L’enquête sur l’attaque au couteau contre deux soignantes du CHU de Reims, lundi 22 mai, avance à pas comptés. Mardi, l’infirmière Carène Mezino a succombé à ses blessures. Le procureur de la République de Reims, Matthieu Bourrette, a annoncé mercredi que le meurtrier présumé, Franck F., était mis en examen pour « assassinat » et « tentative d’assassinat ».
Ses antécédents, médicaux et judiciaires, ont très vite été révélés. Diagnostiqué schizophrène, souffrant de crises paranoïaques, placé sous « curatelle renforcée », l’homme de 59 ans était suivi en psychiatrie depuis 1985. En 2017, il avait déjà agressé avec un couteau quatre soignants d’un établissement d’aide par le travail (Esat) où il travaillait. Il n’avait alors été placé ni en détention ni sous contrôle judiciaire. C’est l’hôpital psychiatrique qui l’avait pris en charge, en l’hospitalisant sous contrainte jusqu’en 2019. Il a ensuite fait deux autres séjours à l’hôpital, en 2020 et 2021. Quand il n’était pas hospitalisé, il devait se rendre chaque jour dans un centre médico-psychologique pour y prendre ses médicaments et il était suivi par un psychiatre.
L’enquête a révélé une différence d’appréciation sur l’état psychique de Franck F. entre son psychiatre, qui considérait que son patient était stabilisé, et sa mandataire judiciaire, qui « a estimé à plusieurs reprises que, depuis au moins décembre 2020, il ne prenait plus son traitement »,a rapporté le procureur de la République. Les premiers éléments de l’enquête semblent lui donner raison : des médicaments non pris ont été découverts à son domicile.
Un patient placé en chambre isolée dans un hôpital psychiatrique à Bondy, en 2020. © Photo Loïc Venance / AFP
La mandataire judiciaire a aussi « fait état de plusieurs crises verbales depuis l’été 2022, la dernière datant du 15 mai 2023, a encore indiqué le procureur. Elle s’en était ouverte à plusieurs reprises auprès du psychiatre depuis 2021, des signalements non suivis d’effet selon elle. » La mère du présumé craignait elle aussi un nouveau passage à l’acte.
Pau, Thouars, Reims
Le meurtre de Carène Mezino s’inscrit dans une tragique série de passages à l’acte meurtriers de malades atteints de sévères pathologies psychiatriques : deux infirmières mortes à Pau (Pyrénées-Atlantiques) en 2004, une infirmière à Thouars en 2020 (Deux-Sèvres).
Les politiques regardent ailleurs, vers une vague et supposée « décivilisation » générale, selon Emmanuel Macron. Plus « pragmatique », le ministre de la santé François Braun veut expertiser la semaine prochaine le système de sécurité des établissements de santé et promet « une tolérance zéro, des choses pratiques » : des parkings sécurisés, des digicodes, des agents de sécurité, etc.
Seulement, le ministre en est lui-même convenu : les hôpitaux peuvent difficilement se transformer en « forteresses ». La raison en est simple : il y a bien trop de portes dans ces lieux éminemment publics où se croisent soignant·es, personnels techniques, administratifs, patient·es, visiteurs et visiteuses, fournisseurs de matériels en tous genres, véhicules de toutes sortes, etc.
Les politiques évitent soigneusement le cœur du sujet : ces violences ne sont pas déconnectées des politiques publiques menées. En psychiatrie, en quarante ans, le nombre de lits a été divisé par deux, conséquence d’une politique souhaitable de « désinstitutionalisation », mais aussi de mesures d’économies. En parallèle, l’offre de soins ambulatoires, en dehors de l’hôpital, au plus près de la vie quotidienne des patient·es, n’a jamais été suffisante : les centres médico-psychologiques croulent sous la demande et imposent des mois d’attente à leurs nouveaux patients et patientes.
« Dans les centres médico-psychologiques, pour répondre aux nouvelles demandes, on est obligés d’espacer les rendez-vous, précise Delphine Glachant, psychiatre au centre hospitalier Les Murets (Val-d’Oise) et présidente de l’Union syndicale de la psychiatrie. Quand les gens décompensent, on le repère moins vite, et ils décompensent plus. Notre seule réponse est l’isolement, qui génère de la violence, de plus en plus de violence. C’est mon sentiment. »
2011, le tournant sécuritaire voulu par Nicolas Sarkozy
Après le double meurtre de Pau, le président de la République Nicolas Sarkozy s’est violemment saisi du sujet. Dans un discours à Anthony en 2008, qui a marqué le monde de la psychiatrie, il a imposé une approche sécuritaire de la maladie psychique : création de quatre unités pour malades difficiles (UMD), de 200 chambres d’isolement, de nouvelles mesure d’hospitalisation sans consentement, d’unités fermées, d’un fichier des patient·es hospitalisé·es sans consentement. La loi du 5 juillet 2011 a acté un recul sans précédent des droits de ces malades.
Ces choix politiques ont été suivis d’effet : entre 2011 et 2021, les soins sans consentement ont bondi de 14 %, selon une récente étude de l’Irdes, un institut de recherche public sur la santé. En 2021, 5 % des personnes suivies en psychiatrie, soit près de 100 000 personnes, se sont vu imposer des soins sans consentement. En 2021, 10 000 personnes ont été contentionnées, c’est-à-dire attachées à un lit dans une chambre d’isolement. Et ces données ne sont que parcellaires, loin d’être exhaustives, reconnaît l’Irdes.
Ces mesures, nécessaires lorsqu’une personne a besoin de soins immédiats mais ne peut y consentir en raison d’une conscience altérée, devraient rester l’exception. Or la France a l’un des recours les plus élevés en Europe à ces mesures d’exception, en constante augmentation.
Les contrôleuses générales des lieux de privation de liberté (CGLPL), Adeline Hazan puis Dominique Simonnot, n’ont cessé de dénoncer ces « formes les plus graves de privation de liberté, parfois prises dans un contexte de grande violence et exécutées dans des conditions indignes », comme l’a encore rappelé Dominique Simonnot dans son rapport annuel 2021.
En octobre 2022, la contrôleuse a rendu publiques de nouvelles recommandations en urgence, à la suite de sa visite de l’établissement public de santé mentale de La-Roche-sur-Yon (Vendée). Ses services y ont constaté des portes fermées dans la plupart des services, même ceux des patient·es en hospitalisation libre. Les décisions d’isolement et de contention, des mineur·es comme des majeur·es, y sont nombreuses et souvent illégales. L’accès aux droits des malades est largement entravé.
Ces mesures sécuritaires n’ont eu aucun effet : les services de psychiatrie restent, année après année, les plus touchés par les violences. 22 % des signalements à l’Observatoire des violences en milieu de soins émanent de services de psychiatrie, loin devant les urgences et la gériatrie.
« Même dans une psychiatrie idéale, il y a des patients dangereux », reconnaît le psychiatre Mathieu Bellahsen, ancien chef de pôle à l’hôpital Roger-Prévot de Moisselles, dans le Val-d’Oise, débarqué pour avoir défendu les droits de ses patient·es (lire notre enquête ici). « Mais il y a aussi des patients rendus dangereux par une institution maltraitante, poursuit le médecin, qui s’apprête à publier un livre s’élevant contre la contention (lire son blog sur Mediapart ici). Il faut éviter de rendre les gens très hostiles vis-à-vis de la psychiatrie. Et prendre en soins, à tous les stades, du plus ouvert au plus fermé. »
Car les paroles du meurtrier de Carène Mezino, quel que soit le crédit qu’on veut bien leur donner, résonnent fort. Aux fonctionnaires de police qui l’ont entendu, il a expliqué à plusieurs reprises « en vouloir au milieu hospitalier, indiquant avoir été maltraité depuis plusieurs années par le milieu psychiatrique », a rapporté le procureur Matthieu Bourrette.
Son avocat commis d’office, Olivier Chalot, qui a pu le rencontrer une fois, raconte à Mediapart « une conversation difficile, des interactions limitées ». Pour lui, il est « en colère tout court. Cette colère s’est focalisée à ce moment-là sur “les blouses blanches”. J’attends de voir ce que dira l’expertise psychiatrique ».