La réunion était animée par un membre de la plateforme, Pepo Gordillo, qui a présenté les deux intervenants, Tica Font, ancienne directrice de l’Institut Català Internacional per la Pau et fondatrice du Centre d’Estudis per la Pau Delàs, et Julio Rodríguez, ancien chef d’état-major de la défense et membre de l’exécutif de Podemos. La banderole iinstallée derrière eux disait : « Arrêtez la guerre en Ukraine ».
Euromaïdan 2014 : un coup d’État ?
Le contexte dans lequel Gordillo a ouvert le débat public était celui d’une guerre menée depuis 2014 « avec des responsabilités partagées entre la Russie et l’OTAN ». Pour Gordillo, il s’agit du résultat d’un « coup d’État » soutenu par les États-Unis. C’est bel et bien la version pro-russe de la manifestation de masse de la place Maïdan, qui avait provoqué la fuite en Russie du président corrompu Yanoukovitch après son refus de signer, comme il s’était engagé à le faire, l’accord de partenariat avec l’Union européenne.
C’est avec cette version unilatérale de ce qui s’est passé en Ukraine ces dernières années, plutôt qu’avec un débat ouvert, qu’a commencé une conférence manifestement biaisée.
Madame Tica Font a exposé les perspectives de paix : les États-Unis et le Royaume-Uni seraient ceux qui décideraient de la durée de la guerre. « Ils ne veulent pas que l’Ukraine gagne contre Poutine, mais seulement qu’elle l’affaiblisse dans une guerre d’usure. La chute de Poutine n’est pas souhaitée par les États-Unis car elle ouvrirait la voie à l’instabilité dans la région et le chaos pourrait être pire que Poutine. »
Avec les perspectives géopolitiques posées par Tica Font, l’Ukraine et son peuple ne comptent pas. Le président Zelensky n’est « pas un démocrate » (« Poutine non plus »), il a « interdit les syndicats » (depuis quand ?) et « l’Ukraine a commis des actes contre l’humanité tout comme la Russie, mais ces actes ne font l’objet d’aucune enquête ».
Selon elle, les deux adversaires seraient donc égaux du point de vue de la morale et il n’y a pas de guerre juste, même pas pour se défendre. La seule solution serait une intervention extérieure pour faire pression sur les gouvernements occidentaux afin que ceux-ci obligent l’Ukraine et la Russie à un cessez-le-feu immédiat et établissent dans les territoires occupés du Donbass une tutelle, un protectorat, comme le Kosovo. Tout en laissant la Crimée demeurer un territoire de la Fédération de Russie. Sa conclusion : « Une mauvaise paix vaut mieux qu’une bonne guerre… »
Le parti qui ne veut pas que l’Ukraine se défende
M. Rodríguez a rappelé que Podemos a été « le seul parti qui s’est opposé à l’envoi d’armes en Ukraine » : cela constituerait le fait le plus positif et le plus marquant de sa contribution politique à la paix. M. Rodríguez a certes dénoncé la course aux armements que le gouvernement espagnol, comme tous les autres gouvernements de l’OTAN, a entamée. Il a également eu le mérite de dire que c’est de la ferraille, et peu de ferraille, qui est envoyée en Ukraine.
Je suis d’accord pour combattre la politique d’armement, mais pourquoi ne pas séparer la question de l’envoi d’armes à l’Ukraine de la prétendue « nécessité » d’augmenter les budgets militaires et d’élargir l’OTAN au monde entier ?
Mais quelles sont les perspectives de paix et de sécurité en Ukraine et en Europe ?
Les intervenants n’ont cessé de déplorer l’« absence de mobilisation » de la société en faveur de la paix. Il faudrait, selon Julio Rodríguez, « nourrir le débat public ». Il a reconnu que les rassemblements pour la paix à Madrid ne réunissent guère plus d’une cinquantaine de personnes. Á Barcelone aussi, le très faible rassemblement de quelques centaines de personnes sur la place Sant Jaume le 25 février pèse encore négativement, alors que le 24 février, la veille, la manifestation qui réunissait Ukrainiens, Catalans, Russes et Biélorusses avait attiré au moins 8 000 personnes (selon la police municipale). Et il y a vingt ans, nous étions un million contre la guerre en Irak, alors pourquoi ne pas en tirer la conclusion qu’on ne peut pas aller à l’encontre des sentiments de la majorité des Ukrainiens ?
Les deux intervenants ont reconnu que la perspective d’un « cessez-le-feu » - pour le bien des Ukrainiens ! - est une utopie. Et pourquoi est-ce une utopie ? Parce que « ni l’Ukraine ne veut abandonner ses territoires ni la Russie ne veut les abandonner ». C’est vrai. Mais l’Ukraine, la nation attaquée, veut mettre fin une fois pour toutes à la possibilité de nouvelles attaques et destructions, de disparitions d’emplois, de nouveaux génocides, de nouveaux enlèvements d’enfants, de nouveaux viols par l’empire voisin, qui a toujours été celui qui l’attaquait. Jamais l’inverse.
La nécessité pour l’Ukraine de récupérer les territoires envahis prend une dimension dramatique avec la destruction du barrage hydroélectrique de Kakhovka, sur le Dniepr, qui, que ce soit à la suite d’une attaque intentionnelle ou de négligence de l’occupant, a causé le plus grand désastre humain et environnemental du pays. Cette absence de sécurité serait-elle résolue aujourd’hui sans une défaite de l’invasion ? Tant que Poutine n’aura pas compris qu’il n’a pas d’autre choix ou qu’il sera renversé, l’empire russe ne cédera pas.
Quel rôle jouent donc de telles réunions en faveur d’un « cessez-le-feu immédiat » ?
Des membres du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU) ont assisté à cette réunion. L’une d’entre elles, une Ukrainienne, avait du mal à se retenir en écoutant les orateurs. « Pourquoi racontent-ils ces mensonges ? Ne se défendraient-ils pas si un voleur s’introduisait dans leur maison ? » Elle a eu une minute pour répondre à deux heures de »débat ouvert".
Une chose qu’elle a dite m’a semblé particulièrement pertinente : « Maintenant, je comprends pourquoi les gens sont fatigués et ne soutiennent pas beaucoup l’Ukraine. »
En effet, ce qui est inquiétant, c’est la paralysie, l’insensibilité qui semble s’être installée dans la société. Une insensibilité qui fait suite à des milliers de discours comme ceux de ces orateurs, notamment sur les réseaux sociaux. Des discours du genre : « il y a des dizaines d’autres guerres ; les Ukrainiens sont privilégiés ; en Ukraine, les travailleurs sont attaqués par leur gouvernement ; ce sont des nazis ; ils sont anti-russes ; ils ont fait un coup d’État en 2014 ; ils interdisent tous les partis de gauche et les syndicats ; ils sont tous les mêmes ».... Tout ça brouille la différence entre l’agresseur et l’agressé.
Poutine a déjà appris qu’il ne pouvait pas conquérir toute l’Ukraine. Ce n’est pas seulement à cause des armes que l’Occident prête à ce pays, c’est aussi parce que l’objectif moral d’expulser l’envahisseur est enraciné dans la société ukrainienne. Le président russe est en train de perdre la guerre en Ukraine et de s’affaiblir en Russie. Voilà pourquoi cela arrange Poutine que, bien que minoritaires et à contre-courant de la société, il y ait des campagnes « pour la paix » qui consistent à demander un « cessez-le-feu » pour maintenir l’occupation du Donbass.
Curieusement, à l’approche de l’offensive militaire ukrainienne, les initiatives « pour la paix » se sont multipliées dans certains pays à l’initiative de groupes liés à des partis comme Podemos ou de l’orbite stalinienne, voire de simples nostalgiques de l’ex-URSS. Ils sont tous incapables de voir le rôle « historique » que s’est donné Poutine : être l’anti-Lénine dont la mission est de reconquérir l’espace impérial russe.
Il est également curieux de voir comment ces « amis de la paix » s’abritent dans les locaux des syndicats pour tenter d’avoir un aspect « ouvrier ». Pourtant à Vienne, la Fédération autrichienne des syndicats (ÖGB), qui accueillait un « Sommet international de la paix » visant à demander un cessez-le-feu immédiat et ne disant rien sur le retrait des troupes russes, a compris qui étaient ces gens et leur a retiré tout soutien, y compris ses locaux.
Pourquoi ne pas inviter et écouter des syndicalistes ukrainiens ?
Discuter sur la paix en Ukraine, c’est très bien, c’est nécessaire. Il faut continuer. Mais il faudrait savoir d’abord ce que disent les Ukrainiens ! Ce que dit la majorité de la population, la majorité de ses organisations civiques.
Je termine avec cette question : cela nous aiderait-il pas à comprendre cette guerre d’inviter les deux principaux syndicats ukrainiens - la Fédération des syndicats d’Ukraine (FPU) et la Confédération des syndicats libres d’Ukraine (KVPU) - à faire une tournée, les écouter et leur demander de clarifier nos doutes ?
Alfons Bech est syndicaliste, adhérent des CCOO et membre du RESU.
Traduction Mariana Sanchez
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