C’est dans tous les cas la position défendue par la grande majorité des organisations de la gauche québécoise ; cette gauche qui, historiquement, se réclame du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de la solidarité ouvrière et féministe.
Depuis l’agression Russe du 24 février 2022, les organisations politiques à la gauche de l’échiquier politique québécois, comme les exécutifs des grandes centrales syndicales, ont unanimement condamné l’agression Russe et affirmé leur solidarité avec le peuple ukrainien. Au cours de l’année passée, Québec solidaire, qui représente la gauche parlementaire, a déposé deux motions les 23 février 2022 [1] et 2023 [2], dénonçant l’agression russe et appelant à la solidarité ; ces résolutions ont été adoptées à l’unanimité par l’Assemblée nationale. Les centrales syndicales québécoises (FTQ, CSN, CSQ, CSD) ont affirmé leur solidarité dans une déclaration intersyndicale [3] et certaines ont appelé aux dons [4]. Les pacifistes, comme le Collectif Échec à la guerre [5] ou les Artistes pour la paix [6], ont dénoncé l’agression et, évidemment, appelé à la paix. Les organisations d’obédience trotskyste comme la Riposte socialiste (Tendance marxiste internationale), Alternative socialiste (ISA) ou Révolution Écosocialiste (dont des membres défendent les positions du secrétariat unifié de la IVe Internationale) ont adopté ou repris des communiqués qui dénoncent l’agression russe et appellent à la solidarité ouvrière. Bref, la gauche québécoise est unanime ou quasi-unanime [7], pour manifester sa solidarité avec le peuple ukrainien agressé.
Les déclarations verbales de solidarité avec un peuple agressé, comme les appels aux dons et à l’aide humanitaire ne coûtent cependant pas grand-chose, ni financièrement ni politiquement. Il en va tout autrement quand on abandonne le terrain du discours, de la morale et de la philanthropie pour celui beaucoup plus clivant du soutien armé.
Sur cet enjeu vital, et malgré les appels répétés des organisations syndicales et plus largement du mouvement social ukrainien (organisations socialistes, anarchistes, féministes, LGBTQI+ etc.) qui n’ont de cesse de réclamer un soutien armé et d’inviter leurs camarades hors Ukraine à relayer cette revendication [8], la gauche québécoise – comme celle de nombreux autres pays – est, au mieux, silencieuse. La majorité des organisations de gauche s’y oppose et refuse de relayer cette revendication.
Dès le 28 mai 2022, le Conseil national de Québec solidaire [9] a dénoncé le Gouvernement canadien, une coalition du Parti Libéral et des sociaux-démocrates du NPD, qui contribue aux livraisons d’armes. Québec solidaire enjoint alors le Canada à « être un agent de paix » et considère que « l’exigence de l’heure est d’obtenir un cessez–le–feu immédiat et d’engager des négociations pour trouver une entente qui mette fin à l’agression ». Il s’agit d’éviter « l’escalade » et « une potentielle nouvelle guerre mondiale » [10].
La même position est défendue par les organisations pacifistes, comme Échec à la guerre pour qui le soutien armé c’est « amplifier l’horreur, la destruction et la haine, pour risquer de n’aboutir qu’à la partition du pays. Poursuivre et accroître la participation de l’OTAN à cette guerre, c’est s’enfoncer dans la voie de la militarisation de nos sociétés, nous détournant de la lutte contre le réchauffement climatique, les injustices et l’exclusion croissantes ici et dans le monde » [11]. C’est également la ligne défendue par le Président du Conseil régional de la FTQ-Montréal, qui dénonce l’OTAN pour ne « pas avoir cherché à tempérer, amortir, apaiser, calmer, réduire les tensions qui se profilaient à l’horizon » et d’avoir choisi « la voie de la provocation » [12].
À l’exception de Révolution Écosocialiste qui reprend le mot d’ordre porté par des organisations de gauche regroupées dans le Réseau de solidarité avec l’Ukraine (RESU/ENSU) [13], « [p]our la solidarité et le soutien à la résistance armée et non armée du peuple ukrainien » [14], les organisations trotskystes québécoises s’opposent également aux livraisons d’armes, mais pour des raisons différentes. Ce n’est plus le pacifisme et les conséquences de la guerre qui justifient l’opposition aux livraisons d’armes mais la lutte des classes. Pour la Riposte, comme « la question nationale est extrêmement compliquée », l’organisation propose d’« adopter une position de principe claire suivant des lignes de classe, selon le principe que « le principal ennemi de la classe ouvrière est à la maison ». Pour l’organisation,
« la seule solution de rechange au déferlement de réaction et aux souffrances de la guerre pour les travailleurs et les jeunes ukrainiens est une politique d’unité de classe contre les oligarques ukrainiens, ainsi que contre l’impérialisme américain et russe » [15].
Dans le même sens, et dans une perspective plus concrète, Alternative socialiste appelle à la « solidarité des masses » ainsi qu’au « refus de la production et du transport d’armes » [16] et propose de
« reconstruire le mouvement des travailleurs en Ukraine » par « la distribution d’un journal ouvrier-soldat, l’élection libre de représentants des soldats pour superviser les conditions de vie dans les tranchées, l’élection démocratique des officiers, la formation de comités locaux de soldats et d’habitants locaux pour superviser les opérations militaires et la distribution de l’aide » [17].
Bref, ces différentes prises de position appellent donc d’un côté les Québécois.es à s’opposer aux livraisons d’armes et, de l’autre côté, les ukrainien.nes à déposer leurs armes ou à les retourner contre leurs dirigeant.es, contre leurs oligarques et à négocier avec la Russie, au nom de leur propre intérêt, de l’écologie, de la paix mondiale ou de la révolution socialiste.
Pour toute personne qui ne rejette pas le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes un constat s’impose : aucune de ces prises de position ne s’appuie sur un communiqué d’une quelconque organisation ouvrière, socialiste, féministe, LGBTQI+ ukrainienne. On ne sait donc pas au nom de qui s’exprime cette gauche québécoise et avec qui elle entend au final être solidaire.
On sait en revanche que ces prises de positions s’opposent à celles de la quasi-totalité des syndicats, des organisations socialistes, anarchistes, associations féministes et LGBTQI+ ukrainiennes. Celles-ci ont, malgré tout et tout bien pesé (dont le risque de destruction nucléaire de leur pays), fait le choix d’apporter leur soutien « aux forces armées ukrainiennes centralisées » dont elles considèrent qu’elles sont les seules aujourd’hui à pouvoir « empêcher l’occupation complète » [18]. Et cette prise de position ne les empêche pas de continuer à lutter sur le terrain de la lutte des classes, de dénoncer l’OTAN, les oligarques, le patriarcat, la politique néolibérale du gouvernement Zelensky et ses attaques contre le droit du travail, les services publics et les biens communs [19].
Sur cette base, en attendant que ces organisations de la gauche québécoise précisent avec qui et avec quelles organisations politiques elles sont solidaires en Ukraine, il est difficile de ne pas qualifier leur opposition aux livraisons d’armes à la résistance ukrainienne de condescendante [20], d’arrogante [21], pour ne pas dire, colonialiste [22].
Camille Popinot
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