L’irruption des mouvements sociaux, tant anciens que nouveaux, a été stimulée non seulement par la consolidation de la Révolution cubaine, mais aussi par le Mai 68 français, la montée des travailleurs et des étudiants argentins, exprimée dans le « Cordobazo » [en mai 1969 à Cordoba, Argentine] et le « Chaqueñazo » de 1969, les quatre grèves générales en Uruguay (1967-1969), soutenues par les Tupamaros, les luttes de la Centrale ouvrière bolivienne (COB), les mobilisations populaires contre la visite de Nelson Rockefeller dans son « arrière-cour » et par l’exemple du Che, tombé au combat lors de l’Octobre rouge et noir de 1967 [mort de Che Guevara le 9 octbre 1967 : exécution décidée par le gouvernement de René Barrientos].
Funérailles à Puerto Montt après le massacre du 9 mars 1969.
Les mouvements sociaux chiliens ont alors entrevu la possibilité d’aller au-delà de ce qui avait été promis pour réaliser les espoirs suscités par le programme de la Démocratie chrétienne.
Le paysannat a repris sa marche sous Frei. Elle réclamait des terres. Elle s’était déjà soulevée dans les années 1930, soutenue par la Ligue des paysans pauvres [Liga de los campesinos pobres], soulèvement freiné par les accords du Front Populaire avec les propriétaires, lesquels, en 1940, ont suspendu pendant cinq ans la discussion d’un projet de syndicalisation pour les travailleurs agricoles. Projet formulé ensuite mais de manière limitée en 1947 par la loi n° 881. La mobilisation a été ravivée par l’appel de la Centrale unique des travailleurs, présidée par Clotario Blest, au premier Congrès national paysan en 1960 suivi de la rapide fondation de la Fédération paysanne et indigène en 1961, ainsi que par ses luttes pendant le gouvernement de Jorge Alessandri, sous le slogan « La terre ou la mort ».
Dans le contexte de la Révolution cubaine et prenant au sérieux la réforme agraire de la DC, le paysannat a initié des saisies de terres et la présentation de plateformes revendicatives. Entre 1965 et 1966, il y a eu plus de 500 grèves ; 31 d’entre elles ont impliqué la saisie de domaines, et 10 d’entre elles concernaient les Mapuches et leur volonté de récupérer leurs anciennes terres.
Les grèves les plus importantes ont été celles de Molina en 1967 et de San Miguel (Aconcagua) en juin 1968, lorsque les membres du Sindicato Alianza ont occupé la ferme de Ruperto Toro Bayle [dans la région de Valparaiso] et ont résisté à la répression du Grupo Móvil, une nouvelle force des Carabineros [importante force répressive]. Cette lutte a constitué un jalon important dans l’unité ouvriers-paysans-étudiants grâce à la large solidarité du mouvement étudiant, y compris la Jeunesse démocrate-chrétienne. Parallèlement, le processus de syndicalisation des paysans s’est accéléré : de quelques milliers de travailleurs agricoles organisés en 24 syndicats en 1964, avec 1658 membres, on est passé en 1969 à 394 syndicats avec 103 644 membres.
Les journaliers agricoles ont compris plus rapidement que les ouvriers des usines la nécessité de lutter de manière unifiée par la présentation de revendications uniques par province, ce qui a abouti à la grève nationale de mai 1969, la grève générale la plus importante jusqu’alors dans l’histoire de la paysannerie chilienne. Les occupations se sont généralisées en 1969 avec l’appropriation de 25 terrains dans le Norte Chico, 44 à Melipilla [dans la région métropolitaine de Santiago] et plus de 40 à Curicó. La combativité s’est également exprimée par la séquestration de patrons, comme otages, pour faire face à la répression, ainsi que par des barricades et la coupure des lignes téléphoniques et télégraphiques.
Un an et demi après le début du gouvernement de la Démocratie chrétienne, les travailleurs – aussi bien ceux qui avaient voté pour Allende que ceux qui avaient soutenu Frei – ont commencé à combler le fossé politico-électoral et à s’unir dans l’action pour leurs revendications immédiates, un phénomène massivement relayé par le quotidien populaire El Clarín qui – sous la direction du controversé Darío Saint Marie et de Alberto Gamboa, avec Oscar Waiss, Agapito (Hernán Millas) et Sherlock Holmes (Raúl Morales Álvarez) à la rédaction – avait un tirage de 150 000 exemplaires, supérieur, sauf le dimanche, à celui de El Mercurio.
Dès le début de l’année 1966, il s’est produit un lent réveil du prolétariat urbain et minier et une radicalisation des couches moyennes salariées. Ce réveil s’est exprimé dans les grèves des enseignants et des employés de banque, un processus d’ensemble qui s’est accentué en 1967. En 1965 il y a eu 723 grèves, en 1967 il y en a eu 1142, des luttes qui ont débouché sur la grève générale du 23 novembre 1967 contre le projet de réajustement salarial approuvé pour l’année suivante. La grève a été fortement réprimée, avec un bilan de 5 morts et plus d’une centaine de blessés. La montée en puissance s’est poursuivie en 1968, avec les grèves des travailleurs du textile, des métallurgistes de Huachipato [conurbation de Concepción] et, surtout, avec la grève et l’occupation de l’usine Saba. Lors de cette grève, la solidarité étudiante et de la toute nouvelle Église Jeune [Iglesia Joven] se sont exprimées lorsque 34 travailleurs ont été détenus pendant neuf mois, accusés d’avoir mis le feu à l’entreprise. Cette année-là, des secteurs des fonctionnaires se sont mis en grève aux Postes et Télégraphes, un conflit remarquable par sa détermination et sa combativité.
Pour avoir une idée de l’ampleur de ces luttes, nous reproduisons un tableau comparatif de 1970, élaboré par la Direction Générale du Travail :
Ce processus de montée ouvrière s’est poursuivi en 1969 avec des grèves à Mademsa, Madeco, Fensa et des occupations des usines Metalpar, Famela et Somela. De mai à juin, le point culminant a été les grèves de la Marine marchande nationale, de l’Instituto de Desarrollo Agropecurio, des cheminots et des fonctionnaires, représentés par l’Association nationale des employés publics, ainsi que la grève générale des paysans, déjà citée.
Selon une étude de Clotario Blest, le 31 décembre 1968, on comptait 2 420 000 travailleurs, ouvriers et employés, dont 472 841 étaient syndiqués, un chiffre encore plus élevé si l’on y ajoute les 250 000 employés publics, dont 90% étaient affiliés à leurs fédérations.
Au total, 19% des travailleurs étaient syndiqués dans le secteur privé, ce qui, ajouté au secteur public, donne un pourcentage de syndicalisation de la main-d’œuvre de l’ordre de 25%, un pourcentage assez élevé par rapport à n’importe quel autre pays d’Amérique latine et même à certains pays européens [1].
Le Ve congrès national de la Centrale unique des travailleurs a eu lieu du 20 au 24 novembre. Il a consolidé l’unité du mouvement syndical, en mettant en échec la ligne du « parallélisme syndical » [existence de plusieurs syndicats dans une entreprise] impulsée par la Démocratie chrétienne. Dans la Commission N° 1, les délégués socialistes, ceux du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) et les indépendants ont rejeté le compte rendu de la direction nationale sortante, présidée par Luis Figueroa, du PC. Cependant, la « voie de développement non capitaliste » proposée par les délégués du Parti communiste et de la Démocratie chrétienne a été approuvée. Le vote pour une nouvelle direction, exprimant le nombre de voix par les délégués de chaque syndicat, traduisait l’influence politique suivante : Parti communiste : 134 250, Parti socialiste : 63 818, Démocratie chrétienne : 30 165, Parti Radical : 23 825, Union socialiste populaire : 11 511 et MIR : 4667 voix. La nuit d’ouverture de ce congrès, des agents de renseignement ont arrêté Patricio Figueroa et Norman Gamboa, délégué de la Fédération des travailleurs de la santé, tous deux membres de l’équipe de soutien aux délégués syndicaux du MIR.
Selon Duque et Pastrana [2], les pobladores « sans toit » ont effectué plus d’une centaine d’occupations de terrains à Santiago (Barranca, La Reina, Conchalí, La Granja), à Concepción (Partal, San Miguel) et à Puerto Montt, où les forces répressives ont perpétré un massacre. Le nom de campamentos a commencé à se généraliser, certains d’entre eux étaient faits dans le cadre de « l’Opération Sitio », terminologie utilisée par la Corporación de la Vivienda. Le mois de janvier de 1970 marque le début d’un « été chaud ». Le 2 janvier, quelque 600 familles ont occupé des terrains adjacents à la colonie de La Bandera et, à cette occasion, le député Mario Palestro a été arrêté. Le 27 mars 1970, s’est tenu le Congrès des sans-toit [Pobladores sin Casa], avec la participation de 39 comités.
Des secteurs des pobladores ont réussi à organiser des embryons de « milices populaires » dans le campement « Lénine » de Talcahuano [une des communes de Grand Concepción] ainsi qu’à Santiago, dans les camps « 26 de enero » et « Población Santa Adriana », où une femme, Herminia Concha, une des premières dirigeantes du mouvement des pobladores, a joué un rôle remarquable. Le 1er septembre 1966, les habitants de Santa Adriana, rapportait le journal El Rebelde, « ont organisé un défilé dans le centre de Santiago, au cours duquel ils ont été violemment réprimés par les Carabineros. Le 3 septembre 1966, alors que Frei était en déplacement dans les poblaciones de La Cisterna, les habitants ont déployé une grande banderole sur laquelle on pouvait lire : “Par la raison et par la force, la ferme Santa Elena sera à nous”. Frei a manifesté sa colère en déclarant qu’il n’accepterait aucune pression et a promis de résoudre le problème dans les trois jours » [3].
La direction du Parti démocrate-chrétien, à contre-courant de sa jeunesse, a tenté de contenir ce soulèvement populaire en usant de diverses tactiques. Dans le mouvement ouvrier organisé, elle a tenté de mettre en œuvre ce que l’on appelle le « parallélisme syndical », une politique qui consistait à promouvoir la création dans chaque entreprise ou lieu de travail d’autant de syndicats qu’il y avait de courants idéologiques. Avec cette prétendue défense de la liberté syndicale, l’objectif était de diviser non seulement les syndicats par entreprise mais aussi les Fédérations et la Centrale unique des travailleurs elle-même, une ligne d’action promue par le ministre du Travail, William Thayer Ojeda. Le président de la République est allé jusqu’à présider, lors des célébrations du 1er mai, des manifestations parallèles à celles organisées par la Centrale unique des travailleurs. Bien que cet objectif n’ait pas été atteint dans le secteur urbain, la tactique de division a été consommée dans le secteur agricole avec la création de plusieurs centrales syndicales, telles que « Triunfo Campesino », « Libertad » et « Provincias Agrarias Unidas », parallèlement à la Fédération paysanne et indigène [Federación Campesina e Indígena], qui faisait partie de la Centrale unique des travailleurs.
Un procédé semblable a été appliqué dans les Conseils de voisins (Juntas de Vecinos), en les divisant selon des critères idéologiques – entre ceux contrôlés par la Démocratie chrétienne et ceux contrôlés par la gauche – et pour cela, elle s’est servi de la Promotion populaire, des travaux d’assainissement, de l’installation de l’eau potable, de l’électricité ainsi que de maisons préfabriquées, tant attendues par les habitants des zones urbaines-périphériques pauvres.
La répression des mobilisations a fini par effacer le visage populaire de la Démocratie chrétienne, notamment après le massacre de Puerto Montt [dans la province de Llanquihue] en 1969, à Pampa Irigoin, où 10 villageois ont été assassinés par des Carabineros alors qu’ils réclamaient leur droit à posséder leur propre maison. Par ailleurs, le 11 mars 1966, six mineurs et deux femmes ont été tués dans la grève de la mine El Teniente. Le ministre de la Défense, Juan de Dios Carmona, a alors « ordonné l’envoi de troupes militaires pour prendre le contrôle de la mine (…) le matin du 1ermars, les travailleurs ont reçu l’ordre de libérer leurs locaux syndicaux, ce qu’ils ont refusé de faire. À ce moment-là, de nombreux travailleurs, leurs femmes et de nombreux enfants se trouvaient à l’intérieur (…) Les troupes ont installé leurs armes sur la place, ont visé le local syndical et ont ouvert le feu. (…) Deux femmes et six travailleurs ont été tués et 37 autres ont été blessés » [4].
Un nouveau massacre a lieu le 23 novembre 1967 lors de la grève générale appelée par la Centrale unique des travailleurs pour protester contre le plan d’ajustement salarial. Le gouvernement a pratiquement laissé le champ libre aux militaires pendant 24 heures. L’armée et l’armée de l’air ont attaqué une population désarmée par voie terrestre et par les airs, tuant 4 travailleurs et un garçon de huit ans, selon les chiffres officiels, qui ne reflètent pas toujours la vérité lorsqu’il s’agit de répression de masse.
L’ordre a été donné aussi de réprimer la grève des travailleurs du cuir et des chaussures et la marche vers Santiago – à laquelle participaient des milliers de paysans de Talca et Curicó –, ainsi que l’intervention militaire lors de la grève des Postes et Télégraphes. Dans le même temps, un précédent de censure des idées politiques a été créé lorsque le sénateur socialiste Carlos Altamirano [a été député de 1961 à 1965 et sénateur de 1965 à 1973, sera le dirigeant du Parti socialiste depuis 1971] a été privé de son immunité après avoir été arrêté le 25 mars 1968. Peu avant, en 1965, la jeune combattante sociale Magaly Honorato avait été détenue et placée à l’isolement dans la prison pour femmes et harcelée jusqu’à ce qu’elle prenne la décision extrême de se suicider.
Le mouvement des femmes a commencé à se réapproprier la théorie féministe, reprenant le protagonisme social du Mouvement pour l’émancipation de la femme chilienne [Movimiento pro Emancipación de la Mujer Chilena], animé par Elena Caffarena, Olga Poblete, Graciela Mandujano et d’autres militantes, des années 1930 et 1940. Ceci malgré l’idéologie néo-thomiste de la Démocratie chrétienne au gouvernement, qui bloquait l’avancée anti-patriarcale, freinait l’avancée de la conscience de genre et de classe par des politiques paternalistes dans les Conseils de voisins, en formant un front uni avec la droite contre le divorce, tout en perpétuant dans les faits l’oppression machiste et les multiples manifestations de discrimination à l’égard des femmes, tant au travail que dans la vie quotidienne.
Cette conception démocrate-chrétienne du rôle de la femme s’inspire de la philosophie traditionnelle de Thomas d’Aquin et des néo-thomistes comme Nicolas Berdiaev [1874-1946], qui est allé jusqu’à affirmer : « Le principe masculin doit dominer le principe féminin, mais celui-ci ne doit pas être esclave. Ce n’est pas la femme émancipée semblable à l’homme, mais l’éternel féminin, qui aura un rôle à jouer dans la période future de la société » [5]. Au fond, « l’éternel féminin » servait à embellir l’oppression éternelle de la moitié de la population mondiale, dans la version de Berdiaev sur la « nouvelle chrétienté » à venir. Plus tard, l’idéologue le plus important du christianisme social, Jacques Maritain, a été plus catégorique : « Les femmes mariées ne remplissent pas les mêmes fonctions économiques que les hommes, mais s’occupent du foyer domestique. (…) A supposer que, dans l’ordre des relations économiques, la femme mariée soit nourrie par l’homme, elle ne perdrait pas pour autant le sens de la liberté personnelle, qui devrait également s’accompagner d’une pleine reconnaissance juridique pour exercer cette fonction sur laquelle la Bible insiste, c’est-à-dire aider l’homme » [6].
Sur la base de ces principes, la Déclaration de principes du Parti démocrate-chrétien (1957) a établi dans sa section IV son concept patriarcal de la « dignité des femmes », en plus de son opposition au divorce et au contrôle de la natalité, comme elle l’a démontré dans sa gestion gouvernementale.
Le mouvement étudiant
Depuis la réforme universitaire chilienne des années 1920, les étudiants ont enregistré plusieurs avancées, notamment en 1932 et 1944, mais le mouvement étudiant était réduit à l’activisme des militants des partis politiques jusqu’aux années 1960, lorsque de nouveaux idéaux ont apporté de l’air frais et de l’enthousiasme avec le slogan du Mai 68 français : « Il est interdit d’interdire ». Par ailleurs, le nombre d’étudiants universitaires est passé d’environ 10 000 en 1952 à 42 000 en 1965.
La nouvelle Réforme Universitaire, lancée en juin 1967 à Valparaíso, a immédiatement connu une explosion presque inouïe à l’Université Catholique, lorsque les étudiants ont exigé, par plébiscite, le départ de l’évêque Alfredo Silva Santiago, en même temps qu’ils occupaient le campus universitaire le 11 août. Pour tenter de désamorcer cette crise, qui se déroulait dans un pays gouverné par la Démocratie chrétienne, le Vatican a désigné comme médiateur l’archevêque Raúl Silva Henríquez qui, en commun accord avec les étudiants, dirigés par Miguel Ángel Solar, a nommé Fernando Castillo Velasco comme nouveau président de l’université.
Le mouvement s’est étendu à l’université de Concepción. Les étudiants, dirigés par Luciano Cruz Aguayo, ont obtenu une représentation de 25% dans les décisions les concernant et de 20% à l’Université du Chili, ainsi que 10% pour les employés administratifs. De nouveaux programmes d’études ont été approuvés dans les Assemblées enseignants-étudiants, ainsi que l’ouverture de concours et de chaires parallèles, la modification du système d’évaluation, les dispenses d’assiduité, l’augmentation du nombre de séminaires avec un changement de méthodologie de la part des professeurs pour permettre la participation active des étudiants, ainsi que l’organisation de l’enseignement et de la recherche en départements avec une relative autonomie [7].
En 1968, lorsque le Grupo Móvil des Carabineros, récemment créé, est entré dans l’Université du Chili, et plus précisément dans le « Pedagógico », pour réprimer une manifestation d’étudiants, l’autonomie du territoire universitaire a alors été évoquée, une aspiration de longue date qui a été mise de nouveau à l’ordre du jour.
Une autre avancée importante a été l’ouverture des universités aux travailleurs, avec des horaires en soirée pour faciliter leur présence. L’aire de diffusion et d’extension s’est élargie aux secteurs populaires avec des conférences et des expositions d’art, et des activités de chant et de danse. Cependant, des secteurs d’étudiants ont confondu les centres universitaires et des locaux de leurs partis respectifs, en essayant d’imposer les prétendus « cours de conscientisation », qui allaient jusqu’à imposer, de manière sectaire, le concept d’une Université militante pour tous, oubliant ainsi la suggestion de 1923 du leader étudiant cubain Julio Antonio Mella [1903-1929] : pour faire la réforme intégrale de l’Université, il faut d’abord faire la révolution sociale.
Le corps étudiant a étendu son champ d’action aux secteurs populaires, renforçant sa solidarité avec les conflits des travailleurs et des pobladores, dans la perspective de l’unité travailleurs-paysans-étudiants. Le11 août 1968, à l’aube, des membres du récent Mouvement Jeune Église [Movimiento Iglesia Joven], pour la plupart des étudiants universitaires, ont occupé la Cathédrale de Santiago, accompagnés de prêtres progressistes et de Clotario Blest, ils exigeaient que l’Église s’implique davantage dans les problèmes réels des opprimés.
La Démocratie chrétienne, après avoir gagné la majorité dans les Fédérations universitaires, a vu baisser son soutien dans les centres étudiants et elle a finalement perdu les élections de la Fédération des étudiants du Chili en 1969 face à l’avancée de la gauche socialiste, du MIR, des communistes et des rebelles démocrates-chrétiens qui ne partageaient plus la politique de leur parti.
Le déclin électoral de la Démocratie chrétienne
L’analyse comparative des élections parlementaires, en particulier pour les députés, montre que le Parti démocrate-chrétien a connu une chute manifeste, passant de 42,3% en 1965 à 29,8% en 1969, comme le montre le tableau comparatif suivant que nous avons établi sur la base des données de la Direction du Registre Electoral :
Il convient de préciser que les votes des partis conservateur et libéral en 1969 se sont portés sur le Parti national, né après 1965, et que l’Union socialiste populaire n’a été fondée qu’en 1967, après la scission de Raúl Ampuero, Tomás Chadwick, Ramón Silva Ulloa, Fermín Fierro, Eduardo Osorio et d’autres. En 1965, la droite a subi sa pire défaite électorale depuis 1938.
Situation interne de la Démocratie chrétienne
La politique du gouvernement, en particulier les concessions faites aux secteurs de la droite et aux investisseurs nord-américains et européens et, surtout, la réaction autoritaire ainsi que la répression des mobilisations des mouvements sociaux ont donné naissance au sein de la Démocratie chrétienne à des tendances, qui se sont transformées en fractions quasiment irréconciliables. Après les premiers mois de gouvernement, il y a eu des luttes pour la direction du parti entre la tendance pro-gouvernementale, dirigée par Patricio Aylwin et William Thayer Arteaga – renforcée par la deuxième génération, Enrique Krauss et Andrés Zaldívar – et les vigoureuses tendances critiques qui prenaient de l’ampleur. En 1965, Aylwin fut élu président du parti avec 220 voix contre 188 pour le jeune député Alberto Jerez ; mais deux ans plus tard, il fut remplacé par Rafael Agustín Gumucio lorsque la stratégie de développement de la « voie non capitaliste » est approuvée en juin 1967.
En janvier 1968, lorsque fut abordée au sein du Conseil national la question des relations du parti avec le gouvernement, Jaime Castillo Velasco a pris la présidence du parti, puis il a très vite cédé la place à Renán Fuentealba, critique de certaines politiques de l’administration Frei [8]. Tomic avait prévenu en 1965 que si le programme du gouvernement n’était pas respecté, « la Révolution en liberté se limiterait au bavardage inoffensif d’un réformisme émasculé » [9].
La tendance « troisième voie », composée principalement de jeunes étudiants universitaires, était regroupée autour de Luis Maira, Pedro Felipe Ramírez, Antonio Cavalla, José Miguel Insulza et Juan Enrique Miguel, avec des militants plus expérimentés comme Bosco Parra et Jacques Chonchol. La tendance « rebelle » était animée par Rafael Agustín Gumucio, Julio Silva Solar, Alberto Jerez et Vicente Sota, soutenus par la jeunesse, principalement Rodrigo Ambrosio, Enrique Correa et Juan Enrique Vega. A cette époque, la Démocratie chrétienne comptait entre 60 000 et 70 000 militants actifs, influents dans les mouvements sociaux.
En 1969, un important secteur de militants dirigé par Rodrigo Ambrosio, secrétaire général de la Jeunesse, le député Alberto Jerez, Julio Silva Solar, Jacques Chonchol et d’autres dirigeants politiques et sociaux reconnus, a pris la décision de se séparer du parti, en adoptant une plate-forme politique clairement de gauche, comme expression du mécontentement de la base, ce qui a accentué progressivement la contradiction qui existait depuis des années entre la direction et la base. La Jeunesse universitaire exigeait un plus grand engagement en faveur des exploités et des opprimés et une politique plus autonome vis-à-vis des centres du capital monopolistique. La base ouvrière et paysanne voulait, à son tour, une lutte moins feutrée contre les patrons. Cette rupture a donné naissance à un parti, le Mouvement d’action populaire unitaire (MAPU), qui s’est rapidement défini comme marxiste. Deux ans plus tôt, un petit groupe s’était détaché de la Démocratie chrétienne et, mû par la victoire de la Révolution cubaine, avait adopté le nom de Camilo Torres, en hommage au prêtre guérillero colombien du début des années 1960 [tué en 1966 lors d’un affrontement avec l’armée]. (A suivre)
Luis Vitale