« Bien« Bien sûr que non, on ne l’a pas invité », assure Geoffroy Roux de Bézieux. Le 4 avril, interrogé sur France Inter au sujet d’« une visite qui a fait parler », le patron du Medef a assuré être la victime d’une « manipulation ».
Le 15 mars, date du 12e anniversaire de la révolution syrienne, un homme d’affaires syrien, Musan Nahas, est en effet apparu au quatrième Sommet économique franco-arabe, organisé par la Chambre de commerce franco-arabe (CCFA) dans les locaux du Medef à Paris.
Il y a été invité par la CCFA, en tant que représentant de la Fédération des chambres de commerce syriennes, désigné par le régime. Il est lui-même membre de la chambre de commerce de Damas, une place octroyée par le gouvernement, ce qui démontre ses liens avec Assad, selonThe Syria Report.
Sa visite n’est pas passée inaperçue, et pour cause : l’homme d’affaires a profité du cocktail pour prendre des selfies en compagnie de Geoffroy Roux de Bézieux et d’Estelle Brachlianoff, directrice générale de Veolia, partenaire du sommet. L’agence de presse officielle du régime syrien s’en est également fait l’écho, parlant d’un « tournant important et majeur dans le retour des relations syriennes avec tous ».
Interrogé par Mediapart, le ministère des affaires étrangères répond qu’il ne s’agissait que d’« un événement privé ». Il a tout de même reçu le haut patronage d’Emmanuel Macron ainsi que la participation de la secrétaire générale du ministère des affaires étrangères.
De fait, la présence d’un envoyé de Damas à un sommet économique en France constitue une première « depuis 12 ans » et la rupture des relations diplomatiques avec Paris, comme s’en félicite Musan Nahas dans un entretien donné à une chaîne syrienne. Il y affirme que la CCFA aurait fait « pression sur le gouvernement français pour que la Syrie participe ». Le président d’honneur de la CCFA, Hervé de Charette, ex-ministre des affaires étrangères, admet d’ailleurs au Journal du dimanche vouloir « regarder l’avenir et voir comment reprendre contact à la fois politiquement et économiquement » avec la Syrie.
Musan Nahas au quatrième Sommet économique franco-arabe, dans les locaux du Medef à Paris, le 15 mars 2023. © Photo D
« Les déclarations de M. de Charette n’engagent que lui »,rétorque Philippe Gautier, directeur général de Medef International, qui réaffirme que « le Medef se conforme strictement aux règles édictées par le ministère des affaires étrangères, dont le régime de sanctions internationales qui s’applique au régime d’Assad ».
Quant à la présence de Musan Nahas dans les locaux du Medef, il assure à Mediapart que « les inscriptions des représentants des chambres de commerce arabes ont été gérées exclusivement par la CCFA ». Cette dernière, qui compte dans son conseil d’administration des chambres de commerce d’États comme les Émirats arabes unis ou l’Arabie saoudite, qui ont permis à Damas de réintégrer la Ligue arabe, n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Un armateur français en Syrie
L’État français fermerait-il les yeux sur les initiatives de certains milieux économiques tentés de reprendre les affaires avec Assad ? Un autre cas interpelle, celui du groupe français CMA CGM, dirigé par l’influent milliardaire Rodolphe Saadé, qui affiche sa proximité avec Emmanuel Macron. « CMA CGM est la seule multinationale occidentale encore présente en Syrie aujourd’hui », résume Jihad Yazigi, rédacteur en chef du Syria Report.
En 2009, deux ans avant la révolution, l’entreprise avait obtenu le contrat d’exploitation du port de Lattaquié pour une durée de 10 ans. Elle s’était alors associée avec la Souria Holding, fondée par Asma al-Assad, de Bachar al-Assad. Son vice-président, Tarif al-Akhras, membre de la famille du père d’Asma al-Assad et qui siège à la Fédération des chambres de commerce syriennes, est sur la liste des sanctions européennes.
Un autre personnage sulfureux, Yasser Ibrahim, aurait aussi des intérêts dans le port « aux côtés du groupe français CMA CGM », selon Le Monde. Conseiller économique de Bachar al-Assad et proche d’Asma, il a été épinglé par l’Union européenne qui l’accuse de recruter des mercenaires pour le groupe russe Wagner à destination de la Libye et de l’Ukraine.
Bachar al-Assad reçoit le ministre saoudien des affaires étrangères Faisal bin Farhan à Damas le 18 avril 2023. © Photo de la page Facebook de la présidence syrienne via AFP
« La concession de CMA CGM arrivait à son terme en 2019, explique Jihad Yazigi. Et aussi extraordinaire que cela puisse paraître, CMA CGM a alors postulé pour renouveler le contrat [accordé pour cinq ans, comme l’avait révélé The Syria Report en septembre 2020 – ndlr]. » Le groupe explique à Mediapart avoir « mis en place un programme de conformité complet pour garantir le respect des réglementations relatives aux sanctions financières et commerciales » et précise avoir « acheté les parts détenues par la Souria Holding » en 2019, détenant « désormais 100 % du terminal de Lattaquié ».
« Il est important de réaliser qu’une bonne partie du trafic de Captagon [géré par le clan Assad – ndlr] passe par ce port », précise Jihad Yazigi qui ajoute qu’« une infrastructure aussi stratégique ne peut évidemment pas échapper au contrôle du régime ». Le gouvernement syrien a d’ailleurs profité du nouveau contrat avec CMA CGM pour augmenter sa part des profits à 65 %. Un détail que l’entreprise n’a pas commenté.
Signaux contradictoires
Quelques mois après la reconduction de son contrat à Lattaquié, CMA CGM, via sa fondation, a signé une convention avec le Centre de crise et de soutien (CDCS) du ministère des affaires étrangères pour « soutenir la gestion des crises humanitaires à l’étranger ».
Après le séisme du 6 février 2023 en Turquie et en Syrie, le groupe français annonçait mobiliser son « expertise logistique » pour « une nouvelle opération d’aide d’urgence » en partenariat avec le CDCS. Mais « en l’absence de garanties suffisantes sur les bénéficiaires d’une aide humanitaire, il a été décidé en lien étroit avec le CDCS de ne pas envoyer d’aide » vers la Syrie, explique finalement le groupe, illustrant les difficultés à opérer dans un pays où le régime détourne systématiquement l’aide internationale.
« La position de la France n’a pas changé », assure le Quai d’Orsay, qui refuse cependant de commenter les activités de CMA CGM en Syrie. Le ministère réaffirme la ligne française officielle : « Il ne saurait y avoir de retour durable de la stabilité en Syrie sans solution politique qui réponde aux aspirations légitimes de tous les Syriens et leur permette de vivre en paix dans leur pays. »
« Au sein de l’UE, la France reste avec l’Allemagne le pays avec les positions les plus fermement opposées à la normalisation », confirme Ziad Majed, directeur du Programme des études du Moyen-Orient à l’Université américaine de Paris et coauteur de Dans la tête de Bachar al-Assad (Actes Sud).
« En 2017, Macron a cependant montré une forme de rupture avec Hollande et une volonté de modifier le logiciel français sur la Syrie, avec cette fameuse sortie selon laquelle “Bachar, ce n’est pas notre ennemi, c’est l’ennemi du peuple syrien”, même si cela ne s’est pas traduit politiquement », note-t-il. Mais « si les milieux d’affaires pensent qu’il y a de nouveau une opportunité pour faire de l’argent en Syrie, alors il y a peu de doutes sur le fait qu’ils iront. Néanmoins, les sanctions et la crainte des agissements des mafieux syriens et russes limitent encore leurs marges de manœuvre, pour l’instant ».
Encore faudrait-il que le message soit clair au sommet de l’État. En décembre, comme l’avait rapporté Mediapart, des préfectures françaises ont repris contact avec Damas pour échanger sur des dossiers d’exilés syriens. Et en février 2022, Intelligence Onlineremarquait que Paris finançait discrètement des projets de restauration en territoires contrôlés par le régime, en partenariat avec les Émirats arabes unis.
Parmi ces sites, le Krac des chevaliers, un château emblématique des croisades qu’Assad a transformé en symbole de sa victoire depuis sa reprise aux rebelles en 2014, et où il tente de relancer le tourisme. En 2013, l’édifice a été placé sur la liste du patrimoine en péril de l’Unesco, une organisation où le régime s’est justement octroyé une petite place en 2020 via la fondation d’Asma al-Assad.
Le Quai d’Orsay explique que les opérations financées par la France n’ont été réalisées qu’à distance avec des « numérisation de pièces » et que la réhabilitation du château répondrait « à un impératif de préservation d’un site lourdement affecté par le conflit ».
Sur la participation à ce programme des Émirats, partisans d’une normalisation avec Damas, le ministère répond que « les prises de position de nos partenaires arabes relèvent d’une décision souveraine de leur part ». Pour ce qui est des décisions souveraines de la France, l’Élysée n’a pas répondu aux questions de Mediapart.
Elie Guckert