Dès janvier 2023, le niveau de mobilisation des jeunes scolarisés contre la réforme des retraites soulevait des questions, tandis que le débat autour de la grève des étudiants prenait une tournure inattendue.
Et si les dernières avancées technologiques avaient rendu caduque ce qui était, pourtant, au centre de leur répertoire d’action collective depuis les « années 68 » ?
Les « piquets », « centre de gravité » étudiant
Historiquement, une minorité active étudiante, légitimée par un vote à main levée en Assemblée Générale (AG), dissuade les non-grévistes d’aller en cours par des « débrayages » d’amphis et salles de TD, puis par la tenue de « piquets » aux entrées des bâtiments éducatifs. Par le « blocage » de leur université, les étudiants s’inspirent des luttes ouvrières avec occupation d’usine en empêchant physiquement la « minorité enseignante » d’accomplir sa mission de service public.
Construits à l’aide de moyens de fortune (tables, chaises, poubelles), ces piquets matérialisent l’exception politique, spatiale et temporelle de la grève étudiante par rapport à l’organisation normale de l’Université. Si le blocage cristallise les tensions entre usagers, il convient de distinguer la majorité attentiste d’une autre minorité plus virulente, les « anti-bloqueurs », parfois organisés par les droites libérales ou nationalistes.
Les piquets de grève sont pensés comme des moyens de libérer les étudiants de leurs contraintes (assiduité obligatoire aux TD pour les étudiants boursiers, travail personnel…) afin de leur permettre de s’investir pleinement dans une lutte collective chronophage. Pour leurs partisans, si les enseignements sont maintenus, les étudiants continuent d’étudier, et il ne se passe rien, ou si peu.
En suspendant de façon unilatérale et coercitive la normalité universitaire pour les besoins d’une cause, les grévistes posent ainsi un acte d’émancipation en se soustrayant à la tutelle de ceux qui, en position d’autorité, délivrent habituellement les cours. Les enseignants ne peuvent que constater que l’université s’organise désormais autrement et sans eux : les étudiants « bloqueurs » s’instituent les nouveaux « maîtres des lieux ». En réaction, certains professeurs s’allient avec des « anti-bloqueurs », tout en s’échinant à faire cours clandestinement à l’aire libre ou dans des cafés.
Du moins, jusqu’à la mobilisation de cette année, où les blocages (dont certains inédits, comme dans bastions historiques des droites étudiantes, tels Assas, Paris Dauphine, Lyon 3) ont été fréquemment contournés par un nouveau dispositif : l’enseignement en ligne (« distanciel ») susceptible d’assurer la continuité pédagogique, coûte que coûte, dans un contexte où l’accès aux locaux est entravé.
Grèves, AG et blocages universitaires en 2023
Si les nouvelles technologies ont constitué une formidable opportunité pour les mouvements sociaux et leurs acteurs, le digital pourrait devenir à très court terme le fossoyeur de la pièce maîtresse du répertoire d’action collective étudiant pendant des décennies.
Dans le cadre de cette mobilisation contre la réforme des retraites, des AG ont été organisées dans la quasi-totalité des universités, notamment en prévision des journées de grèves et de manifestations. Par rapport à des luttes étudiantes passées, elles se sont caractérisées par un nombre relativement réduit de personnes présentes : quelques centaines, parfois moins (y compris après le recours au 49.3).
[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]
Seules de rares universités de sciences humaines et sociales, parmi lesquelles Paris 1 Tolbiac et Montpellier, sont parvenues à atteindre un seuil critique, avec un millier de participants.
En dépit de cette faible représentativité, des propositions de blocage ont été régulièrement adoptées. Quelques dizaines de contestataires tout juste, sauf exception, se sont réunis à l’aube devant les principaux bâtiments des campus, soutenus par des syndicats et collectifs (l’UNEF, Union étudiante, Solidaires étudiant-e-s, Le Poing Levé…). Malgré des incidents isolés (telle l’agression, fin mars, perpétrée par un collectif néofasciste au nom évocateur de « Waffen Assas »), ces piquets ont ressemblé en général davantage à des « bouclages » de sites à la suite d’un « raid » matinal, qu’à des actions vivantes et prolongées, comme c’était le cas lors des grèves étudiantes antérieures.
À des degrés différents, la présence humaine était forte, favorisant les discussions (parfois musclées) au sein de la communauté universitaire et permettant le foisonnement d’activités vouées à se réapproprier les locaux, comme l’organisation de commissions et d’ateliers : un net contraste avec l’image des « facs mortes » de 2023…
Le « meilleur des mondes » du distanciel
C’est dans le prolongement de la période du Covid où, du fait de la « distanciation sociale », l’enseignement en ligne a été systématisé pendant plus d’une année, que des instances universitaires (Paris 1, Lyon 2, Nantes, Sciences Po Lille…) ont décidé de recourir au distanciel pour mieux contourner les blocages et assurer ainsi le maintien des cours.
Les étudiants n’ont même pas eu à se déplacer. Alertés par mail, ils ont patienté devant leur écran, en attendant le « début de la réunion ». Les blocages des universités, quant à eux, aussi impressionnants visuellement que médiatisés via les réseaux sociaux, sont apparus de facto purement symboliques.
Avec ce détour par le virtuel, les images du mouvement « anti-LRU » (Loi sur la Responsabilité des Universités) de 2007, des hourras « allez les bleus » chantés par des « anti-bloqueurs » aux CRS démantelant un piquet à l’entrée du bâtiment de Droit de Nanterre à l’injonction faite par le Président de Rennes 2, Marc Gontard, de libérer les locaux par tout moyen semblent appartenir à une époque définitivement révolue.
Des enseignants indignés
Outre la dénonciation par les syndicats étudiants de gauche, une réaction « anti-distanciel » par une partie du personnel enseignant a vu le jour. Des tribunes ont été publiées et des motions présentées lors de sessions de Conseils d’Administration comme au Mans ou à Clermont Auvergne.
Selon ces argumentaires, l’enseignement par écrans interposés serait délétère sur le plan pédagogique : il avait été perçu pendant la période Covid par de nombreux étudiants comme un « enseignement dégradé ». Du point de vue juridique, il devrait être réservé à des périodes exceptionnelles, comme une crise sanitaire mais pas un mouvement social, tandis que du point de vue sociologique il renforcerait les inégalités entre enseignés.
À Lyon 2, des professeures, principalement des contractuelles soutenues par quelques titulaires, ont ainsi refusé de dispenser les cours en distanciel. De son côté, l’ANCMSP (Association nationale des candidats aux métiers de la science politique) a invité au boycott du « distanciel anti-blocage » : un appel qui a été peu suivi, tant cette méthode s’est banalisée.
Une rupture historique
À l’heure de l’enseignement en ligne, le blocage peut-il toujours être présenté comme la condition sine qua non de la mobilisation du plus grand nombre parmi la majorité enseignée ? Des luttes étudiantes locales retentissantes ou des mouvements étudiants de grande ampleur comme ceux contre le projet de loi Devaquet (1986) ou le CPE (2006) sont-ils encore possibles aujourd’hui ?
Si nombreux sont ceux qui, à l’Université, se réjouissent de cette rupture historique, puisque les blocages ont été considérablement dépossédés de leur « capacité de nuisance », pour d’autres la vigilance est de mise autour de l’usage opportuniste d’un outil devenu une modalité pédagogique comme une autre, le distanciel.
Confrontés au « meilleur des mondes » de l’Internet et de l’Université post-Covid, les syndicats et jeunes protestataires devront désormais tenir compte de ces nouvelles contraintes technologiques, inimaginables il y a quelques années. Qu’adviendra-t-il alors de cette modalité d’action, la grève avec blocage, qui avait fait ses preuves dans le monde d’avant, circulé à travers les générations étudiantes depuis mai-juin 1968, et qui semble aujourd’hui frappée d’obsolescence ?
Paolo Stuppia, Sociologue, membre du CESSP (Centre Européen de Sociologie et de Science Politique), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article a été entièrement rédigé en collaboration avec Hugo Melchior, historien des temps présents, spécialiste des extrêmes gauches, de la violence militante et des mouvements étudiants.
< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>