[Sorti grand vainqueur des élections législatives thaïlandaises du 14 mai], le parti Move Forward est nouveau et n’a jamais été au pouvoir auparavant. Confrontés à l’inconnu, certains craignent ce qui arrivera quand (et si) il y accède. [Move Forward a formé une coalition parlementaire, mais il doit obtenir les votes d’une partie du Sénat, conservateur, pour décrocher le poste de Premier ministre.] Cette crainte est particulièrement vive au sein de l’élite et de la classe moyenne supérieure, pour les raisons que je vais exposer ci-dessous.
Imaginez que vous êtes propriétaire ou dirigeant de l’une des plus grandes entreprises de Thaïlande. Votre société ou votre groupe a établi toutes les connexions nécessaires avec la vieille garde du monde politique, de l’administration et de l’élite sociale.
Votre société ou votre groupe appartient, de fait, à l’oligarchie du marché et vous savez comment traiter avec les responsables politiques. Move Forward a promis de mieux répartir la richesse et de créer des occasions nouvelles pour les petites entreprises, ainsi que d’augmenter significativement le salaire minimum [environ 9 euros par jour actuellement]. Vous ne savez pas trop comment vous allez traiter avec ce nouveau venu, ni si vous pourrez conserver ou pas votre situation une fois qu’il sera au pouvoir (s’il y accède).
Défiance face à plus d’équité
Voilà pourquoi certains propriétaires de grands groupes font preuve de réticence voire d’hostilité à son égard. Il y a deux semaines, Boonyasit Chokwatana, le PDG du géant des biens de consommation Sahapat Group et l’un des principaux chefs d’entreprise de Thaïlande, a déclaré que le pays risquait de devenir comme l’Ukraine si le nouveau parti accédait au pouvoir et que Pita Limjaroenrat, le chef du parti, ressemblait de plus en plus à Volodymyr Zelensky.
La semaine dernière, j’ai demandé à Pita Limjaroenrat, candidat au poste de Premier ministre, ce qu’il pensait de cette remarque. Il a répondu qu’il n’avait pas besoin de se défendre – suggérant ainsi que cette comparaison était exagérée.
Elle est peut-être exagérée, mais le ressenti est, lui, bien réel. De nombreux membres de l’élite et des milieux d’affaires craignent que l’ancien système qu’ils connaissent si bien ne coule si Pita devenait Premier ministre.
La classe moyenne supérieure, 10 % de la population
Si votre idéologie ne vise pas particulièrement à voir la Thaïlande devenir une société plus équitable, pourquoi prendre le risque de soutenir Pita et le mouvement Move Forward ? N’est-il pas plus sûr de s’en tenir à la maxime “Le mieux est l’ennemi du bien”, même si de nombreux Thaïlandais souffrent et que certains pensent que le système lui-même est à bout ?
Si vous êtes un membre de la classe moyenne supérieure, vous n’avez peut-être pas très envie de changement non plus, surtout si vous ne tenez pas particulièrement à voir la société thaïlandaise devenir plus égalitaire.
La classe moyenne n’est pas majoritaire en Thaïlande. La classe moyenne supérieure ne constitue qu’une petite minorité – disons dans les 10 % – de la population. Ce qui veut dire que, quand vous marchez sur un trottoir, vous pouvez vous sentir plus aisé que neuf personnes croisées sur dix – ou “supérieur” à elles.
Garder ses privilèges
Au Japon, en Corée du Sud ou aux États-Unis, l’immense majorité de la population se considère comme faisant partie de la classe moyenne et tout le monde fait semblant de croire que tous les gens sont plus ou moins égaux. Ce n’est pas le cas en Thaïlande. La voiture que vous conduisez, la façon dont vous vous habillez, l’école et l’université que vous avez fréquentées, la partie de Bangkok où vous habitez vous font vous sentir supérieur à 90 % de la population.
Si vous tenez à vous percevoir comme une personne “à part”, vous devez naturellement exclure les masses. Comment pouvez-vous maintenir ce sentiment de supériorité et d’être privilégié lorsque davantage de personnes vous ressemblent ? Voilà pourquoi le logo de Move Forward est troublant : cette pyramide oblique peut suggérer que le but du parti est de s’assurer que ceux qui se trouvent au sommet de la société devront céder leur place et descendre un peu plus bas tandis que les masses s’élèveront.
Pravit Rojanaphruk
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