Vous souvenez-vous du célèbre mur qui divisait la ville de Berlin en deux ? Tous les jours, ou presque, il défrayait les manchettes. Nous avions tellement lu sur lui, nous avions entendu tant des commentaires à son sujet, et nous l’avions aperçu si souvent, à la télévision, que nous avions l’impression de le connaître personnellement. « Mur de la honte », « mur de l’infamie », « rideau de fer », la plus fameuse construction de l’ère soviétique avait reçu plusieurs sobriquets peu flatteurs.
En novembre 1989, le mur de Berlin est finalement tombé. Personne ne s’en plaindra. Mais d’autres murs ont surgi, ailleurs dans le monde. Plusieurs continuent de s’étendre. Certains sont même devenus beaucoup plus imposants que le défunt mur de Berlin. Mais nous n’y accordons guère d’attention, comme si certains murs étaient plus télégéniques ou plus présentables que d’autres.
Par exemple, on parle très peu du mur que les États-Unis sont en train d’ériger le long de leur frontière avec le Mexique. Ni de la double rangée de fils barbelés qui a été installée autour des enclaves espagnoles de Ceata et de Melilla, sur la côte du Maroc. Le mur que les Israéliens construisent en Cisjordanie occupée ne fait pas souvent les manchettes, lui non plus. Mine de rien, il sera bientôt quinze fois plus long que le défunt mur de Berlin.
Et que penser du mur qui perpétue depuis 20 ans l’occupation par le Maroc du Sahara occidental ? Autant dire qu’on n’en parle jamais. Ce mur, protégé par des mines et constamment gardé par des milliers de soldats, se révèle pourtant 60 fois plus long que le mur de Berlin. Pourquoi certains murs font si souvent parler d’eux alors que d’autres sont entourés d’un grand silence ? Serait-ce à cause des murs de silence que les grands médias érigent chaque jour ? Mystère et boule de gomme.
En juillet 2004, la Cour internationale de La Haye a statué que le mur de Cisjordanie violait la loi internationale et elle a ordonné son démantèlement. Jusqu’ici, Israël a fait la sourde oreille.
L’attitude d’Israël n’apparaît pas sans précédent. En octobre 1975, la Cour internationale jugeait qu’il n’y avait pas de lien territorial entre le Sahara occidental et le Royaume du Maroc. Dire que le gouvernement marocain a ignoré cette décision de la Cour constitue un euphémisme. En fait, c’est bien pire que cela. Le lendemain de la décision de la Cour, le Maroc a envahi le Sahara occidental, dans ce qu’on a appelé la « marche verte ». Le royaume a confisqué de vastes portions du territoire, tout en expulsant les populations, de gré de force, dans une vague de feu et de sang.
Ainsi va la vie
Environ un millier de résolutions des Nations unies ont confirmé le droit à l’autodétermination des citoyens du Sahara occidental. À quoi bon ? Un plébiscite devait aussi être organisé, pour décider de l’avenir du territoire. Pour être sûr de faire triompher ses vues, le Maroc a inondé le territoire avec des colons marocains. Mais bientôt, même ces gens-là n’apparaissaient plus assez loyaux. Alors le roi, celui-là même qui avait accepté l’idée d’un plébiscite, s’est mis à reculer. Plus tard, il a refusé de tenir la consultation.
Et maintenant son fils, l’héritier du trône, poursuit dans la même voie. Le déni de la réalité constitue une forme de confession. En refusant de permettre la tenue d’un vote, c’est comme si le Maroc admettait qu’il a volé un pays. Est-ce que nous allons continuer à accepter ce genre de choses ? Quels effets ont eu les innombrables résolutions des Nations unies condamnant l’occupation du territoire palestinien ? Et les innombrables résolutions contre le blocus de Cuba ? Comme le dit le vieil adage : l’hypocrisie est le tribut que le vice paye à la vertu.
De nos jours, le patriotisme constitue le privilège des pays dominants. Le patriotisme des faibles est immanquablement associé à du populisme ou pire, à du terrorisme. À moins qu’il ne suscite que la plus totale indifférence. Les patriotes du Sahara occidental qui se battent depuis 30 ans pour reprendre une place sur l’échiquier mondial ont obtenu la reconnaissance diplomatique de 82 pays, incluant le mien, l’Uruguay. Ce dernier a rejoint la majorité des pays d’Amérique latine et d’Afrique.
L’Europe fait exception. Aucun pays européen n’a reconnu la République sahraouie. Même pas l’Espagne. Selon le cas, on peut interpréter cela comme de l’irresponsabilité, de l’amnésie ou de la désaffection. Il y a trois décennies, le Sahara occidental constituait pourtant une colonie espagnole, et l’Espagne avait le devoir moral de protéger son indépendance. Or, qu’a donc légué l’administration espagnole, au bout d’un siècle ? Une poignée d’experts et une trahison. Elle a servi les Sahraouis sur un plateau pour qu’ils soient dévorés par le Royaume du Maroc. Il y a quelques années, un journaliste interviewait dans un hôpital de Bagdad une petite fille de huit ans, grièvement blessée, dans un bombardement. Au terme de la 11e opération nécessaire pour lui reconstruire un bras, la petite fille s’était écriée : « Si seulement nous n’avions pas de pétrole ! »
Aujourd’hui, les gens du Sahara occidental sont bien placés pour comprendre le désarroi de la fillette. Peut-être sont-ils coupables seulement parce que la côte de leur pays est reconnue comme l’une des plus poissonneuses de tout l’océan Atlantique ? Ou parce que sous l’immensité désertique qui couvre une grande partie de leur territoire, se cachent les plus grandes réserves de phosphate du monde ? Ou peut-être parce qu’on pense y trouver du pétrole, du gaz naturel et de l’uranium ?
Les ressources naturelles feront le malheur de ton peuple. Cette « prophétie » pourrait faire partie du Coran, même si elle ne s’y trouve pas.
Les camps de réfugiés sahraouis du sud de l’Algérie se trouvent dans le plus aride des déserts. Là-bas, tout n’est qu’un vide immense dans lequel seuls des rochers semblent pousser. Et pourtant, c’est à ces endroits et dans les quelques territoires libérés que les Sahraouis ont réussi à construire l’une des sociétés les plus ouvertes et les moins machistes de tout le monde musulman.
Le miracle des Sahraouis, qui sont très pauvres et trop peu nombreux, ne s’explique pas seulement par leur volonté farouche d’être libre. Il dépend aussi de la solidarité internationale. Et une grande partie de celle-ci provient des gens d’Espagne. Leur solidarité, leur mémoire et leur dignité apparaissent bien plus puissantes que les atermoiements des gouvernements et les calculs cyniques du monde des affaires. Vous aurez remarqué que j’écris le mot solidarité. Pas charité. La charité humilie, la solidarité donne du courage. N’oubliez pas le proverbe africain : « La main qui reçoit est toujours plus basse que la main qui donne. »
Les Sahraouis attendent. Ils semblent condamnés à l’angoisse et à la nostalgie. Les camps de réfugiés portent les noms de leurs villes occupées, de leurs liens de rencontres disparus, de leurs familles dispersées : l’Ayoun, Smara, Dakhla. On les appelle les enfants des nuages parce qu’ils ont toujours poursuivi la pluie. Mais depuis plus de 30 ans, ils sont aussi en quête de justice. Dans notre monde, c’est une denrée qui se révèle bien plus rare que l’eau dans le désert.