Ainsi, une fois de plus, le leader socialiste, après avoir reconnu son erreur de s’être adapté au cadre étatique que le bloc de droite a réussi à imposer au cours de la récente campagne électorale, a eu recours à son habileté tactique bien connue pour jouer un coup et ouvrir un nouveau scénario, prévu par personne, en se fiant une fois de plus à la déesse Chance. Nous entrons donc dans une nouvelle phase dont l’enjeu est de savoir s’il y aura définitivement un changement de cycle ou si, au contraire, la résilience dont Sánchez a fait preuve jusqu’à présent parviendra à survivre à cette nouvelle épreuve, sans aucun doute beaucoup plus difficile que les précédentes, sachant en outre qu’elle se déroulera dans un contexte de marée néoconservatrice en Europe.
Il semble déjà clair qu’à l’approche du 23J, l’objectif d’Alberto Núñez Feijóo [président du Parti populaire depuis avril 2022] et de Pedro Sánchez sera de réduire l’affrontement électoral à une polarisation bipartisane. Ce qui ne favorisera sans doute pas le Movimiento Sumar [dont la dirigeante est Yolanda Diaz, vice-présidente et ministre du Travail et de l’Economie sociale] déjà légalisé [comme parti politique depuis le 31 mai 2023] qui, bien qu’il ne se soit pas présenté, ne sortira pas indemne du 28 mai (28M) ; surtout en raison de la défaite de la principale alliée de Yolanda Díaz, Ada Colau [maire de Barcelone depuis juin 2015], aux élections du Conseil municipal de Barcelone. Un Podemos beaucoup plus faible n’apportera pas non plus grand-chose, comme nous le verrons plus loin.
En effet, Sánchez va faire appel au vote utile contre le PP-Vox au détriment d’une confluence de formations politiques (y compris Izquierda Unida, En Comú Podem, Más Madrid et Compromís) qui ne seront probablement pas en mesure de contrer cette pression avec un contour unitaire. Une nouvelle tentative de parti-mouvement qui, en outre, semble vouloir continuer à parier sur la reproduction du modèle d’un gouvernement de coalition progressiste qui n’a même pas tenu les promesses fondamentales de son programme gouvernemental – comme, entre autres, l’abrogation des réformes du travail de Rajoy et Zapatero et de la loi bâillon, ou une réforme fiscale progressiste – et qui, si cette reconduction était menée à bien, se déroulerait dans un rapport de forces encore pire que lors de la dernière législature.
Une marée qui profite de la décomposition de Ciudadanos
En réalité, ce qui s’est passé le 28 mai a confirmé la tendance ascendante du PP prévue par les sondages (à l’exception de celui du Centro de Investigaciones Sociológicas) grâce, surtout, au fait que le PP a pu gagner une partie significative du vote de Ciudadanos (Cs), un parti qui a pratiquement disparu. De plus, le PP a montré sa capacité à attirer une partie du vote Vox [extrême droite], en particulier dans la région de Madrid, où il a obtenu la majorité absolue.
Malgré cela, la différence de voix entre le PP et le PSOE lors des élections municipales au niveau de l’Etat, avec un taux de participation de 63,92%, n’a pas été assez importante pour assurer une victoire du PP aux élections générales de juillet : 31,51% contre 28,11%. Néanmoins, cela signifie que le premier parti de droite a gagné le gouvernement dans un bon nombre de villes importantes (y compris les villes emblématiques de Valence contre Compromís, de Séville contre le PSOE et de Cadix contre Adelante Andalucía) et, surtout, dans les communautés autonomes qu’il a arrachées au PSOE, comme le País Valencià, l’Aragon, les îles Baléares, l’Estrémadure, La Rioja et la Cantabrie. Bien que dans certaines d’entre elles, il devra payer un prix élevé pour obtenir le soutien de Vox, un parti qui, bien qu’il ait acquis un poids municipal avec 7,19% des voix, est loin des 3,5 millions de voix qu’il a obtenues lors des élections générales de 2019. Malgré cela, il conditionnera la gouvernabilité de six régions autonomes et de 30 capitales provinciales.
La grande exception à la victoire récoltée par le PP, comme le souligne Petxo Idoiaga (article du 31 mai sur le site Viento Sur), a été la Communauté autonome basque et la Navarre, où Euskal Herrua Bildu [« Réunir le Pays basque »], seul bénéficiaire de la campagne contre l’ETA déployée surtout par Isabel Diaz Ayuso [membre du PP et présidente de la Communauté de Madrid], a connu une ascension notable qui menace l’hégémonie du Parti nationaliste basque (PNV). En revanche, UNO Podemos a disparu des parlements régionaux de Madrid, Valence et des îles Canaries et de nombreuses mairies, dont la capitale madrilène. Il n’est plus présent dans cinq gouvernements régionaux et ne reste présent que dans 17 capitales provinciales. Une débâcle qui l’oblige désormais à se résigner à être un acteur secondaire dans le projet de Yolanda Díaz. Reste à savoir si cette confluence se concrétisera et, le cas échéant, dans quelle mesure ils partageront un discours commun au cours d’une campagne qui les obligera à se différencier davantage du PSOE.
Un autre cas de figure est celui de la Catalogne, où la dimension étatique a profité au Parti des socialistes de Catalogne (PSC) alors qu’elle a nui à la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) contre Junts per Catalunya. Junts per Catalunya s’est appuyé cette fois sur l’image nostalgique de l’ancienne Convergència, incarnée avec succès par le candidat à la mairie de Barcelone, Xavier Trías [maire de juillet 2011 à juin 2015]. De son côté, la Candidature d’unité populaire (CUP), bien qu’elle n’ait pas réussi à entrer au Conseil municipal de Barcelone, a remporté la deuxième place à Gérone au sein de la coalition et reste la quatrième force politique en termes de nombre de sièges au Conseil municipal dans l’ensemble de la Catalogne.
Un retour à la centralité des deux grands partis ?
En plaçant au centre du débat des questions annexes – comme la dénonciation des alliances du « sanchisme » (Sanchez) avec « les communistes, les séparatistes et les terroristes » et en réveillant le fantôme de l’ETA douze ans après sa dissolution, ainsi que des classiques comme la sévérité pénale contre tout délit – et non les problèmes locaux et régionaux (comme la crise de la santé, de l’éducation ou du logement, ou la lutte contre l’inflation), le PP a réussi à installer l’image d’un régime et d’une Espagne en danger et d’une insécurité citoyenne qui lui a permis de sortir victorieux de ce défi.
Sa joie de triompher au premier tour, comme nous l’avons déjà noté plus haut, a été de courte durée. Les leaders et les dirigeants du PP (avec l’ancien président Aznar à sa tête) n’ont pas pu cacher leur déception face à la décision prise par Sánchez d’élections en juillet. En effet, elle les oblige à affronter un « second tour » dans un délai beaucoup plus court que celui dont ils pensaient profiter pour approfondir, avec le puissant soutien médiatique dont ils disposent, l’érosion de la coalition gouvernementale progressiste, désormais encore plus illégitime si cela est possible. Cependant, ils n’ont pas tardé à choisir le slogan qui dirigera leur campagne : « Soit Sánchez, soit l’Espagne ». On verra donc à nouveau Alberto Núñez Feijóo, avec Isabel Diaz Ayuso au premier rang, recourir au spectre d’une rupture de l’unité de l’Espagne – qui n’est ni à l’ordre du jour ni voulue par le PSOE – comme liant de son programme néolibéral, autoritaire et réactionnaire au service de la structure de pouvoir oligarchique qu’il représente.
Face à cet objectif, Sánchez ne semble pas craindre le risque de transformer le 23J en plébiscite autour de sa personne, désireux de remporter une victoire qui lui permettra d’éviter de recourir à des alliances inconfortables sur sa gauche. Ainsi, il cherchera à calmer le malaise des barons du parti vaincus [PSOE], en essayant de renforcer son image de parti d’Etat et de rivaliser sans complexe avec la droite. C’est ce qu’il a déjà fait dans nombre de ses politiques. Il va maintenant étendre cette orientation à de nouvelles concessions portant sur des questions telles que la lutte contre le changement climatique, la politique fiscale, le droit au logement ou la mal nommée insécurité citoyenne ; et, bien sûr, en exprimant sa volonté d’appliquer les coupes budgétaires dictées par la Commission européenne ou d’obéir à une OTAN sous leadership états-unien. Il ne faut même pas exclure que leur aspiration commune, avec le PP, à récupérer la centralité des deux partis au niveau de l’Etat, voire le bipartisme, les conduise après le 23J à rechercher un accord pour une réforme électorale suivant des modèles comme celui de la Grèce, dans une tentative d’imposer une alternance qui a été enterrée en 2015. Tout cela au nom de la stabilité d’un régime qui, malgré la fin des cycles ouverts par le 15M (mouvement des Indignés) et le souverainisme catalan, connaît encore de nombreuses fissures et doit faire face à de plus grandes turbulences internationales ; et, surtout, à une accumulation de troubles sociaux qui pourraient à l’avenir produire des révoltes comme celles qui ont lieu dans des pays tels que la France ou la Grande-Bretagne.
Réduire la menace de l’extrême droite en changeant de cap
Il ne sera certainement pas possible d’endiguer la dérive droitière en faisant évoluer le PSOE vers la droite. L’expérience récente des trois dernières années, comme dans d’autres pays, l’a déjà montré : comme nous l’avons soutenu dans le dernier numéro de Viento Sur, les nouveaux progressismes peuvent être, pour citer Modonesi, une « digue temporaire », un moindre mal face au bloc réactionnaire, mais ils ne sont pas capables de « résoudre les contradictions sous-jacentes » qui expliquent sa montée.
Dans ce contexte, la situation de « paix sociale » que les directions des CCOO et de l’UGT ont maintenue tout au long de cette législature et qu’elles ont renouvelée avec leur récent pacte avec les patrons ne semble pas de nature à favoriser la remobilisation de la gauche. Il sera donc difficile de créer les conditions favorables pour déborder le cadre bipartisan de la campagne électorale et, surtout, de faire apparaître un projet autonome et alternatif dans la campagne qui mette au centre des questions aussi fondamentales que la lutte contre le changement climatique, la précarité de nos vies, l’avancée dans la reconnaissance de la réalité plurinationale de l’Etat, ou le rejet d’un racisme structurel qui, comme nous l’avons vu récemment, en est venu à avoir ses pires expressions non seulement à notre frontière méridionale, mais aussi sur les terrains de football.
Dans ce contexte, la gauche anticapitaliste doit également assumer sa part de responsabilité dans la situation de défaite collective dans laquelle nous nous trouvons et qui la conduit à être pratiquement absente en tant qu’alternative politique lors de la prochaine bataille électorale. Cela ne signifie pas qu’elle doive ignorer la nécessité de contribuer à empêcher la victoire du bloc de droite, car nous ne pouvons pas sous-estimer la menace que représenterait son accès au gouvernement de l’Etat, avec l’attaque conséquente des droits civils et sociaux fondamentaux (en premier lieu contre les personnes du Sud et les femmes) et le renforcement d’une soi-disant démocratie militante [extension des pouvoirs juridiques pour défendre le dit ordre démocratique libéral], prête même à mettre hors la loi une partie de l’actuel spectre parlementaire. Cependant, la gauche anticapitaliste devrait affronter ce danger à partir d’une position autonome et critique qui, à son tour, chercherait à se joindre aux mouvements sociaux et aux forces politiques à gauche du PSOE, cela dans un processus de remobilisation sociale contre les politiques néolibérales et néoconservatrices, d’où qu’elles viennent et quels que soient les gouvernants.
En tout état de cause, quels que soient les résultats du 23J, des heures encore plus difficiles nous attendent : il est temps de résister à la menace d’un autoritarisme réactionnaire, mais aussi à un bipartisme systémique qui se renforce, et de chercher de nouvelles voies de convergence et d’ancrage dans les couches populaires qui contribueront à offrir un horizon d’espoir pour un véritable changement. Pour cela, il faudra s’appuyer sur le travail essentiel et patient des réseaux de solidarité de quartiers et de lieux de travail qui permettent un plus grand ancrage social autour d’une culture de la mobilisation et de la solidarité qui remette au centre les conflits sociaux et la défense d’une vie digne sur une planète habitable face au capital.
Jaime Pastor