Si les chiffres officiels attestaient un lent affaissement de la part des salaires dans le Produit intérieur brut (PIB) à partir des années 1990, ce n’est plus le cas depuis quelques années. A partir de 2002, mais surtout de 2004, les branches du ciseau représentant d’une part la croissance économique (celle du PIB) et d’autre part l’évolution des salaires réels – malgré une définition enjolivant la situation effective – ne cessent de s’écarter.
En 2006, les bénéfices des 43 plus grandes entreprises de Suisse ont crû de 28,9% (atteignant les 73,7 milliards de francs), les salaires de leurs dirigeants de 14,5% et les salaires les plus bas de leur personnel de 1,7%. L’écart moyen des salaires est ainsi passé à 1.65. En d’autres termes, le directeur général a gagné 65 fois le salaire de l’ouvrière de base. Il s’agit là d’une moyenne, car il existe évidemment des premiers de classe.
Chimie, industrie pharmaceutique, banques et assurances
Si l’on compare simplement les salaires des dirigeants et ceux des salarié-e-s des catégories les plus basses (le quart inférieur), l’écart est le plus marqué dans les grandes banques. Un ponte de l’UBS gagne 421 fois le salaire de l’employée lambda, alors que ce multiple n’est « que » de 416 au Credit Suisse. Dans cette échelle de l’inégalité salariale, on trouve à la troisième place Novartis (263) ; l’assurance Swiss Re (160), la banque Julius Bär (141), l’assurance Zurich Financial Service (129) et la pharma Roche (119 fois) font partie d’un peloton déjà distancé.
En considérant non pas les dirigeants, mais le principal d’entre eux, l’administrateur délégué ou le directeur général – ou CEO en anglais : chief executive officer, que les Canadiens traduisent avec moins d’emphase par chef de la direction – les cartes sont un peu redistribuées, mais, rassurezvous, les gagnants sont toujours dans le même camp. En première position, on trouve Novartis, ou plus exactement Daniel Vasella, dont la rémunération est 806 fois supérieure à celle de l’aide-laborantine de son entreprise, qui elle n’a pas eu la chance d’épouser la nièce de l’artisan de la fusion Sandoz/Ciba-Geigy, Marc Moret. Après Vasella, on trouve à quelques encablures, le président du conseil d’administration de l’UBS (les banques n’indiquent pas les salaires de leur CEO, voir ci-dessous), l’hilarant Marcel Ospel, qui se contente de gagner 589 fois plus que les moins bien payés de ses employés. Après avoir hardiment contribué à la faillite de Swissair, Marcel Ospel a déménagé dans le canton de Schwytz. Pour de bêtes raisons fiscales. On a beau être banquier, un sou, c’est un sou…
Derrière ces deux gagne-petit, le président du conseil d’administration du Credit Suisse entame sa remontée. En 2005, le peu médiatique Walter Kienholz, qui vient de l’assurance (Swiss Re) a gagné 12 millions environ et 16 millions en 2006, soit 355 fois le salaire d’un de ses salariés les moins bien rétribués. S’il ne fait pas la une des gazettes, l’influent Kienholz préside aux destinées d’Avenir suisse, ce laboratoire d’idées du patronat suisse. Il est aussi membre d’un think tank américain, le Center of Strategic and International Studies, où il côtoie la fine fleur de la finance et de la diplomatie étatsunienne (comme l’ancien secrétaire d’Etat Kissinger ou le conseiller politique du président Carter, Brzezinski). On espère que ses frais de déplacement lui sont au moins remboursés.
Transparence mon cul, dirait Zazie
Lors de leur recherchei, H. Baumann et R. Zimmermann ont pu vérifier que si l’on parlait beaucoup de la transparence des rémunérations des dirigeants et des membres du conseil d’administration dans le cadre de la « corporate governance », la pratique était nettement plus glauque. Si quelques entreprises détaillent effectivement les salaires de leurs cadres supérieurs, d’autres se contentent de mentionner une somme globale. Et lorsque les rémunérations se font sous la forme d’actions ou d’options, on ne mentionne que leur nombre et non pas le montant concerné. Quelquefois, on ne sait même pas si ces titres sont déjà comptés dans le montant total ou s’il faut les ajouter à part. Comme la réglementation boursière ne prévoit que la publication de la plus haute rétribution du conseil d’administration (CA), il n’existe souvent aucune donnée publique sur le salaire du chef de la direction, qui n’apparaît que si ce dernier est aussi membre du CA. L’observateur extérieur ne peut donc se débarrasser de la curieuse impression que tant d’imprécision cache quelque chose. Le trésor de Rackham le Rouge, peut-être ? Alors que le patronat suisse peaufine sa stratégie de division des salarié-e-s, en utilisant tous les instruments à disposition (libre circulation de la main-d’œuvre, précarisation, travail au noir, augmentations attribuées individuellement, etc.), il est temps de réagir. Les entreprises suisses, on le voit bien, nagent dans l’opulence. La modération salariale qu’elles prêchent au nom de Sainte-Compétitivité n’est qu’un leurre pour permettre aux détenteurs de capitaux et au management de s’en mettre plein les poches. Contre les bas salaires, salaires minimums ainsi qu’augmentations collectives et unifiées s’imposent !