L’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan en 2003, qui a cherché dans les premières années à négocier avec le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) et avec Abdullah Öcalan, son leader emprisonné, a assoupli les conditions de la célébration de Newroz : la fête a été autorisée, elle pouvait même être retransmise en direct.
Guerre en Syrie et restrictions pour Newroz
Cette accalmie a duré jusqu’au début de la guerre en Syrie et la mise en place de l’AANES (Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie). Les priorités de RT Erdoğan ont changé. La perspective d’un Kurdistan autonome sur le modèle du Kurdistan autonome d’Irak, qui pourrait même revendiquer une partie du territoire turc, l’ont poussé à aider l’OEI (organisation de l’État islamique) qui massacrait les Kurdes et à construire un mur de 700 kilomètres tout le long de sa frontière avec la Syrie, à envahir Al-Bab, puis la province kurde syrienne d’Afrin en janvier 2018 et en octobre 2019, les villes de Serêkaniyê et Tall Abyad. Dans le même temps, tous les maires kurdes éluEs démocratiquement (parfois avec 90 % des voix) ont été destituéEs, les dirigeantEs du HDP (parti démocratique des peuples) emprisonnéEs, ainsi que des milliers de militantEs de base.
Newroz a continué à être autorisé, mais avec des restrictions et une présence policière écrasante : interdiction des couleurs kurdes même sur les robes des jeunes filles, interdiction des portraits d’Abdullah Öcalan, interdiction de toute référence au PKK et à son président emprisonné, la liste est longue.
Crédit Photo. NPA
Tremblements de terre, corruption
Newroz 2023 s’est déroulé dans un contexte plus tendu encore et l’ambiance n’était plus à la fête, plutôt à la colère. Les deux tremblements de terre qui ont secoué la Turquie ont eu leurs épicentres dans le sud-est du pays, où des villes majoritairement kurdes ont été pratiquement rayées de la carte et dans la province d’Hatay, au sud-ouest du pays. Hatay, province syrienne donnée par le protectorat français à la Turquie en 1939, a la particularité d’être principalement peuplée de Kurdes et de membres de la communauté alévie. Deux minorités détestées par le parti sunnite de RT Erdoğan, l’AKP.
Oppression des Kurdes
Est-ce un hasard si les secours ont mis plusieurs jours à arriver, alors que les survivants tentaient d’extraire leurs proches des décombres à mains nues ? On peut en douter, surtout quand l’armée, habituellement appelée à la rescousse dans tous les pays du monde, s’est contentée de bloquer les convois de solidarité du HDP et de la société civile, sans tenter d’aider la population. À Adiyaman, une ville proche de l’épicentre du séisme, rasée à 60 % et inhabitable à 80 % selon les ONG, les habitantEs nous montraient leurs immeubles transformés en sandwichs de béton, et nous disaient « il y a encore 3 personnes sous ces décombres, au moins 2 sous celui-là », un mois et demi après le séisme.
Colère aussi contre la corruption et les permis de construire de complaisance qui ont entraîné la mort de dizaines de milliers de Kurdes. Comme l’a souligné Mithat Sancar, co-président du HDP, à la tribune de Newroz : « Le gouvernement est responsable de la transformation de ces tremblements de terre en catastrophe majeure. Il est temps de se séparer d’eux. »
Interdiction du HDP
La menace de l’interdiction du HDP va très probablement se concrétiser le 11 avril, à moins d’un mois des élections présidentielles du 14 mai 2023. Depuis décembre 2022, le HDP a d’ailleurs été privé de toutes les subventions accordées aux partis politiques par l’État, le privant d’une grande partie de ses ressources. Le HDP est particulièrement dans le collimateur de RT Erdoğan : en 2015, les 14 % qu’il avait obtenu aux élections législatives avaient coûté à l’AKP la majorité au Parlement et provoqué la fureur d’Erdoğan qui, refusant les résultats, avait manœuvré pour que les élections soient annulées, puis créé un climat de guerre civile dans le pays pour effrayer la population et finalement récupérer la majorité au Parlement.
Pour résister à cette menace sur son existence même, le HDP a décidé de faire alliance avec Yeşil Sol Parti, un parti écologiste de gauche, dans le cadre des élections législatives et de ne pas présenter de candidatE aux présidentielles, appelant de fait à voter pour le candidat de la coalition formée autour du CHP (parti social-démocrate kémaliste) Kemal Kiliçdaroğlu. Cette coalition hétéroclite, surnommée la « table des six », n’est pas sans poser de problème car elle comprend le Iyi Parti (le Bon Parti) qui est en fait une scission du MHP (Parti d’action nationaliste, extrême droite, lié aux fameux « Loups gris ») qui lui s’est allié à l’AKP. Bien que farouchement opposé à une alliance avec un parti islamiste comme l’AKP, le Iyi Parti est tout aussi farouchement antikurde que ses anciens collègues du MHP. Les discussions entre le CHP et le HDP ont d’ailleurs bien failli provoquer le retrait de la dirigeante du Iyi Parti, Meral Akşener, mais le pragmatisme électoral l’a fait changer d’avis.
Erdoğan en sursis ?
Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, Erdoğan est sérieusement en danger. Sa gestion catastrophique de la crise humanitaire provoquée par les tremblements de terre a beaucoup entamé sa crédibilité, malgré les excuses qu’il s’est senti obligé de présenter à la population. Ce n’est cependant pas le seul boulet qu’il traîne : l’inflation sur les produits de base en Turquie explose et la livre turque s’est effondrée.
Comme les immeubles construits récemment sans respecter les normes antisismiques en vigueur, corruption oblige. L’ascension d’Erdoğan s’était pourtant faite sur la crique virulente de la corruption et du non-respect des normes après le tremblement de terre meurtrier d’Izmit en 1999. Comble du cynisme, les habitants de Diyarbakir forcés d’évacuer leurs immeubles récents fissurés et dangereux, continuaient à trouver dans leur boîte aux lettres la facture de « l’impôt spécial prévention des séismes » créé en 2003, dont les millions collectés ont visiblement servi à autre chose.
Il ne reste à Erdoğan que peu d’options, face à des sondages plus que serrés et une conjoncture économique et humaine désastreuse. Celle des cadeaux aux entreprises et aux particuliers – ce qui a déjà commencé – en offrant des réductions d’impôts et même des annulations de dettes. Celle de la fuite en avant en envahissant le Rojava et en jouant sur le nationalisme et la question épineuse du départ d’une grande partie des réfugiéEs syriens qui seraient déportés de force. La dernière hypothèse, celle d’un coup d’État militaire, serait compliquée. L’armée, bien qu’expurgée à marche forcée des Gülenistes, après le pseudo-coup de juillet 2016, restant fondamentalement kémaliste. « Her der Newroz, Herdem Azadi » (Newroz partout, liberté partout) était le slogan de ce Newroz 2023.
Mireille Court