Le 9 décembre 2022, les syndicats britanniques du transport annoncent que plus de 4 000 trains seront supprimés jusqu’à Noël et que le 24 décembre, le service s’interrompra à 15 heures. Cette annonce s’inscrit dans une vaste mobilisation sociale au Royaume-Uni, qui vise à la fois à protéger les revenus contre une inflation parmi les plus élevées d’Europe (10,7 % sur un an en novembre 2022) et à lutter contre le plan d’austérité annoncé par le premier ministre Rishi Sunak.
Les cheminots britanniques ne sont pas seuls en lutte. Les travailleurs et les travailleuses de la Poste, du système de santé et des services douaniers sont aussi dans un mouvement qui est l’un des plus mobilisateurs depuis les années 1970.
Car on l’oublie souvent aujourd’hui : le Royaume-Uni a été, voilà un demi-siècle, le pays des grèves par excellence. La presse états-unienne ne cessait alors de se lamenter de cette « culture de la grève » britannique. Ces moments sont encore présents dans l’esprit de nombre de Britanniques. Mais ils sont souvent marqués du sceau de l’infamie.
Lorsque la révolution néolibérale de Margaret Thatcher s’est engagée, en 1979, elle a non seulement lancé une violente répression anti-syndicale, qui a trouvé son apogée dans la guerre ouverte menée contre les mineurs en 1984, mais elle a aussi imposé dans l’inconscient collectif le récit conservateur. Les syndicats auraient ainsi, dans les années 1970, placé le Royaume-Uni au bord du désastre économique. Et le redressement du pays serait passé par leur mise au pas.
© Illustration Simon Toupet / Mediapart avec AFP
Le mouvement social de cette fin d’année 2022 vient, enfin, remettre en cause ce récit. Les syndicats, timides et craignant la répression depuis plus de quarante ans, ont ainsi ouvertement fait référence à une méthode de lutte centrale dans les années 1970, et en particulier durant l’automne 1973 : le refus des heures supplémentaires (ban of overtime work). Une méthode qui avait alors mis à genoux un autre gouvernement conservateur, celui d’Edward Heath.
Black-out et semaine de trois jours
Le 15 décembre 1973 à 22 h 30, des dizaines de milliers de foyers britanniques se retrouvent pendant une heure trente privés d’électricité. Ce premier black-out va d’abord choquer le pays, puis ces coupures vont devenir, durant les mois de décembre 1973 et janvier 1974, une partie du quotidien des Britanniques. Le 27 décembre, la correspondante du Monde Nicole Bernheim décrit l’impensable pour beaucoup : Piccadilly Circus tous feux éteints, sans les criardes publicités lumineuses qui ont fait la réputation de la place londonienne. Les restrictions d’électricité sont partout : des couloirs de l’aéroport d’Heathrow aux rues de la capitale.
L’atmosphère est d’autant plus difficile que le gouvernement a annoncé des mesures drastiques pour économiser l’énergie. Dans un discours tendu à la télévision, Edward Heath a annoncé une restriction de la journée de travail. Du 17 au 31 décembre, les entreprises devront travailler cinq jours au maximum par semaine. À partir du 1er janvier 1974, on ne travaillera pas plus de trois jours par semaine. Des exceptions sont prévues pour certaines industries essentielles ou celles dont les arrêts de production sont trop lourds. Mais même pour elles, il faudra consommer 35 % d’énergie en moins.
Pour faire face aux pénuries, le gouvernement demande de baisser la température des chauffages domestiques et d’éteindre les lumières. Et pour forcer un peu la main des particuliers, les programmes télévisuels s’arrêtent désormais à 22 heures. Parallèlement, les trains de banlieue circuleront au ralenti, et le dimanche, l’ensemble du trafic ferroviaire sera à l’arrêt. Le 18 décembre, le Royal Mail annonce qu’il ne peut plus assurer l’envoi de lettres et de colis en dehors de Londres.
Le Royaume-Uni, jadis maître d’un quart de la planète, se retrouve en cette fin d’année 1973 au bord de l’abîme et réduit aux expédients les plus extrêmes. L’ancien hégémon du monde capitaliste découvre les restrictions en temps de paix. « Nous devrons reporter les espoirs et les objectifs que nous nous étions fixés en termes d’expansion et de standard de vie », reconnaît ainsi le premier ministre le 13 décembre. Et d’ajouter : « En termes de confort, nous aurons le Noël le plus dur depuis la fin de la guerre. » La fin de l’abondance, en quelque sorte…
Tout l’Occident a été frappé par l’onde de choc de l’embargo pétrolier du 17 octobre 1973. On voit des files d’attente devant les stations-service aux États-Unis et des restrictions de circulation aux Pays-Bas. Mais nulle part la crise ne semble prendre l’ampleur de celle qui frappe la Grande-Bretagne. L’inflation et le chômage y sont plus forts qu’ailleurs. La correspondante du Monde insiste sur le chaos qu’elle constate et qui tranche avec le calme qui règne globalement à Paris.
Edward Heath et son chancelier de l’Échiquier (ministre des finances) Anthony Barber ne cessent de faire porter la responsabilité de la situation aux syndicats, en particulier celui, puissant, des mineurs, le National Union of Mineworkers (NUM). Ils estiment que la crise pétrolière joue un rôle limité dans le chaos britannique. Les vrais responsables, ce sont les organisations de mineurs, d’électriciens et de cheminots. Ce sont eux qui bloquent le pays. Depuis le 12 novembre, ils se sont lancés dans un overtime ban à grande échelle.
Cette mobilisation a permis de réduire de 40 % la production de charbon. Or, à l’époque, les centrales à charbon sont la principale source d’électricité du pays. Et comme les électriciens et les cheminots sont aussi dans la danse, il n’est guère possible d’espérer organiser au mieux la production. Les trains transportant le charbon restent à quai, les centrales électriques fonctionnent au ralenti.
Inflation et salaires bloqués
Le point de départ de ce conflit, c’est l’inflation. Fin 1973, les prix britanniques ont augmenté de 9,2 % sur un an, contre 7,3 % en France ou 6,2 % aux États-Unis. Dès la fin de novembre 1972, le gouvernement d’Edward Heath a décidé de faire de la lutte contre la hausse des prix sa priorité.
La raison en est simple : cette inflation contribue à dégrader la valeur de la livre sterling qui, depuis fin 1971, flotte librement sur les marchés. La devise de Sa Majesté est même la seule à avoir perdu du terrain face au dollar entre le 1er janvier 1972 et le 30 août 1973 : − 5,5 % alors que le mark allemand a gagné 32 % face au billet vert états-unien, le franc 19 % et même la lire italienne 3 %… Or la baisse de la livre alimente encore l’inflation et prive le pays de réserves en devises.
Une des décisions gouvernementales est la maîtrise des salaires. Des limites de hausse sont fixées pour les secteurs nationalisés et recommandées pour le secteur privé. Pour les mineurs, les hausses de salaire ne peuvent pas dépasser 7 % en 1973. Inacceptable pour la NUM qui demande 35 %. En novembre, le gouvernement répond aux demandes en instaurant l’état d’urgence. La crise sociale est alors inévitable.
« L’homme malade de l’Europe »
Ce qui fait du Royaume-Uni un des pays emblématiques de la crise de 1973, c’est qu’il est l’exemple même que cette crise n’est qu’une péripétie dans un processus plus profond et plus long. À la différence de la France ou même des États-Unis, la « cassure » de 1973 n’est pas un fait nouveau outre-Manche. Depuis déjà plusieurs années, le pays est considéré comme « l’homme malade économique de l’Europe », un terme que l’on retrouve alors dans plusieurs journaux étrangers.
Les Trente Glorieuses britanniques ont été plus courtes et plus modérées qu’ailleurs en Occident. Le Royaume-Uni ne s’est jamais tout à fait remis des effets terribles de la crise de 1929, des efforts immenses consentis pendant la Seconde Guerre mondiale et de la perte de son empire colonial et de ses dominions après 1945. L’outil industriel britannique, jadis le plus avancé de la planète, vieillit et peine à se moderniser. L’investissement y est plus modéré qu’ailleurs en Europe et le gain des parts de marché plus réduit.
Dès les années 1960, une partie de l’industrie traditionnelle du nord de l’Angleterre et de l’Écosse, des mines de charbon au secteur textile, est déjà en déclin. La Merseyside apparaît comme une des régions sinistrées et, en 1973, le taux de chômage à Liverpool dépasse 6 %, contre 2,5 % dans le reste du pays. Pendant la période d’expansion mondiale, le Royaume-Uni est donc un ton au-dessous de ses concurrents occidentaux en termes industriels. Entre 1961 et la mi-1973, la production industrielle britannique progresse de 39 %, contre 51 % en France et 62 % en Allemagne de l’Ouest.
Au milieu des années 1960, les taux de profit commencent à reculer. Selon l’économiste marxiste Ernest Mandel dans son ouvrage La Crise, publié en 1982, ce taux avant impôts passe de 16,5 % sur la période 1950-1964 à 9,7 % en 1970 ou, après impôts, de 6,7 % à 4,1 %. La chute est vertigineuse et rapide. Et cela contribue à accentuer les problèmes de l’industrie britannique, car la réaction du patronat sera résumée par cette formule de l’hebdomadaire The Economist : « Les profits d’abord, les investissements plus tard. »
Pour compenser cette faiblesse industrielle, le Royaume-Uni tente de s’appuyer sur la consommation des ménages. Les salaires augmentent rapidement. Mais comme l’outil productif britannique est sous-dimensionné et n’est guère en mesure de concurrencer les produits japonais ou allemands, il faut importer de plus en plus de biens. La balance commerciale se creuse, fragilise la livre et cause de l’inflation. À partir de 1964, le pays connaît des crises régulières et son capitalisme devient instable.
Edward Heath, lors du Congrès conservateur de Brighton, le 15 octobre 1971. © Photo Central press / AFP
Les deux gouvernements qui se suivent alors, celui du travailliste Harold Wilson (1964-1970) et celui du conservateur Edward Heath (1970-1974), sont alors pris dans des injonctions contradictoires permanentes entre la nécessité de maintenir la croissance et celle de rétablir les équilibres extérieurs. Une politique permanente de stop and go s’installe où les plans de relance succèdent aux mesures d’austérité et aux dévaluations de la livre.
Mais les contradictions internes au capitalisme britannique ne cessent de s’approfondir. 1973 n’est donc qu’un épisode d’une crise plus longue que les observateurs de l’époque ont appelée « malaise ». Un terme qui traduit une forme de mal-être global dans laquelle la puissante Albion s’est enfermée.
Un syndicalisme combatif
Cette impasse dans laquelle s’engouffre de plus en plus l’économie britannique donne des ailes à la contestation sociale. Le mouvement syndical britannique a longtemps été considéré comme modéré, concentré sur des revendications immédiates et peu politisé. C’est en grande partie vrai mais il a su aussi montrer des capacités de mobilisation plutôt uniques, comme lors de la grande grève générale de 1926, et participer avec le Labour à la construction, après la guerre, du modèle d’État social britannique.
Lorsque la déstabilisation économique prend de l’ampleur, les syndicats doivent à la fois lutter contre les prémices de la désindustrialisation et pour la défense des salaires. En théorie, les deux objectifs sont contradictoires. Ils le sont d’autant plus qu’une partie de la classe ouvrière britannique, comme dans les autres pays occidentaux, rejette l’abrutissement, l’infantilisation et l’aliénation que représente la logique du travailleur-consommateur de ces années-là.
Logiquement, le syndicalisme britannique va donc se radicaliser, non pas sous l’influence des intellectuels de la New Left, alors très influents aux États-Unis, mais par la pratique. Le caractère revendicatif du syndicalisme anglais le conduit à constater l’impasse du capitalisme local : car il faut désormais ou accepter d’abandonner les revendications pour sauver le capitalisme, ou tenir sur ses demandes et accepter de dépasser le mode de production.
Cette évolution est le fruit d’une double pression. D’abord celle des gouvernements, y compris de celui du travailliste Harold Wilson, qui tentent de réduire les conflits sociaux qui alors se multiplient, en faisant pression sur les syndicats. En 1969, un projet travailliste (« In Place of Strife ») réduisait la capacité de grève des syndicats (qui devaient obtenir une majorité des salariés) et obligeait ces derniers à entrer dans des structures de compromis en cas de conflit. Le projet est finalement abandonné, mais montre que l’État se place de plus en plus du côté du capital. En 1971, l’lndustrial Relations Act des conservateurs encadre plus étroitement syndicats et grèves.
Cette loi vient mettre en avant l’autre pression qui s’exerce sur les syndicats, celle de la base. Car les grèves sauvages se multiplient. Les ouvriers, lassés de la dureté des relations sociales et des impasses économiques, se mettent spontanément en grève et politisent leurs revendications. À l’été 1971, dans les chantiers navals de la Clyde, à Glasgow, menacés de faillite, 7 000 ouvriers ont mis sur pied une expérience autogestionnaire. Ce « Lip écossais » montre que le prolétariat britannique est alors traversé par les mêmes sentiments que le prolétariat de France ou d’Italie à la même époque. Et c’est précisément contre ces pratiques que légifère la loi de 1971.
Les syndicats vont alors relever le défi. En juillet 1972, la première application de cette loi conduit à l’emprisonnement de cinq employés qui tenaient un piquet de grève sur les docks londoniens. Les « Cinq de Pentonville », du nom de la prison où ils sont incarcérés le 21 juillet, deviennent des martyrs de la répression syndicale. La confédération des Trades Union (TUC) appelle alors à une grève nationale, la première depuis 1926. Les Cinq sont libérés, mais la loi de 1971 subsiste et, en novembre 1972, on l’a vu, le gouvernement durcit le ton sur les salaires.
Manifestation des travailleurs de British Leyland de l’usine de Longbridge à Birmingham, lors d’une série de grèves générales et de manifestations au Royaume-Uni, le 7 février 1979. © Photo AFP
Certes, le syndicalisme britannique reste divisé. Le président du NUM, Joe Gormley, demeure sur une ligne traditionnelle de soutien au Labour. Mais depuis l’été 1972, il doit composer avec son vice-président, Mick McGahey, un communiste écossais qui entend utiliser la lutte sociale pour engager un tournant « socialiste ». Le 15 décembre 1973, il déclare à Glasgow que les ouvriers doivent « créer une situation dans laquelle ni Heath ni personne d’autre ne pourra stopper le mouvement qui doit aller de l’avant pour un changement radical, ici en Grande-Bretagne ».
Des élites en panique
Le 14 novembre 1973, 1 500 invités et 28 millions de téléspectateurs britanniques assistent au mariage de la seule fille de la reine Élisabeth II, la princesse Anne, avec un capitaine de l’armée, Mark Phillips. Dans l’abbaye de Westminster, le temps semble s’être arrêté, ignorant de la crise pétrolière et de la grève perlée qui commence. On sert en dessert un très peu sobre en énergie gâteau glacé et les tourtereaux filent après la cérémonie sur le gourmand en pétrole yacht royal Britannia, pour une lune de miel sans syndicats ni crise économique.
Le contraste entre ce faste royal et le sentiment de déclin du pays qui règne partout ailleurs frappe les esprits à l’époque. L’épisode peut se lire comme une forme d’inconscience des élites britanniques. Mais ce déni de réalité est aussi le signe d’un autre sentiment, celui d’être à la fois en état de siège et en déclin profond.
Un mois plus tard, le 16 décembre, dans les colonnes du New York Times, ce sentiment est exprimé très clairement par un représentant typique de l’intelligentsia britannique, le professeur d’histoire moderne au Christ’s College de Cambridge, membre de la British Academy et futur collectionneur d’œuvres d’art, John Plumb. Dans un long texte intitulé Lettres de Londres, l’homme s’attache à expliquer aux lecteurs new-yorkais, ébahis par la crise britannique, la source d’une telle situation. Ses mots permettent alors de prendre conscience de la panique des élites du royaume.
« La société n’a jamais été aussi dangereusement au bord du précipice depuis 1941 », s’inquiète le prestigieux professeur pour qui « il y a un air de 1789 dans l’Angleterre d’aujourd’hui ». John Plumb fustige la « complaisance » des élites britanniques envers elles-mêmes, mais seulement pour regretter « l’influence croissante de la classe ouvrière dont les membres ont une haine croissante envers ceux qui sont plus riches qu’eux ». Désormais, voici le Royaume-Uni à la merci de syndicats « infiltrés par les communistes » et se lançant dans une « tactique sauvage de destruction sociale ».
Le « malaise » n’est donc pas seulement économique. Il est social et politique. Les élites sont en panique mais n’ont guère de solution à proposer, pas davantage que de porte de sortie à montrer. Tout au long de l’année 1973, les deux grands partis vont s’affaiblir, au point de redonner une nouvelle jeunesse au moribond parti libéral qui gagne cinq sièges aux Communes lors d’élections partielles organisées dans l’année.
Edward Heath comptait beaucoup sur l’Europe pour offrir une solution. Malgré une opinion publique sceptique, il a fait adhérer le pays à la Communauté économique européenne (CEE), sans référendum, le 1er janvier 1973, avec l’Irlande et le Danemark. Son idée est que le marché européen peut représenter un salut pour l’industrie britannique et la coopération un moyen de stabiliser la livre et de développer le nord du pays.
Le sommet de Copenhague, les 14 et 15 décembre, le déçoit amèrement : pas de fonds régional, pas de coopération énergétique, pas de soutien monétaire. Si l’adhésion à la CEE est confirmée par référendum en juin 1975 (avec 67,2 % de « oui »), l’Europe n’apparaît pas comme la planche de salut espérée. Cette déception initiale marquera durablement les relations du Royaume-Uni avec l’Europe.
Mais le malaise britannique majeur d’alors, c’est la crise nord-irlandaise. Les « troubles » qui ont débuté à la fin des années 1960 entre unionistes et républicains ont dégénéré en une vraie guerre civile dans laquelle l’armée britannique est désormais impliquée. Les événements tragiques du Bloody Sunday de Derry, le 30 janvier 1972, durant lesquels 26 civils sont tués par les soldats britanniques, marquent cette dégradation.
Croissance annuelle du PIB britannique depuis 1948. © ONS
Edward Heath s’est efforcé de trouver un nouveau compromis tout au long de l’année 1973, alors que les attaques de l’IRA à Londres et sur les intérêts britanniques à l’étranger sont innombrables. Au milieu du malaise économique et social, Londres est alors une ville sous la menace constante du terrorisme. Au point que la première réunion de négociations entre le NUM et le gouvernement doit être annulée le 20 décembre pour cause d’alerte à la bombe.
Le 9 décembre 1973, Edward Heath parvient à faire signer l’accord de Sunningdale entre les partis modérés des deux camps. Il prévoit un partage du pouvoir entre unionistes et républicains, mais aussi entre Londres et Dublin. Cependant, la situation sur place n’est pas mûre. Le principal parti unioniste et l’IRA rejettent l’accord et, le 15 mai 1974, une grève générale, à l’appel d’un syndicat orangiste, débouche sur l’abandon du projet. Là encore, les Britanniques semblent impuissants devant l’effondrement de leur dernière position coloniale.
Un tel contexte va conduire à construire le récit futur sur les années 1970 britanniques, celles du « déclin » provoqué par un pouvoir faible, engoncé dans des principes de compromis social et prêtant le flanc à des ennemis mortels : syndicats et nationalistes irlandais. Le salut passerait donc par un pouvoir fort.
Imposer le récit conservateur
En 1973, ce récit reste à écrire. Contrairement à ce que l’on pense souvent, Edward Heath s’y est alors essayé. Pour cela, loin de son image de « gauche conservatrice » qu’il travaillera par la suite, il ne joue guère la carte du compromis. On a vu que le bras de fer avec les syndicats avait été continuel en 1971 et 1972. Avec la crise monétaire et le choc pétrolier, le locataire de Downing Street durcit encore le ton.
Loin de son image souvent présentée de dernier des keynésiens, Edward Heath a posé les bases de la grande vague néolibérale des années 1980. En 1971, son plan de relance passe ainsi par une libéralisation du crédit. Avec le Competition and Control Act de septembre 1971, la Banque d’Angleterre entend maîtriser la production de crédit par des opérations du marché interbancaire et non plus par des mesures de contrôle strict des réserves obligatoires. Cette loi, qui sera d’ailleurs suspendue le 15 décembre 1973 devant le risque d’effondrement du système financier et d’envolée de l’inflation, va encourager la production de crédit par les banques et sera à l’origine de la poussée de croissance de l’économie britannique en 1972-73 (le Barber Boom).
Mais depuis novembre 1972, elle s’accompagne aussi d’une série de tours de vis sur les dépenses publiques. Le 17 décembre 1973, Anthony Barber annonce des coupes budgétaires représentant près de 3,5 % de l’ensemble du budget et qui toucheront les transports, l’éducation, l’environnement, la défense et les industries nationalisées. Le gouvernement Heath entame un mouvement clair vers la droite et un abandon du consensus d’après-guerre auquel les conservateurs s’étaient ralliés après leur défaite retentissante de 1945.
Mais le point principal de ce mouvement est bien sûr l’intransigeance envers les syndicats. Durant la crise de l’hiver 1973-1974, Edward Heath souhaite clairement construire le récit du pouvoir fort. En résistant aux actions syndicales, il se présente comme le représentant des Britanniques moyens victimes des grèves. Il ne peut envisager l’échec d’une telle stratégie. La presse, des tabloïds aux journaux sérieux de centre-gauche (et à la seule exception du Daily Mirror), fustige en continu les grévistes.
À la mi-décembre, la colère des Britanniques semble immense. Un boucher du Kent place un écriteau à l’entrée de son magasin : « Interdit aux mineurs et aux cheminots ». Alors que l’on annonce des possibles pénuries alimentaires, le gouvernement martèle sans cesse que ce sont les grèves qui sont à l’origine du désastre.
En janvier 1974, alors que se met en place la semaine de trois jours, Edward Heath ne cède sur rien, espérant que le mouvement s’épuise. Lorsque le NUM, dos au mur, organise le 4 février un vote sur la grève générale qui est adoptée par la base, le premier ministre annonce la dissolution des Communes et fait campagne sur le thème : « Qui gouverne la Grande-Bretagne ? »
Edward Heath a alors pour ambition d’imposer ce récit des syndicats nocifs. Une fois l’élection gagnée, il aurait alors eu carte blanche pour briser le mouvement et imposer une politique de restrictions salariales et sociales. Mais le 24 février 1974, c’est la déception. Les conservateurs perdent leur majorité absolue. Et si les travaillistes perdent aussi des voix, ils ont plus de sièges que les tories. Pour la première fois depuis 1929, aucun des deux grands partis n’a de majorité absolue, mais Edward Heath a si magistralement perdu son pari que ni les libéraux ni les nationalistes écossais ne veulent s’allier avec lui.
C’est donc le leader travailliste Harold Wilson qui va reprendre le poste de premier ministre, d’abord avec un gouvernement minoritaire puis, après une seconde élection en octobre 1974, avec une courte majorité. Les revendications des grévistes sont satisfaites en mars et les restrictions annoncées par le précédent gouvernement sont levées.
En 1975, Margaret Thatcher, ancienne secrétaire à l’éducation de Heath, chasse ce dernier de la direction du parti conservateur. La nouvelle cheffe de l’opposition est inspirée par la pensée néolibérale et monétariste mais, sur le papier, elle n’a pas d’autre ambition que son prédécesseur : casser le pouvoir syndical, construire un nouveau récit et imposer une marchandisation de la société. L’année 1974 a montré que le peuple britannique n’était pas prêt à ce tournant.
Inflation au Royaume-Uni depuis 1948. © ONS
Bien plus que la personnalité de Margaret Thatcher, ce sont les errements des travaillistes qui vont déterminer sa victoire de 1979. Les deux premiers ministres du Labour, Harold Wilson puis James Callaghan, doivent faire face aux mêmes impasses économiques qu’avant 1973. La crise de 1974-1975 a été particulièrement rude outre-Manche. Le PIB a reculé en 1974 (− 1,1 %) et en 1975 (− 1,5 %), et la reprise a été lente. Si l’activité s’accélère en 1978-1979, notamment sous l’influence des débuts de l’exploitation du pétrole de la mer du Nord, les problèmes subsistent.
L’industrie reste particulièrement faible. Fin 1976, la production industrielle britannique se situe à 7 % au-dessous de son niveau de fin 1973 et à peine au-dessus de son niveau de 1970. Logiquement, l’inflation reste forte. Entre décembre 1971 et décembre 1976, les prix ont progressé de 90 %, contre 54,5 % en France ou 39 % aux États-Unis. En parallèle, le taux de chômage se stabilise à un niveau élevé pour l’époque, aux alentours de 5,5 %. Pour sauvegarder les profits, les entreprises britanniques licencient et montent leurs prix.
Les syndicats continuent donc de se mobiliser pour défendre les salaires et les emplois. Mais le gouvernement travailliste, lui, se retrouve dans la position des conservateurs en 1973 : pour sauvegarder le capitalisme britannique, donc le taux de profit, il engage à son tour un bras de fer avec le mouvement social. C’est le fameux « hiver du mécontentement » (« winter of discontent ») de 1978-1979. Ce nouvel épisode, cette fois contre un gouvernement de centre-gauche, va ouvrir la voie à la contre-révolution néolibérale de Margaret Thatcher.
Victorieuse en 1979, elle impose le récit décrit plus haut. En 1984-1985, une dernière grève des mineurs est brisée avec violence. En parallèle, malgré la très violente récession de 1979-1982, une mutation globale de l’économie britannique est amorcée. L’industrie est abandonnée, et avec elle ses puissants syndicats. La nouvelle économie britannique se construit autour de la finance et des services aux entreprises. Derrière la fiction d’une croissance retrouvée et d’un pays « modernisé », le Royaume-Uni n’a en réalité réglé aucun de ses problèmes.
Salaires réels du secteur privé au Royaume-Uni depuis 2001. © ONS
Les inégalités, entre les revenus mais aussi entre les régions, explosent. Le pays devient progressivement un immense paradis fiscal reposant sur la spéculation immobilière et la finance. Son déficit courant ne cesse de se creuser, rendant le pays dépendant des flux de capitaux entrants et, partant, des cadeaux fiscaux aux plus riches, et donc de la remise en cause de l’État social. Pendant ce temps, les contradictions s’approfondissent alors que les gains de productivité du pays sont parmi les plus faibles du monde.
Conservateurs et travaillistes ont contribué à avancer dans cette impasse et, grâce au récit dominant construit dans les années 1970 et 1980, à l’individualisation du travail et à un affaiblissement majeur des syndicats, tout a été accepté. Les grèves sont devenues rares. C’est après la crise de 2008 que la colère s’est à nouveau manifestée. Elle s’est concentrée sur la question européenne, ce qui a débouché en 2016 sur le vote en faveur du Brexit.
La réalisation effective du Brexit en 2021 ferme une parenthèse ouverte en 1973. Mais avec le surgissement de l’inflation qui est, comme il y a un demi-siècle, le signe des impasses du capitalisme britannique, une autre parenthèse semble se fermer. La baisse du revenu réel fait redécouvrir aux Britanniques leur tradition de lutte sociale. Après un demi-siècle de surplace, les mêmes questions et les mêmes problèmes se posent aux sujets de Sa Gracieuse Majesté.
Romaric Godin