Les 24 et 25 mars 2023, les équipes du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, une autorité indépendante présidée par l’ancienne journaliste du Canard enchaîné Dominique Simonnot, ont visité neuf commissariats parisiens « pour contrôler les conditions de prise en charge » des personnes gardées à vue.
Constat, résumé dans une lettre envoyée au ministère de l’intérieur : des « atteintes graves aux droits fondamentaux des personnes enfermées », un recours « massif » aux gardes à vue « à titre préventif » et leur « instrumentalisation » « à des fins répressives ». Dans sa réponse, Gérald Darmanin conteste ses conclusions et estime que l’agence « excède ses compétences ». Le préfet de Paris, Laurent Nuñez, s’est dit « insulté et offensé ». Dominique Simonnot leur répond.
Célia Mebroukine - « Atteintes graves aux droits fondamentaux » des personnes en garde à vue lors des manifestations contre la réforme des retraites, « recours massif »aux gardes à vue « à des fins de maintien de l’ordre public ». Vous utilisez dans votre rapport des mots très forts. Pourquoi ? Que s’est-il passé dans ce mouvement pour que vous utilisiez ces mots ?
Dominique Simonnot - Il s’est passé exactement la même chose qu’en mai 2019, au moment des « gilets jaunes ». À l’époque, le procureur de la République de Paris avait écrit une note aux magistrats dans laquelle il préconisait le maintien en garde à vue des manifestants contre lesquels aucune charge n’a pu être retenue. C’est une doctrine qui paraît s’installer et qui est totalement hors de propos. Et c’est dingue. Ce sont effectivement des arrestations préventives, avant que les gens n’aient fait quoi que ce soit de répréhensible, pour éviter qu’on les retrouve dans les manifestations. C’est une manière d’intimider, de dire « faites gaffe quand vous allez dans une manifestation ».
Dominique Simonnot à Paris en mai 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Vous écrivez que ces gardes à vue sont devenues un outil de maintien de l’ordre…
Oui. Et ce n’est pas légal. La garde a vue est une mesure extrêmement lourde, et pour être placé en garde à vue, il faut être soupçonné d’une infraction qui vaut de la prison. On ne peut être placé en garde à vue que s’il existe un soupçon qu’on a tenté de commettre, ou qu’on a commis une infraction. Il faut des motifs bien définis. Quand il n’existe pas de preuves, on ne peut pas vous placer en garde à vue . C’est la loi. Sinon il n’y a plus d’État de droit, il n’y a plus de justice. Je suis allée moi-même dans les commissariats, et pendant nos constatations sur place, ceux qui étaient en garde à vue ont été relâchés. Les officiers disaient aux agents interpellateurs : « Mais celle-là, celui-là, pourquoi tu nous l’as envoyé ? » Les faits d’interpellation étaient trop flous.
Le ministre de l’intérieur vous répond que les « circonstances » étaient « exceptionnelles ».
Ce n’est pas parce que c’est difficile qu’on doit agir hors de la légalité. En réponse à notre rapport, le ministre conteste aussi certains de nos chiffres. Mais si tout le monde est ressorti libre de comparution immédiate, c’est qu’il n’y avait vraiment rien. Les magistrats ont réalisé en lisant les dossiers qu’il n’y avait pas de quoi [les poursuivre], donc ils ont relâché les gens. La réalité, c’est que très souvent, ce sont ceux qui courent le moins vite qui sont arrêtés. C’est une volonté répressive du mouvement.
Donc les gardes à vue que vous avez vues, vous, étaient majoritairement abusives ?
Exactement. Et je le regrette. C’est un peu aberrant. Je comprends que c’est très compliqué, qu’il y a beaucoup de monde, que les policiers n’en peuvent plus, que leur métier est très dur. Bien sûr qu’il faut arrêter ceux qui s’en prennent aux policiers : on a vu des images épouvantables de violences contre les policiers, personne ne peut les cautionner. Mais le boulot des policiers, c’est de garder leurs nerfs, et d’arrêter ceux qu’il faut arrêter. La loi, c’est la loi, et c’est tout. On ne peut pas s’asseoir sur la loi dès qu’il y a un évènement particulier…
À l’issue de ces gardes à vue abusives, il n’y a pas de recours possible ?
Non. Et les conditions de garde à vue sont particulièrement immondes. Je vous assure qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour entrer dans ces cellules. Au commissariat de Nice, des avocats ont noté ce que nous constatons souvent : des cellules ignobles, des draps avec des couvertures dégueulasses, des matelas qui ne sont pas désinfectés, des toilettes ignobles, sans chasse d’eau, ou qu’il faut actionner de l’extérieur. Résultat : l’État vient d’être condamné par le tribunal administratif de Nice à améliorer en urgence les cellules sous peine d’astreintes financières. Nous l’avions déjà signalé, le ministre de l’intérieur n’a pas voulu nous écouter. Je salue l’action des avocats qui se saisissent de ces sujets. C’est par le droit qu’on y arrivera, puisque politiquement cela semble impossible. Il faut dire aux Français combien ça nous coûte à tous de ne pas se tenir conformément à la loi. C’est d’ailleurs la même chose sur la surpopulation carcérale : le fait qu’il n’y ait pas plus de détenus que de places de prison, ça viendra avec des recours d’avocats au nom de leurs clients, qui vont faire condamner l’État. Il faut faire payer l’État.
Dominique Simonnot à Paris en mai 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Autre sujet que vous soulevez : les fouilles à nu, elles aussi « systématiques » selon vos observations. On parle là de personnes gardées à vue deshabillées, en caleçon, en culotte, des femmes souvent sans soutien-gorge. Est-ce réglementaire ?
C’est réglementaire s’il y a des raisons de penser que les personnes dissimulent des choses dans leur corps. Mais cela doit être motivé, expliqué, avec une décision d’un officier de police judiciaire. Et là, ça ne l’était pas. Aucune fouille à nu ne peut avoir lieu sans un fondement légal et explicité.
Ce sujet est-il nouveau ?
Non, cela existe depuis longtemps dans les commissariats. Mais là, c’est massif et cela saute aux yeux. C’est grave, parce que cela participe d’une ambiance dans laquelle on vous place. C’est humiliant. Cela vous met en état de faiblesse. On n’est alors pas dans les meilleures conditions pour se défendre. Dans le passé, les magistrats appelaient cela « attendrir la viande ». C’est un peu ça…
À la suite de votre rapport, le préfet de Paris Laurent Nuñez nie toute « interpellation préventive » et se dit « insulté ». Gérald Darmanin estime que vous allez trop loin en parlant de garde à vue « à des fins répressives ».
Le ministre n’est pas content, il conteste. Mais non, nous ne nous trompons pas. Les autorités indépendantes ne sont pas là pour plaire. Je n’ai pas été nommée pour plaire au pouvoir politique, ni à personne d’ailleurs. Pour ces observations, nous étions sur place avec parmi nous des policiers, des magistrats, des avocats, des directeurs de services pénitentiaires, des juristes, des médecins, des psychiatres, etc. La force de nos rapports est qu’ils sont impartiaux. Le ministre estime que je sors de mes compétences car j’ai pointé une volonté d’un recours massif à la prévention de liberté à des fins de maintien de l’ordre public. Mais c’est la réalité ! La garde à vue est répressive, et la garde à vue sans raison n’a pas lieu d’être. C’est entièrement ma compétence d’aller observer dans les commissariats comment les droits sont respectés. Je regrette que cela ne lui plaise pas. C’est au ministère de l’intérieur d’être plus vigilant sur la qualité des procès-verbaux et des fiches d’interpellation, comme il le reconnaît lui-même d’ailleurs.
Récemment, la Défenseure des droits Claire Hédon s’est elle aussi alarmée des interpellations abusives. Cela n’a pas plu au pouvoir. Cette réaction du ministre met-elle en péril votre indépendance ?
Au contraire. Je maintiens tout. Encore une fois, nous sommes indépendants, nous avons été créés par la loi. Nous avons le droit de visiter les endroits que nous visitons et notre parole est libre. Ma parole est libre. Je ne la freinerai pas. Cette réaction montre peut-être le peu de confiance que le ministre de l’intérieur met dans l’indépendance de notre institution.
C’est un rapport de force, il faut l’accepter. Je continuerai, mon équipe continuera. D’ailleurs, je constate que quand nous nous déplaçons, pas mal de fonctionnaires de police sont très contents de nous voir arriver. Ce n’est pas très drôle non plus pour les fonctionnaires de police de travailler dans des endroits qui puent et sont absolument dégueulasses.