Une étincelle dans un climat déjà très électrique. Le déclenchement de l’article 49-3 suscite depuis jeudi colère, inquiétude et incompréhension envers un pouvoir qui semble avoir disjoncté pour de bon. Si Élisabeth Borne apparaît comme le fusible idéal pour Emmanuel Macron, chacun mesure bien que la crise ne se règlera pas lundi, lors du vote des motions de censure contre le gouvernement. La France vit une forme de krach politique.
Le président de la République, pourtant, reste silencieux. Dans une déclaration transmise dimanche soir à l’AFP, l’Élysée s’est contenté de déclarer qu’Emmanuel Macron souhaitait « que le texte sur les retraites puisse aller au bout de son cheminement démocratique dans le respect de tous ».
Le chef de l’État était arrivé vendredi soir à La Lanterne, la résidence de Versailles (Yvelines) où il finit généralement ses semaines. Le groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR) et ses 78 agents étaient sur les dents mais les remontées des services de renseignement ont rassuré l’entourage présidentiel : a priori, rien ne devait venir rompre la quiétude du lieu.
Politiquement, en revanche, l’inquiétude est immense. L’entourage d’Emmanuel Macron a beau marteler qu’il ne regrette pas une décision imposée par les circonstances, son horizon est bien sombre. Que faire, désormais, face à un Parlement dévitalisé et à une rue galvanisée ? Les signaux favoris des conseillers du pouvoir sont alarmants : la une du Journal du dimanche (« Macron peut-il s’en sortir ? »), celle de Ouest-France (« La semaine sera tendue »), tout comme les bandeaux de BFMTV et les enquêtes d’opinion.
Emmanuel Macron lors de la clôture des états généraux de la diplomatie au ministère des affaires étrangères à Paris, le 16 mars 2023. © Photo Eliot Blondet / Abaca
La seule victoire du chef de l’État est tactique, presque cynique : à force de mutisme, il a réussi à placer Élisabeth Borne en première ligne. C’est la première ministre qui prend les coups, c’est elle dont l’opposition appelle au départ et c’est son gouvernement qui est suspendu au vote des motions de censure. Les deux têtes de l’exécutif continuent d’échanger, assurent leurs entourages respectifs, mais l’ambiance a quelque chose de crépusculaire.
« Macron a fait un bras d’honneur aux organisations syndicales, aux citoyens et à ses propres députés, s’époumonait vendredi Fabien Villedieu, délégué syndical de Sud Rail, gare de Lyon, alors que le mouvement des cheminots était reconduit jusqu’à lundi. Ce mec est un dingue, il va laisser derrière lui un champ de ruines. » À ses côtés, Daniel Teirlynck, de l’Unsa Ferroviaire, ne peut que constater lui aussi cet « entêtement » du pouvoir : « Quand un gouvernement n’écoute pas et méprise toutes les classes sociales, il s’expose à une explosion de violence. »
L’inquiétude des macronistes
Qui ne le ressent pas ? Dans le camp présidentiel, « les députés sont groggy », rapporte le député du MoDem Richard Ramos. À Renaissance, la patronne du groupe, Aurore Bergé, a plaidé jusqu’à la dernière minute auprès d’Emmanuel Macron pour aller au vote, refusant mordicus d’envisager la défaite. Depuis jeudi, les membres de la majorité ressassent cet épisode. Richard Ramos affirme avoir reçu plus d’une vingtaine d’appels de collègues « perdus, déboussolés », durant le week-end.
De tou·tes les député·es contacté·es par Mediapart, il n’y a guère que Sylvain Maillard, de l’équipe dirigeante du groupe Renaissance, pour « assumer » le choix du passage en force. « Il y avait trop d’incertitudes, et un principe de réalité : le texte est essentiel, il fallait qu’il passe », dit-il. L’élu parisien estime que cette « épreuve » aboutira in fine à « resserrer les rangs » dans la majorité, mais dans les faits, bon nombre de ses collègues de la majorité commencent à comprendre – et à le dire sous cape – que l’Élysée a déconnecté son locataire du reste du pays.
Face à une situation qui leur échappe complètement, beaucoup se sont mis aux abris. Dès jeudi, les ministres ont annulé leurs déplacements, leurs rendez-vous, leurs déjeuners. Matignon a fait passer la consigne : à défaut de tout arrêter, il s’agit de « se mettre en lien avec les préfets pour voir si les conditions sont réunies » pour se déplacer. Une députée Renaissance fait savoir à BFMTV qu’elle ne se rendra pas, comme convenu, sur leur plateau samedi. Un autre renonce à retourner en circonscription, comme il l’avait prévu.
Même les prétendues fortes têtes sont inquiètes. Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a annulé un déplacement prévu vendredi en Gironde, les renseignements l’ayant prévenu en début de semaine : un passage en force parlementaire serait de nature à « revivifier la contestation et potentiellement sa radicalisation ». Jeudi, peu après 20 heures, un mail a d’ailleurs été envoyé à tous les préfets, siglé « très signalé » et « urgent », en vue d’une visioconférence « sur la situation sociale » le lendemain matin.
Entouré des directeurs de la police et de la gendarmerie nationale, Gérald Darmanin a adressé un message de fermeté au corps préfectoral : ne rien laisser passer et, surtout, éviter à tout prix le blocage du pays. L’urgence, leur a-t-il expliqué, est de protéger les transports, les lieux de stockage et d’approvisionnement de l’essence et les épreuves du baccalauréat prévues lundi.
« Les places des villes et des villages ne sont pas des ZAD [zones à défendre – ndlr], a-t-il indiqué le lendemain au micro de RTL. Il faut savoir être ferme tout en étant à l’écoute. Le bordel et la violence, non. On ne laissera pas faire. On empêchera que la chienlit soit au rendez-vous. » Il faut dire que la veille au soir, place de la Concorde, à Paris, des milliers de Parisiennes et de Parisiens s’étaient réunis pour une manifestation improvisée qui a viré à l’affrontement – et à des interpellations arbitraires : sur les 292 personnes interpellées, seules neuf ont été déférées devant la justice.
Manifestation à Paris, le 18 mars 2023. © Photo Julien de Rosa / AFP
Deux jours plus tard, le rassemblement place de la Concorde a cette fois été empêché : nul ne pouvait approcher. Quelques milliers d’opposant·es se sont dès lors retrouvé·es place d’Italie, où les affrontements se sont encore considérablement durcis avec l’intervention de la BRAV-M (brigade de répression de l’action violente motorisée). Sur les réseaux sociaux, les images de violences policières ont ravivé le souvenir de celles exercées contre les « gilets jaunes ». Et certains, dans la majorité, commencent à réutiliser les mêmes arguments que ceux entendus en 2019 : « Il faut que cela s’arrête. Cela va trop loin. Le mouvement social est débordé. »
Dimanche matin, les réactions se sont ainsi multipliées dans le monde politique pour dénoncer ce qui semblait tout à coup être considéré comme un acte d’une violence inouïe : la vitre de la permanence d’Éric Ciotti, à Nice (Alpes-Maritimes), avait été brisée dans la nuit de samedi à dimanche. Un acte assorti d’un message très clair : « La motion ou le pavé. » Le graffiti a très vite été recouvert d’une couche de peinture blanche.
Menaces de dissolution
Éric Ciotti est cependant loin d’être le seul élu à s’être senti visé. Permanences parlementaires taguées ou recouvertes d’affiches et d’autocollants, y compris sur des territoires où les député·es avaient été largement élu·es en juin, messages d’insulte et menaces, multiplication des coupures d’électricité dans certaines circonscriptions… « Tout le monde fouette ! », rapporte un député macroniste qui, comme ses collègues, a reçu un coup de fil de son préfet pour le dissuader de s’afficher trop ostensiblement dans sa circonscription, et le prier de reporter sine die les réunions publiques et la présence sur les marchés.
Selon l’Élysée, le chef de l’État a appelé le président du Sénat, Gérard Larcher, et la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, pour « réaffirmer son soutien au Parlement et à l’ensemble de ses parlementaires tout comme la mobilisation du gouvernement pour que tout soit mis en œuvre pour les protéger ».
« Les gens normaux recevraient la moitié de ce qu’on se reçoit comme insultes, ils se terreraient chez eux », glisse Sylvain Maillard, qui se satisfait toutefois de ne pas avoir encore reçu de menaces de mort. N’empêche, jeudi, quand elle a « entendu le son monter », Prisca Thevenot, porte-parole du groupe parlementaire, a renvoyé ses équipes à la maison pour se mettre en télétravail. Tout cela donne « l’impression d’un grand gâchis », souffle Richard Ramos. Bravant les consignes de prudence, il a passé, samedi matin, une tête dans quatre bistrots de sa circonscription du Loiret, et poussé son caddie pour aller prendre la température dans le supermarché du coin.
Verdict : « Les gens m’ont dit qu’on leur faisait honte, que nous, les élus, quel que soit notre bord politique, on ne servait à rien », raconte le député, qui estime que le décrochage va bien au-delà du rejet de la réforme des retraites. « Le problème, c’est qu’on n’a jamais purgé la dernière campagne présidentielle qui était en réalité une non-campagne », analyse celui qui a demandé à ses collaborateurs d’étudier les circonscriptions susceptibles de tomber dans les mains du Rassemblement national (RN) en cas de dissolution…
Car c’est bien cette menace qu’Emmanuel Macron a agitée ces derniers jours dans l’espoir de calmer les velléités de fronde au sein de la majorité, comme chez ses alliés de circonstance, Les Républicains (LR). Souhaitant devancer les craintes des uns et des autres, le président du RN Jordan Bardella a même proposé, en cas de nouvelles élections législatives, de n’investir aucun candidat d’extrême droite face aux élus LR qui voteraient une motion de censure – ce qui a provoqué la colère du patron du groupe Olivier Marleix.
Personne, à ce jour, n’est en mesure de dire ce que fera Emmanuel Macron pour terminer ses quatre années de second mandat. « Il y a fort à parier qu’il ne le sait même pas lui-même… », glisse l’un de ses interlocuteurs réguliers, rappelant à quel point le président de la République « déteste se faire dicter son agenda ». Pour montrer qu’il tient face à la pression, de la rue, de la presse ou de l’opinion publique, il serait même prêt à ne rien faire – ou presque rien – en attendant de trouver son moment à lui.
Dans les quelques communes de l’agglomération de Montpellier (Hérault) où le député Renaissance Patrick Vignal s’est rendu ce week-end, l’ambiance était aussi délétère qu’ailleurs. « Aujourd’hui, on est cocus et on est battus. Les gens n’en sont même plus à me parler du report de l’âge de départ. Ils disent : “Vous nous méprisez, vous ne nous écoutez pas”, rapporte-t-il. Quand on voit la retraite des sénateurs, il ne faut pas s’étonner que les gens aient envie de nous balancer des poubelles dans la gueule. »
Élisabeth Borne lors des rencontres de la jeunesse de Matignon à Paris, le 18 mars 2023. © Photo Raphaël Lafargue / Pool / AFP
Le Sénat est en effet devenu un symbole. Vendredi,douze élu·es du Palais du Luxembourg ont expliqué dans une tribune adressée à Mediapart avoir demandé au président Gérard Larcher les règles régissant leur propre retraite. Sans obtenir de réponse. Même eux n’ont pas le droit de savoir combien ils et elles toucheront et pour quelle raison. Gérard Larcher aurait-il trop peur des réactions qu’engendrerait la divulgation du montant de sa future pension ?
Dans une manifestation à Saint-Nazaire, Marie-Pierre, 63 ans, retraitée de l’Éducation nationale, n’en revient pas quand elle se remémore les luttes passées : « À l’époque, on voyait des gouvernements qui reculaient quand la contestation sociale était forte. Là, on sent un mépris total de la rue, du nombre. Il y a des millions de personnes mais cela ne change rien. » La retraitée ne voit ainsi pas d’autre issue que « d’aller à la violence réelle pour qu’on soit entendus ». « Il ne connaît que la violence, dénonce-t-elle au sujet d’Emmanuel Macron. Je le regrette, car j’ai toujours été pacifiste. »
Face à cette radicalisation des manifestant·es constatée depuis jeudi, les dirigeants de l’intersyndicale ont beau jeu de souligner qu’ils ont inlassablement averti sur les conséquences de la surdité du pouvoir. Cette mise en garde était aussi au cœur de la lettre qu’ils avaient adressée le 8 mars à Emmanuel Macron, pour lui demander de les recevoir, en vain. L’absence de réponse du pouvoir était qualifiée de « grave problème démocratique », conduisant « immanquablement à une situation qui pourrait devenir explosive ».
Désormais, la CGT « alerte sur les tensions et les risques d’atteintes aux libertés syndicales et à la criminalisation de l’action syndicale orchestrées par un gouvernement en grave difficulté », qui recourt à « l’intimidation » pour mater la contestation. Parmi les militantes et militants syndicaux, personne ne voit comme un hasard le fait que six syndicalistes marseillais de l’énergie aient été placés en garde à vue le 16 mars pour « vols » et « destructions ». Parmi eux, Renaud Henry, secrétaire général de la CGT Énergie Marseille et figure de l’opposition à la réforme, que Mediapart a suivi récemment.
Officiellement, ces interpellations font suite à une plainte d’Enedis, datant du mois de février, pour des dégradations commises lors d’autres mouvements sociaux, remontant jusqu’à juin 2022. Mais pour les syndicalistes, c’est surtout la mise hors d’état de nuire de militants considérés comme radicaux qui était avant tout recherchée.
Samedi, Olivier Mateu, le médiatique patron de la CGT des Bouches-du-Rhône, représentant de l’aile dure du syndicat, a averti que la journée de mardi serait celle des coupures de courant : « Mardi, c’est tout le département que l’on va passer en sobriété énergétique ! Ça va rouler doucement, mais doucement… »
Cependant, malgré ce que pourrait laisser croire ce type de sorties, la CGT Énergie n’a pas décidé de durcir davantage son action. Vendredi après-midi, tous les dirigeants de cette fédération influente dans le syndicat, très fortement mobilisée depuis le début du mouvement, étaient réunis. Ils ont d’abord dressé le constat de la réussite de leurs actions de coupures ciblées. « Des actions sont menées partout, à Paris et en province. Les collègues nous disent : “On a tout coupé maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?” À Toulon, par exemple, des coupures ont visé les bases militaires, la préfecture, la mairie… », raconte Frédéric Probel, figure de la CGT Énergie en Île-de-France.
Pour autant, il a été décidé que jusqu’à mardi au moins, le mode d’action ne changerait pas : « Nous voulons toujours démontrer que nous maîtrisons l’outil de travail, que nous avons les mains sur les manettes et que c’est nous qui décidons de la manière dont l’électricité est acheminée, témoigne le responsable syndical. C’est un message plus fort que de mettre tout le monde dans le noir, avec le risque de toucher un hôpital, par exemple. Les gars des barrages hydro-électriques nous le disent, ils pourraient mettre tout le réseau par terre, ils savent le faire. Mais ce n’est pas ce que nous souhaitons. »
La fédération de l’énergie est aussi celle qui a la main sur les incinérateurs d’ordures, notamment les trois usines d’incinération d’Île-de-France. Et alors que leurs collègues éboueurs ont commencé à être réquisitionnés par la préfecture de police pour éviter que les amas de poubelles n’augmentent encore dans Paris, la volonté de ne pas se couper du soutien de la population a encore prévalu : tout le week-end et jusqu’à mardi, une ouverture partielle des incinérateurs franciliens a été organisée.
Samedi et dimanche, environ 80 camions-poubelles ont été autorisés à décharger leurs déchets dans l’incinérateur d’Issy-les-Moulineaux (là où il accueille généralement 400 camions par jour), et ils devraient être dirigés vers l’incinérateur de Saint-Ouen lundi et mardi. À Ivry, la plus grande usine d’incinération d’Europe, reste en revanche fermée.
La colère s’exprime de plus en plus librement
Du côté des éboueurs, la tension ne redescend cependant pas. Vendredi matin, le garage de camions-bennes du service de ramassage des ordures de la ville de Paris, à Ivry-sur-Seine, a été brutalement évacué par la préfecture de police : bousculades, pressions derrière les boucliers, jets de gazeuse et même début de bagarre se sont enchaîné.
Nordine, 62 ans, la retraite dans huit mois, n’en démord pas : « Je ne fais pas ça pour moi, c’est pour mes enfants et mes petits-enfants. Regardez comment on traite les éboueurs, les plus bas ! Faut pas croire que ça va s’arrêter là. Si je dois reprendre mon camion, je vais faire du tourisme. Je prendrai une poubelle par-ci, une poubelle par-là. Les 10 000 tonnes de poubelles, elles seront évacuées en je ne sais pas combien de temps. »
Ailleurs, là où les syndicats faisaient jusqu’à présent figures d’organisateurs du mouvement, décidant des dates de manifestation et des formes de l’action de contestation, ils semblent s’être mués depuis jeudi en supports, quasi logistiques, de la colère qui s’exprime de plus en plus librement.
La permanence vandalisée du député du parti Renaissance Guillaume Gouffier, à Vincennes, le 19 mars 2023. © Photo Guillaume Meyer / AFP
Jeudi, l’intersyndicale a appelé à une neuvième journée de manifestation, mais seulement pour le jeudi 23 mars, une date jugée bien lointaine. Dans l’intervalle, les syndicats encourageaient les contestataires à participer à des « rassemblements de proximité » durant le week-end. Une tonalité sans doute un peu trop neutre au goût de la CGT, qui a publié son propre communiqué, appelant « solennellement l’ensemble du monde du travail à élargir ce mouvement social et à faire encore grossir les grèves et leur reconduction » et à « aller soutenir partout les grévistes en lutte reconductible sur les piquets de grève ».
Sur Twitter, le syndicat saluait dès le 17 mars « l’explosion de colère spontanée d’hier soir » et faisait déjà le compte des rassemblement organisés pour dire « non au coup de force du gouvernement » : « Lille, Laval, Nantes, Agen, Bordeaux, Tours, Châteauroux, Tulle et bien d’autres ! » À Paris, l’intersyndicale a continué à communiquer sur les rassemblements prévus : samedi soir place d’Italie, puis lundi à midi près de l’Assemblée, mardi devant l’incinérateur d’Ivry… Sur le terrain, les mouvements de jeunesse semblent déterminés à prendre le relais.
Qu’est-ce qui pourrait apaiser cette colère ? Cela fait bien longtemps que la majorité présidentielle a renoncé à convaincre : même les agents de l’Insee, qu’on imaginait plutôt sur la réserve, ont publié cette semaine une analyse contre la réforme des retraites avec l’idée de mettre au service du mouvement social leur expertise et leur outil de travail : la statistique.
Alors, à court d’arguments lors du conseil des ministres réuni d’urgence jeudi, Emmanuel Macron a invoqué une nouvelle justification : la peur des marchés qui, selon lui, ne manqueraient pas de sanctionner la France si la réforme des retraites n’était pas adoptée : « Je considère que les risques financiers, économiques sont trop grands », a-t-il expliqué selon plusieurs médias.
Cette menace n’est en réalité qu’une épée de bois. Au moment où les tensions s’accumulent à nouveau dans la sphère financière, marquée par la faillite de la banque californienne SVB puis par l’effondrement de Crédit suisse en moins d’une semaine, la réforme des retraites en France passe quasiment inaperçue sur les marchés : le taux de la dette française baisse depuis plusieurs semaines pour retomber en dessous des 3 %.
Surtout, les enjeux financiers de cette réforme – 17 milliards d’euros – ne représentent que l’épaisseur du trait dans les finances publiques françaises. Les gains qu’elle est supposée apporter s’élèvent à moins de la moitié des coûts générés par la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, impôt totalement oublié jusqu’à ce que le Medef en fasse un cheval de bataille, et que le gouvernement s’empresse de lui promettre de le supprimer.
Un pouvoir affaibli comme jamais
Si l’annonce du 49-3 a été relevée dans le monde financier, c’est surtout pour noter l’affaiblissement politique d’Emmanuel Macron. « Pousser une réforme des retraites sans vote est une mauvaise voie démocratique dans un mauvais timing économique », a ainsi souligné un des éditorialistes de Bloomberg.
Conscient que cela ne convaincrait personne, voire pire, les député·es de la majorité ont préféré ce week-end s’en prendre à leurs opposant·es politiques. Aurore Bergé a même indiqué sur France Inter que des député·es LR étaient venus frapper à la porte de Matignon en disant : « Je suis prêt à voter la réforme par contre vous me mettez 170 millions d’euros sur la table pour un contournement autoroutier. »
De façon générale, la droite d’opposition est jugée « irresponsable » par beaucoup de macronistes. « Vous vous rendez compte que quelqu’un comme Pierre-Henri Dumont [député LR du Pas-de-Calais – ndlr], qui martelait pendant des années que reporter l’âge de départ à 64 ans n’était pas suffisant, aujourd’hui refuse de voter la réforme ? », s’indigne l’élu MoDem Erwan Balanant. Au lendemain de l’annonce du 49-3, Sylvain Maillard rapportait aussi avoir reçu quelques messages d’électeurs et électrices de sa circonscription parisienne qui, « par honte », auraient déchiré leur carte Les Républicains.
« Pour trouver une majorité, il aurait fallu ne pas légiférer à la va-vite, prendre le temps de construire un consensus, des compromis, mais c’est comme si on ne savait pas faire », déplore Cécile Rilhac, députée du Val-d’Oise, qui regrette un 49-3 dont « tout le monde politique, le gouvernement comme l’opposition, sort abîmé ». À part peut-être le RN, dans les bras duquel « on risque de projeter la France ». « Soit on réinvente notre ADN, soit on est foutus », estime quant à lui Patrick Vignal, qui tacle ces macronistes « parisiens, brillants et bien mis » : « Mais comment voulez-vous que la société se reconnaisse en eux ? La politique, ce n’est pas de l’arithmétique ! »
Alors même que la motion de censure ne semble pas charrier beaucoup de suspense, « on va se traîner le boulet du 49-3 pendant le reste du quinquennat car les Français n’aiment pas ça », constate, abattu, Erwan Balanant. Pour Annie Genevard, numéro 3 de LR et députée du Doubs, « quelque chose d’un climat pré-insurrectionnel » est à l’œuvre. « Le dialogue semble être devenu impossible. La fracturation du pays est grave et profonde », dit-elle.
Et cette fracture va en effet bien au-delà de la motion de censure de lundi, le gouvernement et les ambitions d’Emmanuel Macron. Car, pour le coup, les calculs sont plutôt favorables au camp présidentiel : si la motion transpartisane est déjà assurée de recueillir 250 voix au moins, il lui en manque 30 pour être adoptée. Soit la moitié du groupe LR, dont seuls une poignée de membres semblent partis pour la voter.
« A priori, ça ne passera pas », se rassurent en chœur plusieurs membres de la majorité. Mais, dans une période aussi instable, que valent les a priori et les calculs théoriques ? Qui sait ce que nous réservent les jours qui viennent ?
Pauline Graulle, Dan Israel, Ilyes Ramdani et La rédaction de Mediapart