Mandel est né dans une famille de juifs polonais assimilés d’origine allemande à Anvers, en Belgique. Son père Henri Mandel avait des sympathies de gauche, en particulier pour les idées de Léon Trotsky. Dans les années trente, après l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, la maison des Mandel devint un lieu de rencontre pour les réfugiés de gauche. En écoutant ces réfugiés discuter du socialisme, de l’évolution de l’Union Soviétique et de la montée du fascisme, le jeune Ernest s’est rapidement initié à la politique radicale.
En mai 1940, la guerre arriva en Belgique lorsque l’Allemagne nazie envahit le pays. De larges pans de la gauche établie ont été incapables de répondre à la nouvelle situation. De nombreux dirigeants du parti social-démocrate et des syndicats ont fui le pays. Le pacte de non-agression germano-soviétique était toujours en vigueur et les communistes belges proclamèrent leur “neutralité la plus pure et la plus complète”. Quelques semaines plus tard, Trotsky était assassiné dans son exil mexicain par un meurtrier travaillant sur ordres soviétiques.
Au milieu de ce désarroi, un groupe de gauchistes indépendants entreprit de publier le premier journal clandestin en langue flamande, produit dans la maison Mandel. Ernest et son père écrivirent de nombreux articles dans le journal. En août 1942, Ernest Mandel entrait dans la clandestinité. À la fin de cette année-là, il fut arrêté mais réussit à s’échapper alors qu’il était transporté pour interrogatoire1 . Sans se décourager, Mandel poursuivit ses activités de résistance. À cette époque, il était devenu membre du Parti communiste révolutionnaire trotskyste (PCR). Le 28 mars 1944, Mandel fut de nouveau arrêté en raison de ses activités de résistance et non parce qu’il était juif, il fut envoyé dans différentes prisons et camps de travail. En tant que résistant, juif et trotskyste méprisé par ses codétenus staliniens, ses chances de survie étaient minces. Mandel a rappelé plus tard que la chance pure était l’une des raisons pour lesquelles il avait réussi à s’en sortir. Mais il en attribue aussi le mérite aux liens qu’il avait réussi à établir avec certains des gardiens de prison allemands qui avaient été partisans du parti social-démocrate avant que les nazis ne prennent le pouvoir : “C’était la chose intelligente à faire, même du point de vue de l’auto-préservation.” Les conditions difficiles avaient fait des ravages et Mandel a été hospitalisé au début de 1944. Le 25 mars 1945, les forces américaines ont libéré le camp dans lequel il était détenu.
Bien que la famille directe de Mandel ait survécu à la guerre, la mère, la sœur, le frère d’Henri et leurs familles ont tous été tués à Auschwitz. Henri Mandel rêvait d’une carrière universitaire pour son fils, mais Ernest avait d’autres priorités. Il voulait continuer la lutte contre le capitalisme, le système qui avait produit les horreurs du nazisme et la guerre mondiale. Tout au long de sa vie, la guerre est restée une référence politique et morale pour Mandel.
Juste avant la guerre, en 1938, la Quatrième Internationale avait été fondée. Trotsky s’attendait à ce que la guerre à venir discrédite les partis communistes staliniens et espérait que la Quatrième Internationale se développerait comme alternative. Mais le rôle important de l’Union soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazie et la participation de ses membres aux mouvements de résistance ont apporté aux partis communistes un prestige et une popularité sans précédent. La petite Quatrième Internationale avait été décimée par la guerre et la répression. Mandel estima qu’il était de son devoir d’aider à construire le mouvement et est devenu l’un des principaux militants de la Quatrième Internationale. Il était en partie motivé par le souvenir de camarades qui avaient été tués par les nazis, comme son ami proche Abram Leon, auteur de La conception matérialiste de la question juive. Pour le restant de sa vie, la Quatrième Internationale sera au centre de la pensée et de l’activité de Mandel.
Après la guerre
Comme beaucoup de radicaux, Mandel pensait que la guerre serait suivie d’une vague de révolutions, comme après la Première Guerre mondiale. Peu à peu, il en vint à reconnaître que non seulement le capitalisme perséverait, mais qu’il était même capable de se développer davantage. Il rejoint le Parti socialiste belge, en gardant secrète son identité trotskyste, et aida à fonder l’hebdomadaire La Gauche, un journal qui allait devenir influent dans la gauche socialiste en Belgique.
Au cours de cette période, Mandel est devenu un théoricien socialiste ainsi qu’un dirigeant. En 1962, il publie son premier ouvrage majeur, Traité d’économie marxiste. Dans l’introduction du livre il qualifie son approche de « génético-évolutive », entendant par là l’étude de l’origine et de l’évolution de son sujet. La « théorie économique marxiste », écrivait Mandel, doit être considérée comme « la somme d’une méthode, des résultats obtenus en utilisant cette méthode, et des résultats qui sont continuellement soumis à un réexamen »2 . La combinaison de l’histoire et de la théorie, en essayant continuellement d’intégrer les nouvelles découvertes, est caractéristique du travail de Mandel. Dans une conversation en 1980 avec le politologue allemand Johannes Agnoli, Mandel a utilisé le terme de “marxisme ouvert” qui s’est fixé “une tâche de développement continu, d’incorporation de nouveaux faits et de nouvelles considérations scientifiques »”3 .
Tout en travaillant sur le Traité d’économie marxiste, Mandel, dans le cadre du cercle autour de La Gauche, a développé une stratégie de “réformes structurelles anticapitalistes”, Il entendait par là des réformes qui en elles-mêmes n’initieraient pas le socialisme, mais seraient “des étapes dans ce sens et donneraient à la classe ouvrière la capacité d’affaiblir de manière décisive le grand capital”, telles que la planification de l’État pour garantir le plein emploi, la prise de contrôle public d’entreprises importantes et la nationalisation du secteur de l’énergie. Mandel soulignait que les réformes économiques ne pouvaient être séparées de la question du pouvoir politique.
Une source d’inspiration fut la grève belge de l’hiver 1960. Aussi appelée “la grève du siècle”, il s’agissait d’une grève générale contre une série de réformes proposées par le gouvernement de droite. D’une durée de plusieurs semaines, la grève a impliqué des centaines de milliers de travailleurs. Mandel citait également les grèves françaises et les occupations d’usines de juin 1936, lorsque le Front Populaire, de gauche, est arrivé au pouvoir, comme inspiration pour ses idées sur la stratégie.
Au cours de la période de croissance économique d’après-guerre en Europe, les conditions de vie se sont améliorées pour beaucoup, mais des luttes telles que la grève belge ont montré que le développement capitaliste n’avait pas complètement pacifié la classe ouvrière. Mandel reconnaissait que les luttes des travailleurs ne concernent pas seulement les conditions économiques, mais sont également motivées par la résistance contre des conditions de travail aliénantes et oppressives. Même les travailleurs relativement aisés subissent l’aliénation et la domination sur le lieu de travail.
Pour Mandel, les luttes contre l’injustice et pour l’émancipation sont une force motrice dans l’histoire. Mandel était un marxiste dans la tradition de l’affirmation de Gramsci selon laquelle « on ne peut ’scientifiquement’ prévoir que la lutte, mais pas les moments concrets de la lutte, qui ne peuvent être que les résultats de forces opposées en mouvement continu »4 . Comme l’histoire est partiellement le produit de luttes continuelles, son développement est ouvert. « La lutte des travailleurs contre le capitalisme », écrivait Mandel dans un bilan de grève, « diffère des luttes sociales du passé en ce qu’elle n’est pas seulement une lutte pour des intérêts essentiels et immédiats », mais peut devenir « une lutte consciente » pour restructurer la société »5 ,
La faiblesse de la grève belge, et la raison pour laquelle Mandel la considérait comme une occasion perdue, était qu’il n’y avait eu aucune direction politique pour proposer une telle restructuration. Pour un changement révolutionnaire, la lutte pour les réformes économiques devait être étendue à la question du pouvoir politique. La lutte ne pouvait être victorieuse que si « l’adversaire était affronté non seulement dans les usines mais aussi dans la rue ». L’histoire avait montré la nécessité d’établir un parti révolutionnaire qui « expliquerait inlassablement » aux travailleurs que pour atteindre leurs objectifs, il était nécessaire de s’emparer du pouvoir économique autant que politique.
Des explosions telles que la “grève du siècle” ont placé Mandel devant un dilemme marxiste classique ; si “l’idéologie dominante de toute société est l’idéologie de la classe dominante”, alors comment la classe ouvrière peut-elle se libérer ? Mandel reconnaissait que la domination de l’idéologie de la classe dirigeante a des racines plus profondes que la manipulation idéologique par les médias, la propagande, les écoles, etc. Cette domination puise sa force dans le fonctionnement quotidien du capitalisme dans lequel les travailleurs sont contraints de se faire concurrence et de dépendre de la vente de leur force de travail.
Mais précisément parce qu’il tire sa force du fonctionnement interne du capitalisme, sa domination n’est pas homogène. Les inévitables contradictions et crises du capitalisme résultant de la concurrence entre les monopoles dominants conduisent à des fissures. La question centrale pour les socialistes est de savoir comment dépasser les explosions de mécontentement qui sont le résultat inévitable des turbulences économiques. Passer des luttes défensives, contre les attaques contre les conditions de vie et les salaires, aux revendications de pouvoir ouvrier nécessite un « saut conscient ».
Dans La théorie léniniste de l’organisation, Mandel développe ses idées sur ce qui rendrait un tel saut possible. Il distingue entre trois groupes ; la masse de la classe ouvrière, une avant-garde de cette classe composée de travailleurs militants, et les membres des organisations révolutionnaires, groupe qui recoupe partiellement la deuxième catégorie. “L’avant-garde” n’est pas une élite autoproclamée, mais plutôt les militants les plus engagés et les plus énergiques de la classe ouvrière. Construire une organisation révolutionnaire signifie gagner ces travailleurs militants aux idées socialistes, leur fournir une organisation et empêcher qu’au cours de l’inévitable « reflux » de la lutte sociale, ils ne se retirent de la politique.
Un changement radical ne serait possible que pendant les vagues de troubles, lorsque les contradictions du capitalisme générent la colère et la protestation des masses. Pendant de telles périodes, un parti révolutionnaire devrait tenter d’attirer des groupes toujours plus larges dans l’action politique et proposer des revendications anticapitalistes. Une révolution est un processus d’interaction entre l’action organisée et le mouvement spontané. En plaisantant à moitié, Mandel s’est qualifié de « léniniste orthodoxe avec de légères déviations luxembourgeoises »6 .
Capitalisme tardif
Au cours des années soixante, Mandel a développé le concept de ce qu’il a initialement appelé le néo-capitalisme avant de d’adopter “capitalisme tardif” comme nom pour l’époque de croissance capitaliste d’après-guerre, d’innovation technologique et d’intervention accrue de l’État. Dans Le troisième âge du capitalisme, Mandel a lié cette période à une considération des “ondes longues”. Les ondes longues sont un concept utilisé à la fois par les économistes marxistes et non marxistes, tels que Trotsky, Schumpeter et Kondratieff, qui considérent le développement capitaliste comme passant par une alternance d’ondes longues, de périodes de croissance (upswings) et de déclin relatif (downswings).
L’économiste politique japonais Makoto Itoh a résumé le débat sur la nature des ondes longues comme un débat entre deux courants7 . Un courant explique que les ondes longues d’environ 50 ans comme induites par la dynamique interne et endogène du capitalisme. En face se trouve le courant qui explique les ondes longues comme entraînées par des événements exogènes au système économique capitaliste proprement dit. La théorie endogène considère le “système économique” comme distinct de l’histoire sociale. C’est contre cette conception réifiée que Mandel plaidait pour le rôle des facteurs “superstructurels” tels que les nouveaux marchés, la découverte de ressources naturelles, les guerres et les révolutions comme partie de la dynamique économique. Dans une lettre à Makoto Itoh, Mandel a résumé son point de vue : « Je défends une théorie des ondes longues qui n’est pas automatique mais asymétrique, c’est-à-dire que tandis que l’onde longue expansive se transforme automatiquement en une onde longue dépressive, cette dernière ne mène à la première que par des ’chocs systémiques’, c’est-à-dire des influences exogènes (guerres, révolutions, contre-révolutions, etc.) ».
Après la crise de 1929, la défaite subie par la classe ouvrière dans les années 1930 et 1940 a permis à la classe dirigeante d’imposer une augmentation du taux de plus-value, entraînant une nouvelle période expansive.
Mais chaque tentative du capitalisme pour surmonter ses contradictions lui pose de nouveaux problèmes. Deux décennies de croissance économique d’après-guerre ont conduit à des augmentations de salaires et à de faibles taux de chômage, renforçant ainsi la confiance des travailleurs et créant de nouveaux besoins et désirs. Soutenues par les gouvernements, les banques ont accordé des crédits bon marché à l’industrie, permettant une croissance rapide mais générant également de l’inflation. Une telle inflation a nui aux gros investissements à long terme qui étaient au cœur de la concurrence entre les grandes entreprises capitalistiques. Les tentatives de lutte contre l’inflation ont créé leurs propres problèmes, étranglant la croissance économique.
Une caractéristique du capitalisme contemporain est le rôle accru de la planification. Les taux rapides d’innovation technologique conduisent à un raccourcissement de la durée de vie du capital fixe et à un besoin accru de planification capitaliste pour le compte des grandes entreprises. Et pour éviter des défaillances comme le krach de 1929, l’intervention gouvernementale dans l’économie a pris une ampleur sans précédent. Mandel a observé en 1964 que « l’État garantit désormais, directement et indirectement, le profit privé par des moyens qui vont des subventions déguisées à la ’’nationalisation des pertes’ »8 . L’intervention de l’État dans l’économie a permis d’éviter des crises catastrophiques et à garantir les profits, mais elle a aussi rendu visible que ’”l’économie” n’est pas une donnée naturelle. La possibilité d’un changement radical repoe sur les explosions sociales inévitables générées par de telles contradictions.
Dans les turbulentes années soixante et soixante-dix, comme porté par la marée montante de la lutte des classes, Mandel a été extraordinairement productif. Il a publié des livres tels que La formation de la pensée économique de Karl Marx (1970), Long Waves of Capitalist Development (1978) et Trotsky : A Study in the Dynamic of his Thought (1979). En 1972, il publie son œuvre magistrale, Le troisième âge du capitalisme. Au cours de sa vie, Mandel a publié plus de deux douzaines de livres et des centaines d’articles.
Il était également un agitateur et un débatteur infatigable. En 1964, il fut invité à Cuba pour participer à des débats sur la planification socialiste9 . Che Guevara avait lu avec intérêt le Traité d’économie marxiste et avait longuement discuté avec Mandel. Après la mort de Guevara aux mains des contre-révolutionnaires, Mandel a publié un in memoriam passionné pour « un grand ami, un camarade exemplaire, un militant héroïque ». En 1969, Mandel s’est vu refuser l’entrée aux États-Unis, soi-disant parce que lors d’une visite précédente, il avait collecté des fonds pour les militants détenus. Affaire qui deviendrait un précédent pour le « décret anti-musulmans » de Trump. En Allemagne de l’Ouest, pour empêcher Mandel d’être nommé à l’université de Berlin, le gouvernement est intervenu et l’a expulsé du pays.
La France est un autre pays qui interdira Mandel. En mai 1968, Mandel avait été invité à prendre la parole lors de réunions de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR), un groupe qui s’était rapproché de la Quatrième Internationale. La JCR a été fortement impliquée dans les émeutes et les manifestations de mai 68. Dans ce qui devait être une occasion satisfaisante de s’engager dans une activité pratique, Mandel a aidé à construire des barricades dans le Quartier latin de Paris pendant la « nuit des barricades » du 9 mai. La voiture avec laquelle il était venu à Paris a été détruite lors des combats de rue. Un journaliste a entendu Mandel s’exclamer « Oh ! Que c’est beau ! C’est la révolution !’.
Pour la nouvelle génération de révolutionnaires, Mandel était un lien avec l’histoire et l’expérience révolutionnaires. Le philosophe marxiste Daniel Bensaïd, alors dirigeant de la JCR, rappelle comment Mandel les a amenés à découvrir « un marxisme ouvert, cosmopolite et militant ». Il était « un précepteur en théorie et un passeur entre deux générations »10 .
Lutte des classes et histoire
Pour Mandel « le processus historique concret du développement capitaliste est toujours le résultat d’une interaction entre le système et l’environnement dans lequel il se développe ; cet environnement n’est jamais capitaliste à cent pour cent » . Les éléments non capitalistes de son environnement, ainsi que les résultats de l’histoire précapitaliste, continuent d’avoir un impact. Bien que « les révoltes anti-esclavagistes précapitalistes, les révoltes paysannes dans l’ancien mode de production asiatique, les révoltes paysannes de la fin du Moyen Âge » ainsi que « les ouvriers rebelles et déchaînés du capitalisme primitif » étaient voués à l’échec, de telles luttes ont fourni « une formidable tradition de formes de lutte et d’organisation ainsi que de pensées, d’idéaux, de rêves et d’espoirs révolutionnaires dont se nourrit la lutte prolétarienne pour l’émancipation » ; sans de tels prédécesseurs, le développement de la lutte prolétarienne serait beaucoup plus difficile11 . La lutte contre l’exploitation et l’oppression, selon Mandel, avait ses racines dans l’anthropologie humaine ; dans « le caractère social du travail, les origines sociales de la communication et l’impossibilité de s’en soustraire sans payer le prix fort »12 .
En combinant l’influence des éléments non capitalistes, les facteurs historiques et le rôle des luttes sociales, Mandel a formulé une vision de l’histoire qui s’oppose au déterminisme. Bien que les lois à long terme de l’accumulation capitaliste s’affirment “dans le dos du sujet”, ses effets en sont influencés. A long terme, les évolutions de la lutte des classes sont « subordonnées au niveau de développement des forces productives, aux rapports de production existants et aux structures des grandes classes sociales »13 . Mais la “nécessité historique” ne fournit pas aux acteurs de conclusion précise. Au contraire, la loi générale s’affirme dans des développements particuliers14 . C’est à partir des conditions changeantes et particulières que les socialistes doivent faire des choix et agir15 .
Rencontres manquées
En repensant à sa conversation de 1980 avec Mandel, Agnoli a exprimé son admiration, ainsi que son exaspération. Agnoli, dont les idées démocratiques radicales ont exercé une forte influence sur le mouvement étudiant allemand, a écrit que Mandel était capable de répondre à ses questions par des réponses précises et convaincues ». Agnoli attribue cela à « l’expérience politique de Mandel, son activisme politique, ainsi que, et plus essentiellement, à la rigueur de sa pensée et sa vaste connaissance historique ». Aux yeux d’Agnoli, l’orthodoxie de Mandel était ouverte dans sa reconnaissance que le processus d’analyse du monde restait inachevé, mais trébuchait lorsqu’elle ne parvenait pas à étendre sa critique aux ’paramètres’ de l’analyse eux-mêmes16 . Il est vrai que pour Mandel le marxisme classique apparaissait comme un appareil avec lequel toutes les nouvelles données empiriques pourraient être analysées et interprétées. Dans une introduction critique à une nouvelle édition de l’Introduction au marxisme de Mandel en 1974, Daniel Bensaïd a souligné « certains silences » dans l’œuvre où de tels paramètres auraient dû être remis en question17 .
L’un d’entre eux est l’oppression et la libération des femmes. Les années 1970 ont vu une montée en puissance mondiale des mouvements d’émancipation des femmes. Lors de son XIe congrès mondial, en 1979, la Quatrième Internationale a adopté un important document programmatique sur la question. Cependant, dans les textes de Mandel, l’oppression des femmes occupe souvent au mieux une place marginale. La résolution de 1979, « La révolution socialiste et la lutte pour la libération des femmes », discute du rôle essentiel du travail domestique non rémunéré des femmes dans la réduction des coûts salariaux, et de la façon dont le capitalisme exploite les divisions de la classe ouvrière - en particulier pendant les périodes où l’accumulation du capital ralentit18 . Cependant, au cours de la décennie précédente, Mandel tendait vers une conception de la classe ouvrière qui donnait la priorité à la position des (hommes) soutiens de famille. Dans un discours de 1968, il définit la condition prolétarienne comme un « manque d’accès aux moyens de production ou de subsistance », obligeant le prolétaire « à vendre sa force de travail », en échange de laquelle « il reçoit un salaire qui lui permet ensuite de acquérir les moyens de consommation nécessaires à la satisfaction de ses propres besoins et de ceux de sa famille »19 . Cette définition séparait implicitement les personnes engagées dans un travail non rémunéré, comme les ’ménagères’, de la classe ouvrière.
Le développement capitaliste signifie qu’une part croissante de la population totale partage la condition prolétarienne de dépendre de la vente de la force de travail. Mandel pensait que la classe ouvrière dans ce sens augmentait en taille, à mesure que de nouvelles couches étaient intégrées dans la classe ouvrière tandis que les couches petites-bourgeoises telles que les artisans et les paysans déclinaient, et en 1968, il était d’avis que la masse des salariés étaient « en train de devenir un prolétariat de plus en plus homogène »20 . Il semblait parfois attaché à une croyance dans le progrès qui confondait les luttes économiques et politiques et considérait le développement sociologique du prolétariat comme débouchant sur la libération du prolétariat. Leurs « conditions objectives » conduiraient « à terme » « les salariés vers une prise de conscience collective de l’aliénation incessante dont ils sont l’objet »21 .
Mais la tendance à l’homogénéisation des années 1960 et du début des années 1970, rappelle Daniel Bensaïd, est loin d’être irréversible, comme l’a montré l’offensive néolibérale ; « la tendance à l’homogénéisation a été mise à mal par les politiques de dispersion des unités de travail, d’intensification de la concurrence sur le marché mondial du travail, d’individualisation des salaires et du temps de travail, de privatisation des loisirs et des modes de vie, de démolition méthodique des solidarités et protections sociales »22 . L’extension de la marchandisation à tous les domaines de la vie, la logique du fétichisme de la marchandise et la réification des rapports sociaux, processus tout aussi structurels que l’extension de la ’condition prolétarienne’, ont conduit à la fragmentation et à la division de la société en identités antagonistes23 .
Bien que Mandel ait sous-estimé cette dynamique, il n’ignorait pas les contre-tendances à l’homogénéisation. Dans Le troisième âge du capitalisme, il soutenait « que la concentration et la centralisation du capital, l’augmentation constante de la productivité du travail et l’éviction du travail vivant du processus de production en tant que tendance prédominante sont médiés par des réactivations constantes de dispersion, de nouvelles créations d’unités plus petites et donc aussi de production avec une productivité du travail plus faible dans les sous-secteurs. » 24
Un autre ’silence’ évoqué par Bensaïd est la question de l’écologie. L’essai de Mandel de 1973 sur « La dialectique de la croissance » était en fait une réflexion marxiste pionnière sur la contradiction entre capitalisme et écologie. Mandel a souligné comment le capitalisme, avec son cadre de référence strictement limité dans le temps, a imposé une logique qui ignore les conséquences à long terme, traite les actifs naturels qui n’ont pas été transformés en propriété comme ’gratuits’ et disponibles, et ne prend pas en compte les conséquences de la pollution.
Cependant, l’article postulait également la nécessité de la croissance des forces productives et de la productivité du travail. Bensaïd remarquait qu’il est « nécessaire, sous peine de tomber dans le productivisme aveugle et l’insouciance écologique, de soumettre ces forces productives elles-mêmes à un examen critique ». Mandel a formulé trois principes comme point de départ d’un tel examen critique ; les « besoins primaires de tous doivent être satisfaits ; des formes nouvelles et différentes de technologie qui économisent et reconstituent les réserves de ressources naturelles rares doivent être recherchées ; et les capacités intellectuelles de tous doivent être développées ».25
Une nouvelle époque
Au cours des années soixante-dix, Mandel avait bon espoir quant à d’éventuels développements révolutionnaires en Espagne et surtout au Portugal. La révolution portugaise de 1974/75 a probablement été la plus proche de la vision de Mandel pour la révolution socialiste26 . Pendant les périodes de montée de la lutte des classes et du mouvement « par en bas », Mandel était convaincu que la classe ouvrière développerait ses propres formes d’auto-organisation. Au fur et à mesure que la classe ouvrière abandonnerait ou éventuellement refaçonnerait les structures bureaucratiques du mouvement ouvrier, elle apprendrait à intégrer de nouvelles expériences et à formuler de nouvelles réponses. Dans la vision de Mandel, un petit groupe révolutionnaire pouvait ’surfer’ sur une telle vague montante et gagner en force27 . La période la plus créative de Mandel a suivi la radicalisation de 1968. Son célèbre optimisme à cette époque était en partie le produit d’une contradiction qu’il avait notée dans Trotsky, entre la tâche de l’analyste et celle du dirigeant organisationnel et politique. Alors que le premier est statique, le travail du second est une « tentative dynamique de débloquer et de changer la situation » 28 .
Mandel a eu du mal à s’adapter au déclin des luttes sociales à partir de la fin des années soixante-dix. Les manifestations de masse en République Démocratique Allemande en 1989 ont brièvement suscité de nouveaux espoirs, mais se sont terminées par l’annexion de la RDA par l’Allemagne de l’Ouest. Porteur de ses espoirs révolutionnaires, le mouvement ouvrier classique est entré en décadence, Mandel a lutté pour conserver son optimisme et a mis en garde des dangers si le capitalisme n’était pas vaincu : effondrement écologique, faim et famine de masse, guerre nucléaire, chute dans la barbarie . Le choix historique était la barbarie ou le socialisme, et le socialisme n’était pas garanti.
Il y a quelque chose de tragique dans le fait que Mandel, qui avait tant lutté pour le changement socialiste, est décédé en 1995, au plus fort de l’hégémonie néolibérale. Cinq ans auparavant, Mandel écrivait que la crise du socialisme était « avant tout une crise de crédibilité des idées socialistes. Cinq générations de socialistes et trois générations d’ouvriers ont été animées par la conviction profonde et inébranlable que le socialisme [était] possible et nécessaire » ; « la génération actuelle n’est plus convaincue que c’est possible » 29 .
C’était pour Mandel essentiellement le résultat d’une crise de « la praxis des socialistes », des échecs et des crimes commis au nom du socialisme. Mandel faisait valoir en 1992 lors d’une réunion du Forum de São Paulo que « la pratique des socialistes et des communistes doit être totalement conforme à leurs principes. Nous ne devons justifier aucune pratique aliénante ou oppressive quelle qu’elle soit. Nous devons, en pratique, réaliser ce que Karl Marx appelait l’impératif catégorique : lutter contre toutes les conditions dans lesquelles les êtres humains sont aliénés et humiliés. Si notre pratique est conforme à cet impératif, le socialisme redeviendra une force politique invincible » 30 .
Mandel a toujours défendu une interprétation classique du socialisme, « comme une société fondée sur ’l’association directe des producteurs’ qui utiliseraient leur propre jugement pour organiser la production et la distribution » 31 . Sa vision du socialisme était une vision humaniste, d’une société qui permettrait le plein épanouissement de « la personnalité humaine de tous, considérant les personnes à la fois comme individus et comme êtres sociaux » 32 .
L’espoir de Mandel pour un tel avenir est basé sur ce qu’il a appelé « l’étincelle de la rébellion » qui a toujours poussé les gens à se rebeller contre des conditions oppressives et aliénantes33 . La tâche des socialistes est de laisser l’étincelle se transformer en flamme en soutenant toutes ces rébellions et en présentant une voie vers une alternative.. Cette tâche n’a pas changé. Dans une période historique différente, l’héritage de Mandel dans l’écriture et le miltantisme nous aide dans la recherche d’une nouvelle voie à suivre.
Alex De Jong
- 1Le biographe de Mandel, Jan Willem Stutje, écrit qu’Henri Mandel a payé une rançon et que « la fuite audacieuse d’Ernest pourrait bien avoir été mise en scène par des agents soucieux d’éviter d’être interrogés ». Jan Willem Stutje, A rebel’s dream deferred (Londres, 2009), p. 31.
- 2Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, Julliard, 1962.
- 3Ernest Mandel, Johannes Agnoli, Offener Marxismus. Ein Gespräch über Dogmen, Orthodoxie und die Häresie der Realität (Francfort, 1980), p. 7.
- 4Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie ».
- 5Ernest Mandel, ’De Grote Staking : vijf jaar later’, La Gauche nr. 49, 1965, [https://www.er…].
- 6Manuel Kellner, Gegen Kapitalismus und Bürokratie – zur sozialistische Strategie bei Ernest Mandel (Cologne, 2009), p. 152.
- 7Makoto Itoh, « Ernest Mandel on long waves and socialism », Review of International Political Economy, Vol. 4, n° 1 (printemps 1997), pp. 248-255, y p. 249.
- 8Ernest Mandel, « The Economics of Neo-Capitalism », Socialist Register, vol.1, 1964, pp. 56-67, [https://www.ma…. html].
- 9Ernest Mandel, Mercantile Categories in the Period of Transition (1964), [https://www.ii…].
- 10Daniel Bensaïd, Une lente impatiente (Paris, 2004).
- 11Ernest Mandel « Émancipation, science et politique chez Karl Marx » (1983) https://www.ma…
- 12Ernest Mandel, « Die Dialektik von Produktivkräften, Produktionverhaltnissen und Klassenkampf neber Kategorien der Latenz und dus parametrischen Determinismus in der materialistischen Geschichtsauffassung », in Die Versteinerten Verhältnisse zum Tanzen bringen (Berlin, 1991), p. 101.
- 13Ernest Mandel, « Die Dialektik von Produktivkräften, Produktionverhaltnissen und Klassenkampf », p. 104.
- 14Daniel Bensaïd, La discordance des temps : Essais sur les crises, les classes, l’histoire (Paris, 1995), p. 60.
- 15Mandel, « Die Dialektik von Produktivkräften, Produktionverhaltnissen und Klassenkampf », p. 101.
- 16Mandel, Agnoli, Offener Marxismus, p. 148.
- 17Daniel Bensaïd, « Thirty years after : A critical introduction to the Marxism of Ernest Mandel », in Bensaïd, Stratégies de résistance & ; Qui sont les trotskystes ? (Londres, 2009), p. 156.
- 18Penelope Duggan (éd.), Libération des femmes et révolution socialiste : Documents de la Quatrième Internationale (Amsterdam, 2001), pp. 20-95.
- 19Ernest Mandel, « Workers under neo-capitalism’, in : Mandel, The Revolutionary Potential of the Working Class (New York, 1974), pp. 13-29, y p. 13.
- 20Mandel, « Les travailleurs sous le néo-capitalisme », p 20.
- 21Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, UGE, coll. « 10/18 », 1972.
- 22Bensaïd, Trente ans après, p. 164.
- 23Daniel Bensaïd, Le Sourire du spectre : Nouvel esprit du communisme (Paris, 2000) chapitre 3.
- 24Kellner, Gegen Kapitalismus und Bürokratie, p. 433.
- 25Mandel, ’The dialectic of growth’, [https://www.ii…].
- 26Kellner, Gegen Kapitalismus und Bürokratie, p. 434.
- 27Kellner, Gegen Kapitalismus und Bürokratie, p. 405-6. La métaphore d’un groupe révolutionnaire « surfant » sur les vagues de la lutte des classes vient de François Vercammen, « Ernest Mandel en de revolutionaire capaciteit van de arbeidersklasse », en ligne sur [www.marxists.o… ]
- 28Mandel, Revolutionary Marxism Today (London, 1979), p. 11.
- 29Ernest Mandel, ’Zur Lage und Zukunft des Sozialismus’, in Gilbert Achcar (ed.) Gerechtigkeit und Solidarität. Ernest Mandels Beitrag zum Marxismus (Köln, 2003), p. 235.
- 30Ernest Mandel, ’Socialism and the future’ (1992), online at [www.marxists.o…].
- 31Catherine Samary, ’Mandel’s views on the transition to socialism’, in Gilbert Achcar (ed.) The Legacy of Ernest Mandel (London, 1999), p. 153.
- 32Mandel, ’The dialectic of growth’, [https://www.ii…].
- 33Mandel, ’Emancipation, science and politics in Marx’, [http://iire.or…].