Un livre paraît le 22 février à Lisbonne. Des dizaines de milliers d’exemplaires vendus en quelques jours, dont une part importante aurait été achetée par la DGS (police politique ayant remplacé la célèbre PIDE), qui dépend à la fois, et significativement, du ministère de l’Intérieur et du ministère d’Outre-mer. Son titre : L’avenir du Portugal. L’auteur n’est autre que l’ancien chef militaire en Guinée Bissau, le général Spinola.
« La guerre », qui était à l’arrière-plan de tous les débats politiques se déroulant dans les couches dirigeantes depuis quelques années, entre dans le domaine public. Le débat sur cette question cristallise toutes les options existant au sein de la bourgeoisie sur les perspectives économico-politiques au Portugal. Le thème central de l’ouvrage – qui pouvait difficilement être publié sans avoir reçu l’assentiment de certaines fractions des milieux gouvernementaux – peut être résumé dans la déclaration suivante de Spinola : « A défaut de cette solution (structure fédérale dans laquelle les territoires d’outre-mer jouiraient d’une autonomie les mettant sur le même pied que la métropole) nous irons inévitablement vers la désintégration, perdant nos territoires africains l’un après l’autre. »
Mais l’« événement » suscité par la publication de ce soi-disant penseur n’a d’importance que dans la mesure où il est le prétexte pour le déclenchement d’une crise ouverte au sein même du gouvernement et de l’armée. Du 6 mars au 16 mars, les événements se précipitent. Le mouvement de contestation des officiers subalternes s’amplifie. D’une part, ils réclament le 12 mars le départ du ministre « ultra » de l’armée, Andrade e Silva ; d’autre part, ils revendiquent dans un manifeste : « Une solution politique qui sauvegarde l’honneur et la dignité nationale, de même que les intérêts légitimes des Portugais installés en Afrique, mais qui tienne compte de la réalité indéniable et irréversible de l’aspiration profonde des peuples africains à se gouverner eux-mêmes » (Le Monde, 24/25 mars 1974).
La riposte des « ultras » ne se fera pas attendre. Sous la houlette du chef de l’Etat, Americo Tomas, les « ultras » démettent de leur fonction, le 13 mars, les généraux Spinola et Costa Gomez et répriment les mouvements qui vont jusqu’à la mutinerie, comme ce fut le cas d’une compagnie d’infanterie de Caldas Da Rainha (à 90 km de Lisbonne) qui décida de marcher sur la capitale. La crise de direction bourgeoise est ouverte et laisse entrevoir les forces centrifuges qui existent au sein de la classe dominante portugaise. La contre-offensive des « ultras », qui certes marquent actuellement des points, n’est pas la garantie d’une stabilisation réelle.
Mais cette crise doit être appréhendée à partir des tâches partiellement contradictoires auxquelles se trouve confrontée la bourgeoisie portugaise, c’est-à-dire la préservation du « pacte colonial », tout en cherchant à le moderniser et, en même temps, l’intégration à l’Europe et la stimulation de l’économie.
Les étapes du développement
Dès la Seconde Guerre mondiale sont posés les premiers jalons d’une industrialisation timide, en utilisant les réserves accumulées durant la guerre. Durant la Seconde Guerre mondiale, le statut du Portugal lui permit de jouer un rôle d’intermédiaire commercial, d’exporter en masse des produits agricoles et aussi des matières premières (spécialement un métal : le wolfram). Ceci créa l’occasion d’une accumulation de ressources financières importantes ; en outre, de très nombreux capitaux cherchèrent refuge au Portugal durant le second conflit mondial. Sous la protection de l’Etat, quelques grands groupes industriels et bancaires, ayant également un statut de monopoles, développent faiblement l’infrastructure industrielle (ciment, acier, moyens de transport).
Mais le marché intérieur est fort restreint, sa vulnérabilité exige de nombreuses mesures protectionnistes, cette industrialisation embryonnaire reste des plus fragile. La répression et la suppression des libertés démocratiques et syndicales sont une constante de la politique de Salazar. La rupture se produire à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Cette période est marquée par un changement du climat politique (élections présidentielles en 1958 avec présentation d’un candidat d’opposition, Humberto Delgado…), le déclenchement des guerres coloniales (Angola en 1961, Guinée-Bissau en 1963, Mozambique en 1964), la première montée du mouvement étudiant (à Lisbonne, Coïmbra et Porto), des luttes paysannes (grève pour les huit heures dans l’Altentejo) et des luttes ouvrières dans la région de Lisbonne.
De même à cette époque apparut un blocage économique important. Les investissements sont tout à fait réduits, le marché intérieur est bien trop restreint pour les capacités de production, pourtant faibles, existant dans l’industrie. Enfin, le chômage et le sous-emploi s’accroissent.
Une nouvelle étape du développement du capitalisme portugais va alors prendre forme. L’éclatement de la guerre coloniale exige, d’une part, des emprunts sur le marché financier mondial (160 millions de francs français en 1961 et 190 millions en 1962), des achats de matériel militaire et, d’autre part, elle va susciter une certaine production de biens militaires au Portugal même [1]. Conjointement commence le « rush migratoire » – les travailleurs portugais vont entrer massivement en France, en Allemagne, en Suisse – et l’appel aux capitaux étrangers.
Xavier Pintado, ex-secrétaire d’Etat au commerce, synthétise fort bien les raisons pour lesquelles les capitaux étrangers avaient avantage à venir d’investir au Portugal : « (a) abondance de main-d’œuvre adaptable ; (b) faible taux d’imposition ; (c) infrastructure suffisamment développée ; (d) monnaie garantie par d’importantes réserves » (Entreprises, 5.10.1968). Les investissements étrangers se font rapidement nombreux. Ainsi, ils sont passés dans le total des investissements du secteur privé de 1,5% en 1960 à 27% en 1966. Ford, General Motors, Standard Electric, Firestone, Siemens, Krupp, Nestlé vont investir au Portugal [2].
Enfin, le processus d’intégration à l’Europe capitaliste, concrétisé par les investissements étrangers, l’industrialisation, l’émigration, se formalise par l’entrée du Portugal dans l’AELE en 1960. Cette perspective d’intégration va devenir rapidement un des thèmes importants de la politique des secteurs industriels les plus dynamiques et d’une partie du capital financier. C’est ainsi que dans la présentation du plan intercalaire de développement pour 1965-67 on peut lire : « Animé par la volonté inébranlable de réussir, dans ou contre le sens de l’Histoire, le Portugal s’ouvre aujourd’hui vers l’Europe, pour assurer l’accélération économique nécessaire à son accession définitive au rang de pays développé. » [3]
Le déclenchement de ce processus d’industrialisation – soutenu aussi par l’apport des devises issues de l’immigration (1.552 millions d’escudos en 1958, 2.679 millions en 1964 et 22.388 en 1972) et du tourisme – va engendrer une modification profonde dans la structure de la production du pays, dans l’éventail des exportations et dans la structure de l’emploi. La part du produit agricole dans le Produit national brut va passer de 29% en 1958 à 15% en 1971. Par contre, la part de l’industrie de transformation a passé de 30% en 1958 à 41% en 1971, avec une croissance de 1958 à 1971 de 200% [4]). Parallèlement se développe un mouvement de concentration, de fusions sur le plan industriel, encouragé par une série de mesures d’ordre fiscal et financier. Les industries traditionnelles (textile, liège) stagnent relativement, alors que les industries de base se développent dans les régions de Lisbonne, de Porto-Braga, d’Aveiro-Coïmbra : métallurgie, automobile (montage), sidérurgie, chantiers navals…
Les exportations se diversifient et le liège, le vin, les conserves de poisson ne sont plus les seuls produits exportés. De nouveaux produits agro-industriels s’y sont ajoutés (concentré de tomate, pâte à papier) ainsi que des produits manufacturés (machines, éléments mécaniques, etc.). Un chiffre est significatif : de 1960 à 1971, le volume de l’exportation de vêtements a passé de 0,085 million de « contos » (mille escudos) à 1,8 million ; pour les machines et les appareils (souvent ce ne sont que des pièces détachées) les chiffres sont les suivants pour la même période : 0,2 million de contos à 2,5 millions [5]. Il faut néanmoins souligner qu’une bonne partie des exportations est le fait d’entreprises étrangères implantées au Portugal. Ainsi quatre des principaux exportateurs portugais sont contrôlés totalement ou partiellement par le capital étranger : Standad-ITT, Gründig, Calbi-Cellulose et Diamang.
Cependant cette progression et cette diversification des exportations indiquent l’importance du marché européen pour tout un secteur de la bourgeoisie portugaise. C’est d’ailleurs l’Europe capitaliste qui est le client et le fournisseur essentiel du Portugal. Les exportations vers l’Europe capitaliste représentent 65% du total, et celles vers la CEE ont un poids plus important que celles vers l’AELE. D’ailleurs l’AELE se démantelant, le Portugal a passé un accord de libre-échange avec la CEE, ce qui accentue encore pour lui la nécessité d’une intégration au Marché commun.
Il faut souligner que ce processus de développement industriel se fit à partir d’une diminution du chômage et du sous-emploi, diminution impulsée par la croissance du secteur industriel sous le fouet des investissements étrangers, par l’extraordinaire émigration (en 1972 les émigrés s’élevaient à un million et demi) et le service militaire dans les colonies (200’000 soldats sur 8’200’000 habitants en 1972). Seul ce processus d’émigration explique, d’une part, que la croissance du PNB fut une des plus élevées pour l’Europe pour la période de 1968 à 1973 (une moyenne de 7,3%), ainsi que celle du produit par travailleur (moyenne de 6,6%), alors que la croissance de l’emploi était de 0,5% annuellement, et, d’autre part, que le sous-emploi et le chômage ne se sont pas développés fortement. Cette baisse du chômage et du sous-emploi durant les années 1960 stimula une hausse des salaires industriels de plus de 70% de 1958 à 1965 dans la région de Lisbonne. Ainsi se développait relativement le marché intérieur permettant un processus d’industrialisation cumulatif.
L’ensemble de ce procès d’industrialisation provoque une baisse drastique de la population agricole, y compris le dépeuplement des campagnes du Minho, de Beira, de l’Alentejo, qui passa de 50% de la population active en 1950 à 25% en 1970. Conjointement, la classe ouvrière augmenta et représente plus d’un tiers de la population active. Sa composition se modifia. A la vieille génération de travailleurs se sont joints des ouvriers issus directement des campagnes, en majorité jeunes (l’âge moyen est de moins de 30 ans).
Malade de l’Afrique
Cette évolution de l’appareil de production a impliqué d’un côté une certaine redéfinition des structures politiques et de l’autre une tentative de trouver une solution conciliant les nécessités contradictoires – vu le cul-de-sac militaire dans lequel se trouve l’impérialisme portugais face à la résistance victorieuse des mouvements de libération nationale – de renforcer son intégration à l’Europe capitaliste et de moderniser le « pacte colonial ».
La nomination de Marcello Caetano [en septembre 1968] comme successeur de Salazar apparut comme pouvant permettre d’accélérer le développement de tendances qui avaient déjà vu le jour sous le vieux dictateur. L’introduction de « technocrates » modernistes sur le plan gouvernemental – du type de Joao Salgueiro, sous-secrétaire à la planification, de Rogerio Martins, ministre de l’Economie et de Xavier Pintado, ministre des Finances – exprimait la volonté de mettre en place un personnel politique apte à prendre en charge ce projet d’ensemble, allant de l’élargissement du « marché interne » à l’intégration européenne et à la mise en place de l’« espace commun portugais ». Quant aux « ouvertures libérales », elles firent long feu. La fragilité du capitalisme portugais, la difficulté de trouver des instruments d’encadrement de la classe ouvrière et les tensions internes issues de la guerre coloniale allaient rapidement mettre fin aux timides essais « libéraux ».
La capacité qu’ont démontrée les mouvements de libération nationale de mettre en échec les plans militaires du gouvernement portugais est une des contradictions majeures qui met en question l’ensemble des projets développés par une partie de l’équipe gouvernementale de Caetano et qui suscite, aujourd’hui, la crise ouverte au sein de l’armée et des couches dominantes. En 1969, le gouvernement de Lisbonne utilisa 42% du budget total de l’Etat pour les dépenses militaires. Cela représente officiellement 7,5% du revenu national (Le Monde, 30.3.1972). En 1979 et 1971, le 53% des dépenses extraordinaires (non budgétées) furent consacrées aux dépenses militaires. Selon le « Memorandum du gouvernement portugais à l’OCDE », les seules dépenses militaires totalisent le 8% du PNB (juin 1971). Les chiffres officiels de la comptabilité nationale indiquent quant à eux un 8% du PNB pour le poste « Administration et défense ». Il faut préciser que l’augmentation de ce poste fut de 233% de 1953 à 1971. Quelle que soit l’exactitude des chiffres, généralement sous-estimés dans les publications officielles du gouvernement, il est aisé de comprendre le coût que représente cette guerre coloniale que Spinola avoue, aujourd’hui publiquement, être impossible à gagner sur le plan militaire.
Ce coût n’est pas neutre. Au moment même où une série d’investissements seraient nécessaires pour renforcer le développement industriel et rendre apte l’appareil de production à faire mieux face au progrès d’intégration européenne. Ainsi, Rui Patricio, le ministre des affaires étrangères, déclarait en 1972 : « Nous devons adapter nos structures à l’évolution du Marché commun élargi. L’ennui est que le contexte actuel ne nous est pas favorable. » Une « haute personnalité » du régime avouait, à la même époque, à un journaliste du Monde : « …les crédits pour la guerre seraient évidemment plus utiles ailleurs… si l’on fait exception du grand projet de pétrochimie à Sines… les plans de développement souffrent manifestement du manque de crédits. Et l’imprécision des choix demeure grande. » (Le Monde, 1.4.1972)
En outre s’accroissent les risques – quand bien même jusqu’à maintenant l’impérialisme international (OTAN) s’est montré un défenseur acharné de l’entreprise militaire portugaise – d’un isolement politique, diplomatique du Portugal, avec les conséquences que cela peut avoir sur le plan économique. Les pressions sont multiples soit en faveur d’une solution d’indépendance, soit en faveur d’un niveau type de statut des colonies. S’ajoute enfin un contexte économique international qui n’est pas à proprement parler favorable au devenir du capitalisme portugais, touché lui aussi, depuis 1965, par l’inflation exacerbée, entre autres par les dépenses militaires.
Dans ce contexte, les oppositions au sein de la bourgeoisie sur les options politico-économiques et militaires s’exacerbent. Des secteurs de la bourgeoisie industrielle et financière, intéressés essentiellement à l’ouverture vers l’Europe capitaliste, sont de moins en moins prêts à avaliser une politique qui devient un obstacle à ce projet. Le célèbre « Colloque de Politique industrielle » de 1969 indiquait assez bien les objectifs d’une politique chère à ces secteurs. On peut résumer ainsi les axes essentiels qui furent définis : prioriser l’intégration européenne, développer les infrastructures, accélérer le processus de concentration, rationaliser les entreprises et les divers secteurs de production. Il est évident que ce type de projet est difficilement conciliable avec la politique proposée au moins par les secteurs « ultras » du gouvernement, et qui hypothèquent économiquement comme politiquement un tel dessein.
Certes, dès le début des années 1970, sont définis au niveau gouvernemental les éléments d’une politique alternative afin de surmonter l’obstacle au développement que devenaient la guerre coloniale et le système de relations traditionnelles avec les colonies. La réponse aux problèmes posés par la guerre coloniale, les victoires des mouvements de libération, l’intégration européenne et les investissements étrangers fut précisée, dans les termes suivants : contre la guerre coloniale, développement et rationalisation de l’industrie métropolitaine. Ce plan impliquait, d’une part, aider et stimuler certains investissements dans les colonies, pousser les investisseurs aux réinvestissements en limitant la masse des capitaux à rapatrier vers la métropole, obliger l’implantation de certaines entreprises de bien de consommation pour le marché urbain des colonies et, d’autre part, mieux spécialiser les exportations vers l’Europe, accélérer le processus de modernisation de l’appareil de production. Ainsi, s’établirait une sorte de division internationale du travail. Cette stratégie devait permettre un renforcement de la position du Portugal pour lui permettre d’envisager, dans les meilleures conditions, une solution néocoloniale, dans laquelle le contrôle politico-militaire serait remplacé par un contrôle monétaire, bancaire, industriel.
Evidemment, la réalisation d’un tel projet nécessite des moyens politiques que la bourgeoisie portugaise est loin d’avoir, d’autant plus que la capacité des mouvements de libération sur le plan militaire se manifeste avec une force assez grande. En outre, il est des plus problématique, pour ne pas dire impossible, que le capitalisme portugais puisse concurrencer les monopoles internationaux sur ces marchés. A ce sujet l’exemple de la décolonisation hollandaise est de plus instructif.
Dès lors, la crise qui s’est ouverte dernièrement au Portugal – durant laquelle se sont affrontés les tenants de la solution fédéraliste et autonomiste, à savoir Spinola et Costa Gomez, et les « ultras » qui, sous la direction de Kaulza de Arriaga, n’envisagent aucunement un contrôle relâché sur les colonies – ne doit pas être interprétée dans les seuls termes où elle apparaît dans le débat au sein des divers secteurs de l’armée. En réalité, elle indique qu’après plus de dix ans de guerre coloniale des secteurs dynamiques de la bourgeoisie ne sont pas liés de façon directe aux colonies – comme l’est tout le secteur de la bourgeoisie coloniale financière, industrielle, propriétaire de matières premières – sont prêts à envisager une modification radicale de la politique coloniale, en « renonçant » peut-être même à la fort difficile rénovation du « pacte colonial » pour privilégier la perspective de l’intégration à l’Europe capitaliste. Si une telle option se matérialisait, et même une politique moins radicale sur le plan des relations avec les colonies, cela risquerait certainement de susciter des courants sécessionnistes parmi les couches bourgeoises blanches de l’Angola et du Mozambique, qui se retourneraient alors vers la Rhodésie. La crise qui vient de s’ouvrir va sans aucun doute clarifier les positions et permettre certains réalignements au sein de la bourgeoisie portugaise.
La montée des luttes
L’inflation croît très rapidement, elle atteint 21% en 1973. Le pouvoir d’achat des travailleurs est fortement attaqué. En outre, à la tendance à une augmentation du chômage risque bien de s’ajouter le retour massif des travailleurs immigrés, vu les perspectives sécessionnistes qui s’annoncent dans divers pays de l’Europe capitaliste.
La réponse ouvrière à cette attaque contre l’emploi et le pouvoir d’achat pourrait prendre une ampleur plus grande.
Depuis la grève de 1963, dans les transports urbains de Lisbonne, les luttes ouvrières se sont développées avec des hauts et des bas. En 1969, des grèves eurent lieu dans la métallurgie et dans l’automobile : Ford, General Motors – où une tentative d’occupation eut lieu –, les chantiers navals de LISNAVE, etc. En juillet 1973 se déroule une grève dans les transports aériens et dans les succursales d’ITT. En janvier 1974, dans l’entreprise horlogère Timex, dans les chantiers navals LISNAVE, dans l’entreprise SOREFRAME à Amadora, dans les usines Entronoamento (chemin de fer), etc. se développent divers mouvements allant d’un débrayage de quelques heures à une grève de trois jours (15, 16 et 17 janvier à la SOREFRAME).
Les mouvements sont encore limités, dispersés, et expriment la faiblesse d’organisation et le manque de tradition de la classe ouvrière. Néanmoins, la concentration des entreprises, l’émergence de pôles industriels, la fusion entre une couche de jeunes travailleurs – n’ayant pas connu de démoralisation – et des secteurs ouvriers ayant une certaine tradition peut renforcer la capacité de mobilisation de la classe ouvrière.
En 1963/69 la bourgeoisie fit un essai d’« ouverture » pour tenter de réorganiser l’encadrement de la classe ouvrière. Ainsi lors de la nouvelle loi des syndicats, la « Chambre corporative » indiquait clairement la nécessité, mais aussi la difficulté vu la destruction par le régime des organisations réformistes de la classe ouvrière, de disposer d’instruments pouvant endiguer la montée de cette dernière. Ainsi déclarait-elle : « …nous sommes toujours dans la même situation, à savoir : un nombre réduit de syndicats efficaces, la dissémination des travailleurs dans une multitude de petits organismes qui ne réussissent pas à se doter de dirigeants à hauteur des fonctions ni des services compétents, enfin qui ne jouissent pas parmi les travailleurs du prestige dont ils ont besoin, car ils n’ont pas la capacité de résoudre les problèmes de ceux qu’ils représentent. En outre ils n’apparaissent pas aux yeux des organisations patronales comme des interlocuteurs valables, puisqu’il est connu que même si le dialogue pouvait être intéressant, ce n’est pas dans le syndicat que réside le centre de décision. Le manque de confiance des travailleurs dans leurs syndicats donne lieu à ce que leurs intérêts, leurs aspirations, s’expriment d’une façon indisciplinée, débordant le syndicat et se présentant sous la forme de groupes unifiés par des nécessités communes et qui peuvent être facilement amenés vers de pures activités de revendication que l’on ne saurait admettre » !
Mais le projet « libéral » n’a – et n’aura – une crédibilité que dans la mesure où la marge de manœuvre économique serait si grande que l’espace existerait pour la formation d’organisations « réformistes » capables d’endiguer la combativité de la classe ouvrière sur la base de concessions d’une certaine ampleur. Dans ce sens, ce ne sera pas seulement les tentatives timides de 1963-69 qui n’auront pas pu prendre forme, mais aussi celles que proposent, pour le futur, certaines fractions dynamiques de la bourgeoisie si elles arrivent à imposer leur volonté sur le plan gouvernemental. La répression contre le mouvement ouvrier ne restera certainement pas le propre des seuls « ultras ».
Dans la crise qui s’est ouverte au mois de mars peut donc s’insérer la montée des luttes ouvrières et aussi celle du mouvement étudiant, qui, dans le cadre du « débat » sur la politique coloniale du Portugal, devrait être capable de prendre des initiatives de soutien aux mouvements de libération nationale d’une dimension plus grande que par le passé (les manifestations de solidarité furent très limités). « L’avenir du Portugal » pourrait bien être fort différent que celui envisagé dans la meilleure des hypothèses par Spinola…
Charles-André Udry