Comment va-t-on être accueillis ? Dans quelles conditions va-t-on travailler ? Est-il judicieux de s’y rendre avec caméra et/ou appareil photo ? Nous n’échappons pas à ces questions, qui se chevauchent parfois à d’autres : que raconter ? De quel endroit ? À quelle heure ? En faisant parler qui ?
Ilyes Ramdani couvre le pouvoir exécutif à Mediapart – il a notamment suivi Emmanuel Macron cette semaine à Marseille. Mais il s’intéresse aussi de près à l’actualité des quartiers. Il était ces dernières nuits à Aubervillers pour raconter ce qui s’y passe depuis la mort de Nahel.
Formé au Bondy Blog, qu’il a par la suite dirigé, il a sillonné ces dernières années beaucoup de quartiers difficiles. Il a grandi dans l’un d’entre eux, y vit toujours. Et raconte donc en connaissance de cause le fossé qui existe parfois entre les habitant·es et les journalistes. « Il n’y a pas de mode d’emploi. Ce n’est jamais facile d’arriver dans un moment de tension. Mais en banlieue, il faut être conscient qu’on débarque sur des terrains d’abandon et de maltraitance médiatiques. On porte sur nos épaules des années de couverture stigmatisante par la profession. »
Le reproche est fréquent : « Vous ne venez que quand ça va mal. » Ilyes Ramdani confirme : « Les gens n’ont parfois pas envie de s’ouvrir dans ces moments-là. Il faut contourner l’obstacle, faire preuve d’humilité et de simplicité, et donner un peu de soi-même en acceptant les échanges directs et la spontanéité, inhérents aux quartiers »
Pour le journaliste, cela signifie aussi être prêt à s’ouvrir : « Les échanges liminaires sont plus importants. On ne peut pas être froid, dans le surplomb, arriver avec un carnet, un stylo ou un micro et dire : “Bonjour monsieur, alors ce jeune qui est mort ?” Les codes du quartier, c’est l’échange. Donc être prêt à dire qui l’on est, d’où l’on vient, parler de soi, accepter de donner des points de vue si on nous les demande. Moi j’arrive avec ce que je suis. Je demande tellement aux gens de s’ouvrir à moi que je ne peux pas me fermer complètement au nom de la prétendue neutralité journalistique. »
Sans compter la question du trafic de drogue : « Bien sûr qu’il y a des points de trafics dans les quartiers et qu’un journaliste qui arrive soudainement va éveiller la méfiance. Tu ne peux pas arriver comme si de rien n’était. Alors quand on arrive et qu’on ne connaît personne, il faut savoir rassurer, s’adresser aux bons interlocuteurs. »
Vendredi soir, Ilyes Ramdani a par exemple passé près de trois heures dans un quartier d’Aubervilliers qu’il connaît par cœur, sans carnet. « Mais ensuite, c’est merveilleux car ce sont des gens qui ont plein de choses à dire et jamais l’occasion de les dire. Leur parole n’est pas du tout préfabriquée. »
Pas besoin d’être racisé ou d’habiter un quartier populaire pour avoir ces codes. « D’autres les ont dans la rédaction, et savent parler d’égal à égal, ne pas être trop intrusifs, rapporte Ilyes Ramdani. Mais il faut avoir conscience de la violence symbolique : des journalistes blancs de la classe moyenne ou supérieure viennent interroger des pauvres qui vivent parmi les pauvres, noirs ou arabes, pour les faire parler des inégalités, de leurs difficultés, pas de la plus belle partie d’eux-mêmes. Alors oui, ça aide d’être un jeune homme racisé. Ça contribue à redonner confiance. Les habitant·es savent qu’on ne sera pas dans la caricature. »
Le problème peut cependant être inversé : « Quand j’ai commencé à couvrir la droite comme jeune journaliste, moi aussi j’étais perçu comme un intrus, comme une présence étrangère. Il m’a fallu apprendre les codes de Versailles ou de Neuilly. J’ai eu des remarques sur des vêtements, des chaussures. J’ai appris à me fondre dans un autre moule. »
Mais pour Ilyes Ramdani, quel que soit le terrain, la question principale est la même : « Qu’on s’adresse à un jeune de cité ou à un électeur du Rassemblement national, il ne faut pas prendre de haut. Il faut écouter, ne pas juger. C’est une gymnastique intellectuelle et une éthique. Le plus important, ça reste la façon dont on aborde les gens. »
Dans les quartiers, le nom Mediapart aide. « Beaucoup savent qu’on vient régulièrement. Pas aussi souvent qu’on aimerait mais quand même : on vient parler de politique, de social, d’éducation. Donc l’accueil est bon. Ils savent qu’on ne déformera pas. Mais c’est aussi le cas pour d’autres rédactions qui font un travail plus approfondi qu’il ne l’était il y a encore quelques années. »
En 2005, ce sont des journalistes suisses qui avaient créé le Bondy Blog, et qui avaient décidé d’habiter dans le quartier car ils en avaient assez de ne venir que la nuit. Une problématique pas forcément révolue. « Aujourd’hui encore on dit que les journalistes arrivent à 11 heures (après leur conférence de rédaction) et repartent vers 16 ou 17 heures, pour le bouclage. Mais ils ratent ainsi des travailleurs, les jeunes qui vont à l’école ou qui jouent au foot après. Ils n’ont qu’une vision parcellaire du quartier. »
À l’inverse, y vivre pourrait-il créer des risques d’autocensures, des peurs de représailles ? « Pas du tout, dit Ilyes Ramdani. On ne se pose pas la question pour un journaliste du XIe arrondissement de Paris qui ferait un sujet dans son secteur. Mais c’est vrai que parfois des journalistes de banlieue se posent la question de travailler sur ce terrain, de peur de s’y enfermer, d’être étiquetés. Un jour, j’ai dépassé ça. Ca me plaît, ça m’intéresse, je peux être pertinent. Pourquoi ne pas le faire ? »
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