Aux urgences du Mans, il existe depuis une année environ un « patio » dédié aux patient·es psychiatriques. C’est une hyperbole : ce patio est en réalité « un morceau de couloir, qui donne sur une baie vitrée, sans aucune intimité. Les patients sont sur des brancards, parfois de simples fauteuils, séparés par des paravents. Il y a des toilettes, mais pas de salle de bains, ce n’est pas du tout décent. Ils y restent, dans l’attente d’un lit d’hospitalisation, pendant des jours. Un patient y est resté deux semaines », raconte la docteure Gabrièle Mugnier, cheffe du pôle de psychiatrie d’urgence de l’Établissement public de santé mentale (EPSM) du Mans.
Un autre psychiatre posté aux urgences du Mans, Antoine Decouvelaere, décrit « une dégradation des soins importante pour ces patients en attente. Ils sont agités, on ne parvient pas à les réévaluer. Il y a beaucoup de patients avec des idées suicidaires, des patients psychotiques qui décompensent. On n’a parfois pas d’autres solutions que d’avoir recours à des contentions physiques ou médicamenteuses. Des hospitalisations sous contrainte sont décidées sans qu’on puisse établir les certificats qui encadrent légalement cette mesure. Le juge des libertés et de la détention est au courant… ».
« On se retrouve à faire des choses hors la loi », confirme sa cheffe de pôle.
Un patient placé en chambre isolée dans un hôpital psychiatrique à Bondy en 2020. © Photo Loïc Venance / AFP
Ces malades en attente aux urgences attendent un lit d’hospitalisation. Or l’EPSM de la Sarthe, le seul hôpital psychiatrique public du département, a été contraint de fermer cet été trois unités d’hospitalisation, soit quarante-deux lits. Ce choix a été fait, collectivement, par la direction administrative et médicale, pour au moins assurer la sécurité des cinq unités encore ouvertes, celles où est encore assurée « une présence médicale », explique le directeur général adjoint Samuel Reze-Virfolet. « Et ce n’est pas une fermeture estivale, nous n’aurons pas les moyens de rouvrir ces unités à la rentrée. »
Ces médecins, mais aussi la direction de l’établissement, ne cachent rien de la situation. Ils alertent leurs tutelles depuis des mois, ont publié des tribunes dans la presse (dont le club de Mediapart). « Notre établissement n’est plus à ce jour en mesure d’assurer correctement ses missions auprès des patients en besoin de soins psychiques, écrivent-ils. La situation est extrêmement grave. Elle va continuer de s’aggraver davantage. »
« On a formalisé notre alerte, poursuit la docteure Mugnier. En expliquant aussi qu’on mettait en jeu notre propre santé. Pour ma part, j’ai l’impression de tourner en boucle, sans trouver de solutions. Je me retrouve en pleurs au travail. J’estime que je ne suis pas en mesure d’assurer mes fonctions, je mets en danger les patients. » Elle a finalement dû s’arrêter, en situation d’épuisement professionnel.
La Sarthe a un problème structurel, qui paraît aujourd’hui indépassable : en 2023 , il n’y a que neuf psychiatres pour cent mille habitants dans le département, contre quinze en moyenne en France métropolitaine, selon les chiffres de l’Ordre des médecins. Dans la région, seuls le Maine-et-Loire et la Loire-Atlantique sont mieux dotés, avec vingt psychiatres pour cent mille habitants, ce qui reste peu au vu de la pénurie générale dans cette spécialité médicale, dont se détournent les jeunes médecins. Les inégalités territoriales sont cruelles : à Paris, à une heure de TGV du Mans, il y a près de soixante-dix médecins-psychiatres pour cent mille habitants. « Tant qu’on ne régulera pas l’installation des médecins… », soupire la pédopsychiatre Marianne Piron-Prunier, présidente de la commission médicale d’établissement de l’EPSM.
800 patients par médecin en moyenne
Dans la Sarthe, les besoins en soins psychiatriques sont pourtant très importants : « On a un des plus hauts taux de suicide en France, d’importants problèmes d’alcoolisme, détaille Marianne Piron-Prunier. Depuis le Covid, on voit la santé mentale des 15-30 ans se dégrader. Notre établissement, qui est la seule réponse publique de tout le département, n’a plus que vingt-cinq postes de médecins, contre près de cinquante il y a vingt ans, pour vingt mille patients suivis, dont cinq mille enfants. » Un médecin suit donc, en moyenne, huit cents patient·es.
L’EPSM de la Sarthe est aussi le seul habilité à prendre en charge les hospitalisations sous contraintes, à la demande d’un tiers ou d’un représentant de l’État, c’est-à-dire les malades les plus graves pour eux-mêmes et pour les autres. En dehors de l’hôpital public, seuls vingt-deux psychiatres libéraux exercent dans le département, en cabinet ou dans une clinique qui n’accueille que les patients les moins graves.
Dans un cercle vicieux, les conditions de prise en charge se dégradent : « On fait de la psychiatrie de guerre, on trie tous le temps, pour se concentrer sur les cas les plus graves. Les patients les plus légers ne sont plus vus et s’aggravent », se désole la docteure Piron-Prunier.
Les centres médico-psychologiques (CMP), qui prennent en charge les patients non hospitalisés, sont débordés. Il y a des mois d’attente avant de voir un médecin. Cet été, un seul médecin supervise les sept CMP du département. « Les équipes paramédicales sont en autonomie, on fait des ordonnances par téléphone, c’est n’importe quoi », souffle la pédopsychiatre Violaine Piot-Gloria.
La situation est d’autant plus désolante que les soignant·es ont le sentiment que l’établissement est dans une dynamique positive : « On a une nouvelle direction médicale et administrative motivée, on a écrit un projet de soin qui porte une vision innovante de la psychiatrie », assure la docteure Gabrièle Mugnier. Le directeur général adjoint de l’établissement, Samuel Reze-Virfolet, le détaille entre deux réunions de crise avec l’agence régionale de santé (ARS) : « On sait que le manque de médecins est structurel et que notre situation n’est pas attractive. Alors on essaie de dégager du temps médical, en déléguant un maximum de tâches sur les paramédicaux, on fait monter en compétences nos paramédicaux : on a déjà trois infirmières de pratique avancée, et on en recrute deux autres. On a développé des équipes mobiles qui interviennent auprès des malades à leur domicile. Un infirmier travaille auprès du Samu. Une plateforme téléphonique répond aux médecins de ville, aux familles, aux usagers. »
Pour de nombreux médecins, l’établissement paie une gestion désastreuse dans les années 2010 : « À l’époque, la direction cherchait à tout prix à faire des économies, raconte la pédopsychiatre Violaine Piot-Gloria. Un départ de médecin, c’était une économie, il n’était pas remplacé, alors qu’on était déjà sous-doté. Cela a conduit l’établissement à sa perte. Aujourd’hui, on n’a plus aucune ressource, tout départ de médecin implique de renoncer à des activités, pour protéger les soignants et les patients. On en appelle aujourd’hui à la solidarité régionale. Mais l’agence régionale de santé a mis du temps à nous prendre au sérieux. » Sollicitée, l’ARS n’a pas répondu à nos questions.
Une cellule de régulation tente de transférer des patient·es, envoyé·es vers les hôpitaux psychiatriques de Nantes ou d’Angers. Mais cette politique a ses limites : les capacités d’accueil des autres établissements, et l’état de santé des malades. Le directeur général adjoint ne le cache pas : « Leur état est de plus en plus grave, ils sont difficiles à transférer. »
Caroline Coq-Chodorge