Alors que le gouvernement français s’obstine à détricoter ce qu’il reste d’acquis sociaux au nom d’une hypothétique survie du système des retraites, très peu est fait quant à des questions autrement plus urgentes, à savoir le climat, l’effondrement de la biodiversité et la disponibilité en eau douce. C’est d’autant plus regrettable que cette dernière est souvent réduite aux besoins et comportements individuels. On nous répète ainsi qu’il faut privilégier les douches aux bains, récupérer l’eau de pluie, fermer son robinet quand on se brosse les dents, etc. Ces gestes, qu’il faut évidemment encourager, ne constituent qu’une goutte d’eau au regard des enjeux, colossaux, qui nous attendent dans un futur (très) proche.
De l’eau… partout
Quiconque sait dès son plus jeune âge que l’eau est à la base de la vie. Moins nombreuses sont les personnes se rappelant qu’elle nous fournit également l’essentiel de notre alimentation, notamment à travers l’irrigation, la production massive de céréales destinées à l’élevage intensif, le maintien de certaines cultures dans des zones arides, la pêche et l’aquaculture.
Et plus rares sont celles qui soulignent que cet élément est également indispensable au fonctionnement de nos économies et de notre société de consommation. Sans eau, pas d’extraction minière ou pétrolière. Pas de production d’électricité hydraulique ou nucléaire. Pas de fabrication manufacturière, tant la plupart de nos biens de consommation courante (électronique, matériaux de construction, papier, etc.) nécessitent d’immenses quantités d’eau, que ce soit pour les procédés industriels, le nettoyage, le refroidissement ou le réchauffement, etc. Sans eau, moins de transports de marchandises, de nombreux fleuves servant encore et toujours à faire naviguer péniches et autres bateaux qui acheminent des biens, des minerais ou des produits agricoles d’une région à l’autre.
Au-delà de nos besoins quotidiens, c’est donc l’ensemble de nos chaînes logistiques qui dépendent d’une forte disponibilité en eau douce. Par conséquent, la diminution de cette disponibilité va constituer un des plus grands enjeux des années et décennies à venir.
Trop ou pas assez ?
Le cycle de l’eau sera un des plus impactés par le réchauffement climatique. D’ores et déjà, les régimes de précipitations se font de plus en plus capricieux, avec des pluies tantôt plus rares, tantôt plus intenses. Ce qui n’est nullement contradictoire, de fortes chaleurs augmentant l’évapotranspiration, et donc in fine la concentration en vapeur d’eau dans l’atmosphère, ce qui engendre des quantités d’eau potentiellement plus importantes lorsqu’elles se déversent sur terre. De plus, des sols secs rendent l’absorption plus difficile, ce qui favorise le ruissellement et donc l’accumulation d’eau en surface. Ces différents phénomènes expliquent notamment les inondations survenues dans une partie de l’Europe en 2021 (Belgique et Allemagne notamment), au Pakistan et en Australie [1] fin 2022.
À l’inverse, des régions bénéficiant d’un climat traditionnellement plus sec subissent des épisodes de sécheresses plus fréquents et plus longs, ce qui provoque ou aggrave un stress hydrique quasi permanent et des incendies de plus en plus fréquents. Le sud de la France, une partie de l’Italie, la Californie ou encore l’Afrique du Sud subissent un chamboulement hydrologique en raison de faibles précipitations, du manque de neige au sommet des montagnes et, par conséquent, de la diminution du niveau des eaux de surface (rivières, fleuves, lacs, etc.).
Il est toujours compliqué d’attribuer tel ou tel phénomène météorologique à un changement climatique, tant les deux variables jouent sur des échelles de temps très différentes. Mais la tendance actuelle va dans le sens des avertissements et prévisions du GIEC, lequel, dans son 6e rapport sorti en 2022, pointait l’intensification du cycle de l’eau et une modification de la répartition des pluies, matérialisée par des inondations plus intenses et des sécheresses plus longues. Résultat : des nappes phréatiques avec un niveau de plus en plus bas, même avant la saison estivale, des régions contraintes d’importer de l’eau potable et des conflits d’usage de plus en plus importants.
Pour qui sera la dernière goutte ?
Tout observateur sérieux sait qu’au sein des régions en tension, les efforts individuels ne suffiront pas à résoudre le problème. Les usages domestiques ne constituent qu’une petite partie des prélèvements et de la consommation en eau douce. Bien sûr, toute réduction de ces prélèvements est bonne à prendre, qui plus est quand ces prélèvements finissent dans des cuvettes de WC ou dans des siphons de baignoire. Mais il est impératif de considérer le problème comme structurel et donc d’envisager des politiques actant une diminution drastique de l’utilisation de l’eau pour les secteurs les plus aquavores.
Ce qui, et c’est là où le bât blesse, entre franchement en contradiction avec les finalités économiques de notre système. Doit-on poursuivre dans la voie d’un modèle agricole basé sur la spécialisation, les cultures d’exportation, la consommation massive de viande et la production intensive ? Ou doit-en se diriger vers des exploitations diversifiées, destinées aux marchés locaux, tenant compte des limites écologiques (et donc des disponibilités en eau) présentes mais surtout futures ? Peut-on vraiment envisager l’ouverture de nouvelles mines au nom de la transition énergétique, quand on sait les quantités astronomiques d’eau que requièrent les processus d’extraction ? Doit-on continuer à promouvoir des pratiques touristiques (ski en basse et moyenne montagne, golfs, centres aquatiques) dans des régions en stress hydrique quasi permanent ? Peut-on encore se permettre d’encourager la multiplication de piscines privées ? On imagine aisément les conflits d’usages que ces questions vont provoquer, même si ces derniers seront bien plus graves si nous poursuivons dans la voie actuelle.
Il faut commencer par comprendre que les tensions présentes ne vont en rien s’atténuer mais, qu’au contraire, elles ne constituent qu’un aperçu de ce qui attend de nombreuses régions et secteurs. Et que notre consommation en eau ne se limite pas à notre utilisation directe mais se fait aussi et surtout à travers notre consommation quotidienne de biens et services, ce qu’on nomme l’eau virtuelle. Il est toujours utile de rappeler que chaque produit que nous utilisons a nécessité des centaines, voire des milliers de litres d’eau, que ce soit pour l’exploitation des ressources les composant ou les procédés de fabrication. À travers la délocalisation de ces activités, cette eau est souvent prélevée dans d’autres régions que celles où les produits sont achetés et utilisés, ce qui invisibilise son importance et contribue à notre faible conscience des enjeux hydriques.
Arbitrages hydrauliques
Ce n’est qu’une fois ces éléments admis que des politiques à la hauteur des enjeux pourront être mises en place. Bien loin des fausses solutions comme les fameuses bassines (dont les réserves se font au détriment du rechargement des nappes, en particulier lors d’hiver peu pluvieux) ou les promesses de dessalement à grande échelle (processus très énergivore et compliqué à mettre en œuvre pour alimenter des régions loin des côtes), il faut commencer à organiser le manque d’eau qui s’annonce. Ceci doit évidemment se faire via des mesures anti-gaspillage (récupération et traitement des eaux usées, encouragement et primes à l’installation de récupérateurs d’eau de pluies chez les particuliers, luttes contre la vétusté et les fuites au sein des réseaux d’alimentation, etc.).
Mais la question centrale reste celle de notre modèle de croissance. Quels que soient les domaines (ressources hydriques, énergétiques, minières, biodiversité, qualité des sols, climat, etc.), les limites écologiques et physiques commencent à nous exploser à la figure, ce qui implique de choisir dès maintenant entre une bifurcation volontaire (la fameuse sobriété [2]) et une aggravation de l’ensemble des contraintes.
Cela pourra se faire et surtout être accepté par une majorité si, et seulement si, les efforts sont équitablement répartis (pensons à une tarification progressive de l’eau décourageant les usages abusifs) et s’accompagnent de mesures de reconversion pour les secteurs qui seront le plus mis à contribution. Cela implique des processus de décisions localisés au sein desquels les différents acteurs (habitants, agriculteurs, représentants politiques et syndicaux, experts de la question) seront partie prenante. Cette façon de voir les choses peut paraître utopique mais elle reste la seule et unique solution pour éviter que la question des contraintes physiques (que ce soit pour les ressources hydriques mais également pour les autres variables écologiques) ne débouche sur une privatisation rampante, prélude à de véritables batailles de l’eau.
Renaud Duterme