Tapis rouge pour Narendra Modi à Paris. Le premier ministre indien sera l’invité d’honneur du président Macron pour le défilé militaire du 14 Juillet. Ce choix désespère les défenseurs des droits humains, vu les coups de boutoir de plus en plus violents assénés par le nationaliste hindou à la « plus grande démocratie du monde ».
La situation, résumée ici par Amnesty International, est alarmante : attaque judiciaire contre le chef de l’opposition Rahul Gandhi, violences et discriminations contre la minorité musulmane, restrictions de la liberté d’expression, raids fiscaux et judiciaires contre des ONG et des médias, arrestations et détentions arbitraires de journalistes et défenseurs des droits de l’homme…
Image. Le premier ministre indien Narendra Modi (à gauche), Emmanuel Macron et le patron de Reliance, Anil Ambani (à droite) © Illustration Sébastien Calvet / Mediapart
La dérive autoritaire de Narendra Modi n’émeut en rien Emmanuel Macron, qui espère vendre à son invité des sous-marins et des Rafale supplémentaires. Cette realpolitik des ventes d’armes s’inscrit dans la continuité de celle de François Hollande, dont Emmanuel Macron était le ministre de l’économie en 2016, lors de la vente à l’Inde de 36 chasseurs de Dassault pour 7,8 milliards d’euros.
Mais une menace plane sur Narendra Modi et Emmanuel Macron : l’enquête judiciaire pour « corruption », « trafic d’influence » et « favoritisme » ouverte il y a deux ans sur ce mégacontrat des Rafale.
Selon nos informations, les juges d’instruction parisiens ont envoyé aux autorités indiennes une demande d’entraide pénale internationale. Ils s’intéressent notamment au contenu de deux procédures judiciaires indiennes qui contiennent, comme l’a révélé Mediapart, les preuves des millions occultes versés par Dassault à un intermédiaire.
Cinq ans après cette découverte, la justice indienne n’a toujours pas ouvert d’enquête sur le contrat Rafale. Si la demande de coopération des juges français était refusée, ce serait la preuve que le pouvoir à New Delhi veut définitivement enterrer cette affaire trop sensible.
Une affaire et trois chefs d’État
Grâce à des documents confidentiels issus de l’administration fiscale, dont certains ont été, selon nos sources, versés au dossier judiciaire, Mediapart révèle aujourd’hui un épisode clé, susceptible d’impliquer trois chefs d’État.
Il concerne le milliardaire indien Anil Ambani, patron du groupe Reliance : très proche de Narendra Modi, il est soupçonné d’avoir été imposé à Dassault au printemps 2015 comme bénéficiaire principal des juteux contrats de sous-traitance des Rafale. Or une filiale française de Reliance, qui s’était vu notifier un redressement fiscal de 151 millions d’euros, a bénéficié au même moment d’une transaction avec Bercy qui a réduit la facture à 6,6 millions d’euros – soit 145 millions de moins –, comme l’a dévoilé Le Monde.
Les documents obtenus par Mediapart révèlent qu’il y a eu une intervention du cabinet de Michel Sapin, ministre des finances de l’époque, dans le dossier fiscal de Reliance, à la suite d’un courrier que lui a envoyé Anil Ambani le 14 avril 2015, ainsi qu’au ministre de l’économie Emmanuel Macron.
L’implication d’Emmanuel Macron est doublement troublante. Il n’avait en effet à l’époque aucune autorité sur la DGFIP, l’administration fiscale, qui dépendait de Michel Sapin. Et Le Monde avait rapporté il y a quatre ans les propos d’un proche collaborateur d’Anil Ambani, qui affirme avoir rencontré début 2015, avec le PDG de Reliance, « Emmanuel Macron dans son bureau à Bercy, où le problème fiscal s’est réglé par un coup de fil à son administration ».
L’Élysée avait répondu au Monde que les conseillers de Macron à Bercy ne se souviennent plus d’un rendez-vous avec Anil Ambani. En clair, Emmanuel Macron refuse toujours de confirmer ou de démentir personnellement ce rendez-vous. Interrogé via l’Élysée, le chef de l’État ne nous a pas répondu.
Alors même que le courrier lui a été personnellement adressé, Michel Sapin dit qu’il n’en a « aucun souvenir ». « La seule chose possible qu’a pu faire mon cabinet est de transmettre ce courrier à la DGFIP pour examen, poursuit l’ancien ministre des finances. Mais il est impossible qu’ils aient donné une instruction sur la façon de traiter un dossier fiscal. C’était le principe, on ne le faisait jamais. »
Un traitement favorable
L’intervention a-t-elle payé ? Une source à Bercy nous affirme qu’elle n’a eu aucun effet. Les experts consultés par Mediapart estiment que si l’essentiel de la ristourne accordée à Reliance était justifiable, le groupe d’Anil Ambani a tout de même bénéficié d’un traitement favorable. Bercy ne lui a par exemple facturé quasiment aucune pénalité, ce qui représente une économie d’environ 1 million d’euros. Accorder la bonne foi à Reliance était pourtant pour le moins curieux pour un groupe qui avait opéré un montage d’optimisation agressif dans un paradis fiscal.
L’affaire est également embarrassante pour l’ancien président socialiste François Hollande : en janvier 2016, soit trois mois après la signature de la transaction fiscale, Reliance annonçait qu’il allait financer à hauteur de 1,6 million d’euros un film coproduit par Julie Gayet, la compagne de François Hollande.
« Je n’ai à aucun moment été saisi de cette démarche. Je n’avais pas à l’être. Je vous renvoie donc vers Michel Sapin », nous a répondu l’ancien président de la République. Reliance et Anil Ambani n’ont pas répondu.
Pour comprendre les enjeux de ce contentieux fiscal, il faut entrer un peu plus dans les détails. Tout commence en 2011, lorsque la direction du contrôle fiscal (Dircofi) d’Île-de-France s’intéresse à Reliance Flag Atlantic France (RFAF), filiale du groupe d’Anil Ambani qui exploite un câble de télécommunications sous-marin entre la France et les États-Unis. Elle perd officiellement de l’argent et ne paye donc aucun impôt sur les sociétés.
Je n’ai à aucun moment été saisi de cette démarche.
En réalité, le fisc découvre un grand classique de l’évasion fiscale internationale. En jouant sur les prix d’achat à l’intérieur du groupe (les « prix de transfert »), Reliance transfère artificiellement les profits de sa filiale française à la maison mère de sa branche télécoms, Reliance Globalcom Limited, opportunément immatriculée aux Bermudes, un paradis fiscal qui a figuré sur la liste noire européenne.
Dans ces dossiers complexes, la société doit fournir des documents très détaillés, pour que le fisc puisse évaluer la part d’impôt qui revient à la France. Mais Reliance refuse de donner les précisions demandées.
Aussi, le fisc décide que le débit internet que RFAF achète à sa maison mère ne peut pas être déduit de ses revenus, alors que ces achats sont réels. Résultat : le profit que la France peut taxer explose, ce qui aboutit à un redressement colossal de 151 millions d’euros d’impôts et de pénalités pour cinq ans (2008-2012). Ce montant ne correspond pas à la réalité économique, mais il est parfaitement justifié juridiquement : lorsqu’une entreprise refuse de documenter des flux financiers vers un paradis fiscal, elle est lourdement pénalisée.
« C’est une stratégie classique : le fisc sort l’arme atomique pour pousser l’entreprise à fournir les documents et aboutir à une transaction amiable. Il est donc normal qu’il y ait une très forte baisse de l’impôt dû si la société joue finalement le jeu », explique un expert consulté par Mediapart.
Dans les coulisses de Bercy
En l’occurrence, il faudra attendre deux ans, fin 2014, pour que Reliance change de stratégie et fournisse enfin les documents. Le 16 février 2015, la Dircofi accepte le principe d’une transaction basée sur une méthode standard en pareil cas, le « cost plus ». Le fisc calcule les coûts, puis applique un pourcentage pour déterminer le profit de l’entreprise, en fonction de son secteur d’activité. Le groupe indien propose de payer 6,2 millions d’euros sur la base d’un taux de profit de 3 %. Le fisc trouve que c’est trop peu.
Document. Extraits du courrier d’Anil Ambani à Michel Sapin et Emmanuel Macron. © Document Mediapart
En Inde, Anil Ambani s’impatiente. Il a cependant une carte maîtresse en main. Le 26 mars 2015, Reliance est devenu, dans le plus grand secret, le nouveau partenaire indien de Dassault sur les Rafale.
L’appel d’offres prévoyait pourtant que 108 des 126 appareils prévus soient fabriqués en Inde par le groupe aéronautique public HAL. Mais, le 10 avril 2015, changement total de stratégie : l’Inde décide de ne plus assembler les avions sur son sol. Lors d’une visite à Paris, Narendra Modi annonce, à la surprise générale, qu’il va annuler l’appel d’offres et acheter trente-six Rafale fabriqués en France. La voie est libre pour Anil Ambani.
Le patron de Reliance fait d’ailleurs partie de la délégation du premier ministre indien à Paris. Bref, il est difficile pour le gouvernement français de déplaire à ce milliardaire qui a été, selon le président François Hollande, imposé par le gouvernement Modi (Dassault dément). D’autant plus que le contrat n’est pas encore signé.
Ce même 10 avril 2015, la situation est surréaliste. À Saint-Denis, au siège de la Dircofi Île-de-France, les avocats de Reliance France et les agents du fisc entament leur seconde séance de négociations. Au même moment, selon nos informations, Anil Ambani profite de sa présence à Paris pour se plaindre auprès de l’exécutif du redressement fiscal de 151 millions, toujours en vigueur tant qu’un accord n’est pas signé.
Quatre jours plus tard, le 14 avril, le patron de Reliance adresse un courrier très direct au ministre des finances Michel Sapin, avec copie au ministre de l’économie Emmanuel Macron : « Je sollicite votre intervention personnelle afin que vous demandiez au service concerné de réexaminer le dossier, afin que le redressement fiscal soit annulé. »
Le patron de Reliance commence par rappeler au ministre qu’il est « ravi du fort élan dans les échanges bilatéraux entre [les] gouvernements [indien et français], menés personnellement par le visionnaire premier ministre de l’Inde, M. Narendra Modi lors de sa visite en France les 10 et 11 avril 2015 ».
Anil Ambani dénonce ensuite les demandes « extrêmement injustes et déraisonnables du fisc » : « Je vous fais la requête que cette affaire soit réévaluée d’une façon juste, raisonnable et transparente […] afin de rassurer les investisseurs indiens comme Reliance [et] que Reliance Flag Atlantic France reste une société viable. »
L’effet du courrier est immédiat : le 20 avril, la Direction centrale du contrôle fiscal demande à sa direction régionale une copie du dossier Reliance, à la suite de « la demande écrite de la société (PDG indien) directement auprès du ministre » des finances. Les documents sont envoyés le jour même.
Le lendemain, la présidente de Reliance France écrit un courrier de rétractation à Michel Sapin, avec en copie Emmanuel Macron et Anil Ambani. « Je suis heureuse de vous informer qu’un accord a été trouvé sur les termes d’un accord avec le fisc français, […] que nous trouvons équitable et approprié », écrit-elle. Par conséquent, « M. Ambani m’a demandé de vous informer que nous n’avons plus besoin de votre aide » et que sa demande d’intervention est « annulée ».
Lorsqu’elle envoie ce courrier à la Direction centrale du fisc, l’avocate de Reliance est quelque peu gênée par ce « bazar successif d’intervention et de retrait d’intervention ». Il s’agit, selon elle, d’un simple malentendu. Elle indique qu’Anil Ambani « a interpellé le ministre des finances français » alors même que la négociation avançait bien : « Tout cela s’est fait à notre plus grande surprise et je dirais même à notre insu ! » Elle ajoute que le patron de Reliance s’est rétracté après avoir pris conscience « que les échanges avec l’administration fiscale française avaient été plus que constructifs ».
S’agit-il d’une véritable rétractation ou d’une volonté de dédouaner par avance les ministres ? Aucun des protagonistes n’a voulu répondre à cette question.
La transaction a finalement été signée six mois plus tard, le 22 octobre 2015. Reliance a payé 6,6 millions d’euros pour la période du contrôle fiscal (2008-2012) et 700 000 euros pour régulariser les deux années suivantes, soit un total de 7,3 millions [1].
Reste à savoir si le coup de pression d’Anil Ambani a eu un impact sur le montant de la facture. Une source proche du dossier à Bercy affirme que ce n’est pas le cas.
Les experts consultés par Mediapart, à qui nous avons soumis nos documents, estiment que le principe et la méthode de la transaction étaient globalement justifiés : à partir du moment où Reliance a fini par coopérer en fournissant des documents, le groupe indien avait de bonnes chances d’obtenir l’annulation par la justice du premier redressement de 151 millions.
Mais ces experts soulignent aussi que Reliance a bénéficié d’un traitement plutôt favorable dans un tel dossier d’évasion fiscale internationale. Lors du premier redressement, le fisc avait facturé, en plus des impôts, des pénalités de 31 %. Dans l’accord amiable, Reliance n’a payé quasiment aucune pénalité (4% seulement, soit 210 000 euros), ce qui correspond à une économie d’environ 1 million d’euros.
En clair, Reliance semble avoir été traité comme un contribuable de bonne foi, alors même que le groupe avait mis en place un montage d’optimisation fiscale agressif aux Bermudes et qu’il a mis deux ans à coopérer avec le fisc. Contactée, la DGFIP n’a pas répondu.
Yann Philippin