Robert Pelletier : Le titre de ton dernier livre insiste sur « révolution » alors que généralement on « expose » le coup d’État. Quel est ton objectif ?
Franck Gaudichaud : Mon dernier livre s’intitule [1]. Ce titre a d’ailleurs fait l’objet d’un débat avec des membres de la maison d’édition mettant en doute le fait qu’on puisse parler de « révolution » chilienne quand on parle de l’expérience des 1 000 jours du gouvernement Allende d’Unité populaire. Pour ma part, j’ai au contraire insisté sur le fait qu’il s’agit bien d’un processus révolutionnaire qu’il faut redécouvrir, faire connaître aux nouvelles générations, pour que les gauches en général sortent de leur a priori sur cette expérience qui ne peut être résumée par les qualificatifs de réformiste, de pacifique. Car elle était marquée – et c’est ce qui m’intéresse de souligner – par une grande radicalité et une immense mobilisation populaire, un mouvement révolutionnaire « par en bas » qui avait comme objectif la construction du socialisme.
Le trésor de cette époque ce sont toutes les expériences d’auto-organisation, de mobilisations paysannes, ouvrières et étudiantes dans les espaces urbains pauvres (les « poblaciones »). Il y a là vraiment une expérience collective accumulée extraordinaire.
Allende était-il un réformiste entêté, un traître ou intégrait-il les rapports de forces internationaux ?
Salvador Allende a été un dirigeant socialiste anti-impérialiste, une figure centrale de la gauche latino-américaine qui a marqué le 20e siècle. Le qualifier d’emblée de « traître » serait une marque de sectarisme et de mépris stupide. Allende a été conséquent jusqu’au bout avec ses objectifs stratégiques déclarés, qui étaient ceux d’une transition au socialisme, graduelle, des réformes radicales mais insérées dans le cadre de la légalité bourgeoise et de l’État en place. De ce point de vue, il a été un parlementaire, un dirigeant de gauche et un légaliste que l’on pourrait qualifier « d’entêté » : jusqu’à la fin, il pense pouvoir éviter la guerre civile.
On sait que le coup d’État a eu lieu le 11 septembre. C’est pour l’empêcher qu’il annonce un référendum, une assemblée constituante et de nouvelles élections législatives. Il a refusé de s’appuyer davantage sur les formes d’auto-organisation ouvrière (les Cordons industriels), de pouvoir populaire pour affronter l’oligarchie et, plus encore, a rejeté l’idée qu’il aurait été possible d’armer la révolution chilienne pour affronter le coup d’État.
Mais il est mort en défendant jusqu’au bout ses idées, même s’il a affirmé ne pas être un « martyr ». En ce sens, par rapport à de nombreux dirigeants de la gauche ou des « progressismes » du 20e siècle, il apparaît comme bien au-dessus de la mêlée, clairement anti-impérialiste, tiers-mondiste et revendiquant le socialisme comme horizon et une démocratisation radicale du Chili des années 1970.
Quelle réalité des structures de double pouvoir ?
Dans le cadre de mes recherches sur les archives, sur la presse mais aussi en histoire orale, j’ai passé de nombreuses années à travailler cette question des formes de pouvoir populaire et notamment celle des Cordons industriels. D’ailleurs, je republie cette année, avec les éditions Syllepse, une anthologie qui s’appelle Venceremos. Expériences chiliennes du pouvoir populaire [2]. La réalité des structures de double de pouvoir durant les 1 000 jours du gouvernement de l’Unité populaire est complexe.
On ne trouve pas des « soviets » à la chilienne comme parfois cela a été rêvé par une partie de la gauche anticapitaliste mondiale, mais il y a effectivement de riches expériences d’auto-organisation, de débordement par en bas des limites du légalisme allendiste, d’un Parti communiste qui refusait largement toutes ses formes de pouvoir populaire. Ce débordement se traduit notamment par les Cordons industriels, des coordinations territoriales et syndicales qui sont des embryons d’une autre société d’une certaine manière, bien que jamais incarnés dans un véritable « double pouvoir » en contradiction directe avec le gouvernement d’Allende. On est resté dans une forme d’entre-deux.
Le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) revendiquait quant à lui les Commandos communaux, comme futur double pouvoir regroupant les « pauvres de la ville et de la campagne », mais ces derniers ont eu du mal à se concrétiser. Ce sont les Cordons industriels qui restent les figures essentielles de cette dualisation de pouvoir en cours, tout en restant dirigés par des militantEs du PS essentiellement (qui avait un pied dans les usines et un dans le gouvernement). Ces formes de pouvoir populaire montraient toutes les limites de la stratégie de la gauche communiste et socialiste, surtout à partir de 1972, mais sans incarner une véritable alternative à la voie pacifique au socialisme, et tout en revendiquant Allende comme « leur » président.
Un problème reste entier : quelle stratégie d’affrontement avec l’État en général et plus précisément l’appareil militaro-policier ?
C’est le problème stratégique central des expériences révolutionnaires, notamment celles du 20e siècle. L’expérience cubaine de 1959 avait signifié la victoire d’une stratégie de guérilla paysanne, alliée avec des formes de grèves urbaines et de mobilisations ouvrières et populaires qui ont provoqué l’effondrement de la dictature de Batista et son remplacement par l’État castriste. Au Chili, il n’y a pas d’affrontement direct avec l’État alors que le pari de la gauche chilienne est que l’État sera assez « flexible » pour intégrer les réformes radicales et « gradualistes » de l’Unité populaire. Et, précisément, l’illusion de la gauche gouvernementale sur les forces armées, censées être constitutionnalistes, respectueuses du suffrage universel, ont conduit à la tragédie du 11 septembre 1973.
Mais une fois dit cela, quelles étaient les alternatives ? De nombreux membres de l’appareil militaire et policier (carabiniers), des soldats, des sous-officiers n’étaient pas d’accord avec le coup d’État et s’il y avait eu, comme le proposait le MIR, un véritable travail politique parmi les soldats peut-être aurait-il été possible d’avoir des secteurs entiers de l’armée aux côtés des Cordons industriels, au côté de la gauche et des appareils politico-militaires des partis, pour s’opposer au soulèvement de Pinochet et consorts. Ceci, combiné avec des mobilisations ouvrières et populaires de haute intensité (possibles au vu du niveau de politisation existant alors), une grande grève générale, afin d’isoler les putschistes. Tout en sachant qu’ils étaient soutenus par rien de moins que les États-Unis, par Nixon, qu’il y avait vraiment des secteurs entiers des officiers, des forces armées qui étaient prêts de longue date au coup d’État.
La situation était donc complexe et un scénario type Espagne avec une guerre civile était aussi une option à ce moment. Pour aujourd’hui, évidemment, cela pose des questions très épineuses surtout dans des pays comme la France qui ont une longue tradition de démocratie parlementaire et des forces armées composées non pas de conscrits (comme au Chili à l’époque) mais professionnalisées, très « technologiques » et largement séparées de la population.
Propos recueillis par Robert Pelletier