mais de l’insécurité. La lutte antiraciste n’était pas du tout au centre des discours, à l’époque.
Qu’est-ce qui fait évoluer ces revendications ?
En mars 2017, un migrant chinois, Liu Shaoyao, est tué par la police lors d’une intervention à son domicile. Des manifestations ont lieu dans les jours qui suivent et intègrent la question des violences policières. C’est là qu’on commence à voir une convergence avec d’autres minorités ethno-raciales, qui s’associent aux cortèges. Ce sont les descendants qui, les premiers, ont porté la nécessité de lutter contre le racisme sous toutes ses formes.
Mais ça n’a pas pris, en raison de la grande divergence de revendications au sein des personnes d’origine asiatique. Pour le dire simplement, tout le monde ne voulait pas s’associer à d’autres minorités, notamment parmi les primo-arrivants. Il y a exactement le même problème aux États-Unis, où les affirmative actions [actes de discrimination positive – ndlr] à l’endroit des personnes d’origine chinoise ne sont pas vraiment articulées avec celles des Afro-Américains ou des Hispaniques. Toutefois, la lutte antiraciste progresse sur ce chemin-là et il faut espérer que ça continue.
L’antiracisme en France a-t-il pleinement intégré le racisme anti-asiatique à son logiciel ?
La pandémie a contribué à une plus grande convergence, non seulement parmi les personnes d’origine asiatique, mais aussi avec d’autres formes de lutte antiraciste. Des partenariats associatifs se mettent en place, pour l’instant avec des structures généralistes comme SOS Racisme. Celle-ci s’était portée partie civile, par exemple, lors du procès des « tweets anti-asiatiques » au printemps 2021, qui visaient des jeunes qui avaient appelé par exemple à « tabasser les Chinois dans la rue » pendant la crise sanitaire. Ce procès a d’ailleurs été un jalon important de la lutte, en cela qu’il a reconnu le caractère raciste de la haine en ligne. C’était une des premières victoires judiciaires en la matière.
[Pour aller plus loin, cet article de l’auteure : « Le racisme anti-asiatique au temps de la pandémie de Covid-19 : vécus, énonciations et luttes »]
L’exemple de ce procès est intéressant, car il a été porté par l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF). Comme le symbole d’une génération active et militante...
C’est le point le plus important. Le mouvement émerge essentiellement de l’intérieur de ces populations d’origine asiatique. Au cours de ce procès, les avocats d’origine asiatique ont aussi joué un rôle majeur. Il y a une volonté de représentation, dans la sphère médiatique, politique ou artistique. Des journaux, des magazines ou des films sont devenus des supports de visibilisation de ces questions. Il a fallu avoir cette histoire et ce temps d’existence sur le sol français, pour que les différentes personnes d’origine asiatique qui ont voulu porter ces sujets de lutte anti-raciste soient bien reconnues, intégrées sur le plan professionnel. On est sur une bonne lancée.
Ilyes Ramdani