LeLe sujet a fait irruption de manière inattendue à l’Assemblée nationale, le 17 février dernier. Pendant l’examen de la réforme des retraites, la gauche tente de faire voter la taxation des superprofits. La députée de La France insoumise (LFI) Alma Dufour prend alors la parole pour accuser la majorité de « préférer TotalEnergies et Engie aux PME de France ». L’élue de Seine-Maritime, ancienne porte-parole de l’ONG écologiste Les Amis de la Terre, lance soudainement : « Quand on sait que Madame la présidente de l’Assemblée nationale a omis de déclarer 40 000 euros d’actions chez TotalEnergies, on se pose des questions ! »
En une phrase, Alma Dufour électrise un hémicycle déjà surchauffé. Quelques heures plus tard, le débat s’élargit. « Combien êtes-vous à posséder des actions dans des sociétés du CAC 40 ? Combien ? Répondez à cette question ! », interroge l’Insoumis Antoine Léaument. Sa collègue Sarah Legrain embraye, disant « vouloir s’assurer qu’aucun [autre député] ne serait tenté de voter en fonction de son intérêt personnel ».
Le soupçon suscite les cris d’orfraie des autres groupes. L’élu Les Républicains (LR) Michel Herbillon dénonce une « délation absolument insupportable » ; son collègue du MoDem, Philippe Vigier, s’emporte : « Cessez, car vous tuez la démocratie, et la démocratie, c’est nous ! » Au milieu de cette joute, le MoDem Erwan Balanant souligne : « Je vous invite tout simplement à regarder nos déclarations d’intérêts, puisqu’elles sont publiques. »
Douze députés ont des participations au sein du groupe pétrolier TotalEnergies. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart
Mediapart l’a pris au mot. L’analyse des déclarations des député·es, publiées en février sur le site de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), montre que douze d’entre eux et elles – en grande partie issu·es des rangs de la majorité – ont des participations dans le groupe pétrolier. Six membres du Sénat sont dans la même situation, ainsi que trois ministres du gouvernement d’Élisabeth Borne (voir le détail dans le graphique ci-dessous [non reproduit ici]).
Ces données recouvrent des réalités variables, notamment d’un point de vue de leur poids financier. Au jour de la publication de cette enquête, les actions TotalEnergiesdu député Nicolas Turquois (MoDem) ne pèsent par exemple que 694 euros, quand celles de son collègue Jean-Luc Warsmann (UDI) sont valorisées à 28 409 euros.
Investir dans le groupe pétrolier est tout à fait légal mais peut être légitimement interrogé lorsqu’il rapporte du capital aux élu·es grâce à l’inflation dont tire profit la major de l’énergie. Surtout dans le cas de responsables publics ayant, dans leurs fonctions, des interactions avec le groupe.
Ces situations suscitent aussi des questionnements nouveaux, que cela soit d’un point de vue déontologique comme politique, à l’heure de l’aggravation du dérèglement climatique – dont TotalEnergies est un des responsables –, de la hausse des prix du carburant – dont TotalEnergies est un acteur –, et de l’explosion des superprofits – dont TotalEnergies et ses actionnaires, donc, sont les bénéficiaires.
L’entreprise TotalEnergies est devenue un symbole : elle émet autant de gaz à effet de serre que l’ensemble des Français·es et n’a pas payé un seul euro d’impôt sur les sociétés en France en 2019 et 2020. Depuis le début de la guerre en Ukraine, le cours de son action a augmenté d’environ 30 % – + 90 % en dix ans –, permettant au géant pétrolier d’enregistrer en 2022 un bénéfice net record de 19,1 milliards d’euros, en partie tiré d’importations gazières depuis la Russie.
Tableau © Infographie Donatien Huet / Mediapart
Ministre chargée de l’organisation territoriale et des professions de santé, Agnès Firmin Le Bodo, ex-députée de Seine-Maritime originaire du Havre, et Agnès Canayer, sénatrice LR de Seine-Maritime et conseillère municipale du Havre, possèdent toutes deux des actions chez TotalEnergies. Cette dernière est présidente d’une école de production soutenue par TotalEnergies et inaugurée en novembre 2021, en présence d’Agnès Firmin Le Bodo et de Patrick Pouyanné, PDG de la multinationale.
De plus, Agnès Canayer a voté en faveur de la construction d’un terminal méthanier flottant pour importer du GNL, du gaz fossile liquéfié extrêmement néfaste pour le climat. Ce projet controversé a été proposé en avril 2022 par TotalEnergies et entériné dans la loi « pouvoir d’achat », votée au mois d’août suivant. Agnès Canayer a voté pour le projet au conseil municipal du Havre. Et en tant que sénatrice, elle s’est également prononcée pour l’article 14 du projet de loi « pouvoir d’achat » qui a acté le terminal méthanier.
« Je soutiendrai bien évidemment l’article 14 »,
Interrogée par Mediapart à propos de ces deux votes, Agnès Canayer a déclaré que « le projet de terminal méthanier est un enjeu important pour le territoire havrais et renforce la souveraineté énergétique française dans un contexte d’inflation lié à la guerre en Ukraine ». L’élue ne voit par ailleurs aucune objection à participer aux délibérations sur ce dossier, alors qu’elle détient des actions dans le groupe : « Je ne dispose d’aucun contrôle dans les politiques de TotalEnergies ou d’une quelconque mission de conseil », justifie-t-elle. En novembre 2022, Agnès Canayer a aussi voté au Sénat contre la création d’une taxe sur les superprofits.
Son collègue Xavier Batut, député Renaissance dans ce même département, se dit bien plus précautionneux. Lui ne détient pas d’actions chez TotalEnergies, mais il est propriétaire avec sa compagne, depuis février 2022, d’une station-service ayant un contrat de commission avec le groupe pétrolier. « Tous les sujets liés à Total, j’essaye de m’en éloigner, j’évite d’en parler », explique ainsi le député à Mediapart, tout en précisant que le déontologue de l’Assemblée n’a pas considéré qu’il devait formaliser un quelconque déport.
En mai 2022, Xavier Batut a posé une question au ministre de l’économie pour « connaître les leviers budgétaires et fiscaux que le gouvernement compte mettre en place afin de limiter l’impact de la hausse des prix de l’énergie et du carburant sur les banques alimentaires et leurs bénévoles ». Est-ce compatible avec sa position ? « La station-service [dont il est copropriétaire] n’est pas encore ouverte », répond le député, qui précise aussi qu’il n’est pas le gérant de sa société et n’a aucune relation avec la responsable de secteur de TotalEnergies.
Un député actionnaire à la commission « écologie »
Autre interrogation dans le cas du député LR de l’Allier Nicolas Ray, qui est également actionnaire de TotalEnergies (pour 4 600 euros) alors qu’il siège dans la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire.
Au sein de cette commission « écologie » de l’Assemblée nationale, l’élu défend régulièrement le développement des routes pour les automobilistes des petites villes ou proteste contre les zones à faibles émissions mobilité (ZFE-m) – mesure qui interdit les véhicules les plus polluants dans les centres-villes des métropoles.
Le 7 décembre 2022, toujours en commission, Nicolas Ray a interrogé Stéphane Crouzat, ambassadeur chargé des négociations françaises à la COP27 : « Le secrétaire général de l’ONU a incité les États à taxer les bénéfices des industries fossiles pour financer les politiques pro-climat. Est-ce que la France est prête à soutenir ce type de proposition ? »
Durant les débats sur le projet de loi « énergies renouvelables » à l’automne 2022, le député est intervenuau moins cinq fois en séance publique comme en commission pour plaider la limitation du développement des éoliennes.
Enfin, Nicolas Ray a même été l’initiateur le 21 février dernier d’une proposition de loi visant à supprimer une taxe sur les carburants mais demandant de la compenser par une taxe sur les superprofits de TotalEnergies. Le 21 juillet 2021, il a voté pour l’article 14 de la loi « pouvoir d’achat » actant le terminal havrais du groupe.
Sollicité par Mediapart, Nicolas Ray explique posséder ses actions TotalEnergies depuis des dizaines d’années : « Ce sont des petites sommes qui n’ont en aucun cas conditionné mes votes. Je ne suis pas dépendant de cette entreprise et j’ai voté pour le terminal méthanier non pas pour TotalEnergies mais pour nous sortir de notre dépendance du gaz russe. »
Des interférences qui interrogent
Le député Renaissance du Pas-de-Calais Jean-Pierre Pont (actions valorisées à près de 20 000 euros) n’a pris, pour sa part, aucune disposition particulière. « Il a confié totalement la gestion de ses actions au Crédit du Nord, il ne s’en occupe vraiment pas, jamais. Il reçoit les relevés, il jette un coup d’œil et c’est tout. Ce n’est pas un sujet pour lui », justifie un de ses collaborateurs parlementaires. Avant d’ajouter que « ses préoccupations, c’est la médecine, les déserts médicaux et la pêche. Il n’y a donc pas d’interférence possible ».
Des interactions, il y en a de toute évidence dans le cas du sénateur LR de Paris Philippe Dominati, déjà épinglé par Mediapart en 2010 pour ses conflits d’intérêts. Le 1er mars 2022, sur Public Sénat, l’élu monte au créneau pour défendre TotalEnergies, accusé d’« attentisme coupable » en maintenant ses activités en Russie.
« Il est évident qu’on ne peut pas démonter en 24 heures des schémas industriels. Déjà, le fait d’arrêter les investissements, c’est une sanction », réagit alors Philippe Dominati. En définitive, le maintien des activités malgré le déclenchement de la guerre en Ukraine, « ce n’est pas une décision de l’entreprise », estime-t-il, « tout dépend du gouvernement français ».
À l’occasion des débats au Sénat sur la taxation des superprofits, l’élu monte régulièrement au créneau. « J’ai du mal à définir la notion de “superprofit”. Quelle est la position de Bercy ? », interroge-t-il en juillet 2022, en commission des finances. Le sénateur développe ensuite : « La Nupes [Nouvelle Union populaire écologique et sociale – ndlr] semble viser les entreprises d’énergie ou de transport de marchandises qui réalisent des bénéfices exceptionnels. Mais si la SNCF revient à l’équilibre, alors qu’elle est d’habitude en déficit, faudra-t-il la taxer ? »
Sollicité par Mediapart, Philippe Dominati assume : « Il m’arrive de boursicoter, de faire fructifier mes actions, toujours avec des sociétés françaises. Cela ne m’empêche pas de me sentir totalement libre quand je prends la parole. » « J’ai des actions chez Renault, et j’ai pris plusieurs fois la parole à ce sujet pour m’étonner de la passivité du gouvernement dans les relations avec Nissan [défendant au passage l’ancien PDG Carlos Ghosn – ndlr], et je n’ai jamais pensé qu’il pouvait y avoir un quelconque conflit d’intérêts », donne-t-il en exemple.
En 2012, le sénateur a aussi présidé la commission d’enquête sur l’évasion fiscale, ayant conduit à l’audition sous serment de plusieurs patrons de banque, dont celui de la Société générale, Frédéric Oudéa. Or, Philippe Dominati détient aussi (et détenait à l’époque) des participations dans la banque.
Quatre ans plus tard, le Sénat apprend que Frédéric Oudéa a menti en assurant que sa banque ne détenait plus de filiale dans des paradis fiscaux. Ce « parjure » sous serment peut le conduire devant les tribunaux. Philippe Dominati dédouane Frédéric Oudéa, estimant qu’il ne voit « rien qui puisse amener le bureau du Sénat à poursuivre sur cette déclaration ». L’affaire s’arrête là, sans saisine du parquet. « J’avais signalé le fait que je détenais dans mon portefeuille des actions à la Société générale, cela n’a pas posé de problème », témoigne aujourd’hui le sénateur.
L’épouse de Frédéric Oudéa, qui a quitté la Société générale en septembre 2022, est la ministre des sports Amélie Oudéa-Castéra, qui détient 223 actions TotalEnergies (valorisées à près de 13 000 euros). Or, le groupe pétrolier est très investi dans le sport : il sponsorise, par exemple, une équipe de cyclisme professionnelle, ou encore la Coupe d’Afrique des nations de football, même s’il a renoncé en 2019 à devenir un partenaire des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, à la suite des protestations de la maire de Paris Anne Hidalgo.
Le cas de Pap Ndiaye
Les participations de ministres dans des entreprises sont scrutées avec plus d’attention par la HATVP, qui peut exiger que les membres du gouvernement susceptibles de se trouver en situation de conflit d’intérêts signent des décrets de déport. Sachant que l’apparence de conflit d’intérêts est suffisante pour en caractériser l’existence (lire ici en page 21 du guide déontologique de la Haute Autorité).
La HATVP le fait lorsque les participations percutent directement le champ d’action ministériel. Exemple : un ministre de l’économie qui détiendrait des actions dans un groupe industriel. L’autre risque identifié par la HATVP est celui de « délit d’initié », soit le fait de bénéficier d’informations privilégiées permettant de réaliser des opérations boursières profitables.
Pap Ndiaye lors du premier conseil des ministres du gouvernement d’Élisabeth Borne au palais de l’Élysée, le 23 mai 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Dans ce cas, pour prévenir toute interférence, les responsables publics peuvent placer leurs actions sous mandat de gestion, sans droit de regard. C’est notamment ce que la présidente de la région Île-de-France Valérie Pécresse déclare avoir fait en logeant ses actions Alstom dans une fiducie auprès d’une banque.
Dans le cas de Pap Ndiaye, la HATVP n’a signalé « aucun conflit d’intérêts » ni demandé « aucune action de déport », souligne le ministère auprès de Mediapart. Pour la Haute Autorité, les prérogatives et le champ d’action du ministre de l’éducation nationale ne permettent pas de caractériser une collusion avec les activités de TotalEnergies, dont il possède plus de 6 000 euros d’actions, selon sa déclaration d’intérêts.
Le secteur public de l’éducation est pourtant regardé de près par la multinationale française. Chaque année, via sa fondation, TotalEnergies dépense au moins 1,4 million d’euros pour consolider sa présence dans les enseignements primaires et secondaires : salariés Total détachés auprès des rectorats pour « resserrer les liens avec le monde de l’entreprise », interventions pédagogiques auprès des élèves, financement de projets éducatifs…
Une présence en croissance qui fait l’objet de vives critiques. En janvier dernier, le lancement d’un « concours créatif » financé par TotalEnergies à destination des établissements scolaires de La Réunion a suscité la colère des associations écologistes, d’une partie de la classe politique locale et de représentants du monde éducatif. Lesquels ont reproché à l’entreprise de « s’acheter une image philanthropique » sur le dos des élèves, dixit l’association Greenpeace, citée par Reporterre.
Dans l’enseignement supérieur, plusieurs établissements ont fait le choix de couper les ponts avec la compagnie pétrolière. Ainsi de Sciences Po-Paris, qui a mis fin, en 2022, à son partenariat décennal avec Total. Plus récemment, l’entreprise a renoncé à installer un centre de recherches sur le site de l’École polytechnique à Saclay (Essonne), face à l’opposition étudiante et associative.
Quid de l’Éducation nationale ? Pour l’instant, le partenariat dure et il va se renforçant, à en croire la communication de TotalEnergies. Et le ministre-actionnaire Pap Ndiaye n’a jamais affiché sa volonté d’y mettre un terme.
Mickaël Correia, Ilyes Ramdani et Antton Rouget