Certes, comme toutes les véritables révolutions socialistes, la révolution cubaine refait sans cesse sa propre autocritique, corrige impitoyablement les erreurs et les imperfections de son passé récent. Parlant, l’autre jour, devant le congrès de l’association des petits paysans, Fidel Castro a eu cette formule sincère : « Lorsque nous avons pris le pouvoir, nous ne connaissions pas grand-chose de la politique, et rien de l’agriculture. Aujourd’hui, nous connaissons un peu mieux la politique et un tout petit peu mieux l’agriculture. »
Cet esprit de franchise, d’expérimentation et de recherche ; ce refus de tout parti pris dogmatique, on le rencontre aujourd’hui à tous les niveaux de la vie sociale cubaine. Il s’explique en partie par la jeunesse des masses révolutionnaires cubaines. Il explique à son tour l’emprise de la révolution sur la jeunesse. Nulle part dans le monde - et certainement pas en Chine - on connait cette fertile combinaison d’enthousiasme révolutionnaire et de recherche critique qui caractérise aujourd’hui la réalité cubaine.
Les jeunes révolutionnaires cubains ne croient pas qu’un seul « esprit » suffit pour tout comprendre et tout expliquer, ni celui de Mao, ni celui de Fidel ou du « Che ». Ils veulent s’abreuver à toutes les sources du socialisme et de la révolution. Ils veulent étudier tous les auteurs, comparer toutes les expériences. Ils savent que la révolution ne doit craindre ni la libre confrontation des idées, ni la recherche critique de la vérité. C’est pourquoi il y a aujourd’hui plus de livres non conformistes qui sont publiés à Cuba que dans n’importe quel autre pays à base économique socialiste.
UN SOUTIEN SOLIDE DES MASSES
Tout le secret de la révolution cubaine, et toutes les particularités de son développement reviennent en dernière analyse à un seul fait fondamental : la révolution a joui, dès ses débuts, et jouit encore, de l’appui de la grande majorité du peuple cubain : prolétariat urbain, prolétariat agricole, petits paysans, intellectuels. Elle trouva, certes, au départ, une structure sociale plus favorable à une révolution socialiste que celle que connurent à leurs débuts les révolutions russe, yougoslave, chinoise ou vietnamienne. Le prolétariat et semi-prolétariat urbain et agricole représentait presque la moitié de la population dès le départ, à Cuba, alors qu’il atteignait à peine les 20 % de la population soviétique en 1917, et yougoslave en 1945, et un pourcentage encore plus bas en Chine et au Vietnam. L’alliance ouvrière-paysanne pouvait se réaliser dès lors dans des conditions beaucoup plus favorables à Cuba. Le poids de l’idéologie socialiste pouvait y devenir plus rapidement prédominant dans la population.
Ceci dit, il ne faut pas sous-estimer le rôle conscient de la direction fidéliste pour réaliser et maintenir cette fusion entre les masses et la révolution. A chaque tournant, devant chaque crise (et la révolution cubaine n’a manqué ni les uns, ni les autres, comme toute véritable révolution) Fidel a opté pour les solutions qui maintiennent et renforcent les liens avec les masses.
Parcourant sans cesse le pays, en hélicoptère, dans une jeep, à dos de mulet ou à pied, il a constamment l’oreille des masses, il s’inquiète des moindres fluctuations de l’opinion ouvrière et paysanne. La science seconde aujourd’hui cet effort. Des ministères ont organisé des sondages d’opinion sur grande échelle, interrogeant de manière entièrement anonyme des milliers et des milliers d’ouvriers, des petits paysans, des employés, des fonctionnaires, pour savoir ce qu’ils pensent d’un nombre élevé de sujets allant du ravitaillement en lait jusqu’au comportement du ministre.
Vivant au milieu des masses et s’efforçant de connaître leurs moindres réactions, le régime fidéliste a pu à temps découvrir des sources de mécontentement et réagir dans le bon sens.
La lutte contre la bureaucratie et contre l’inégalité sociale est menée avec énergie. Aujourd’hui déjà, on peut affirmer que la tension des salaires est plus réduite à Cuba que dans tous les autres pays à base économique socialiste, y compris la Chine.
Cuba vit comme une forteresse assiégée. Le blocus économique par l’impérialisme américain est une réalité très dure, que l’aide de l’Union Soviétique et qu’un commerce restreint avec es pays capitalistes d’Europe occidentale et avec le Japon ne neutralisent que très partiellement. Beaucoup de marchandises sont rares. Beaucoup de pièces de rechange manquent. Beaucoup d’industries ne peuvent fonctionner qu’avec une capacité de production inférieure aux possibilités, par suite du manque de matières premières ou d’outillage. Par rapport à notre visite précédente de 1964, le ravitaillement s’est amélioré, mais les difficultés restent multiples.
Avec un élan admirable, la révolution - il faut noter que Fidel et tous les dirigeants cubains parlent toujours de « la révolution » qui fait ceci ou qui donne cela, et jamais de l’État ou du gouvernement - s’est lancée à la solution de ces difficultés. Elle a fait bondir en avant la production de vivres dans plusieurs domaines : œufs, poissons, fruits citriques ; demain ce sera le tour du riz, du lait, de la viande. Le rationnement, source de fatigue et de mécontentement au fur et à mesure que les années passent, devra être surmonté grâce à la mécanisation de l’agriculture et à l’énergie créatrice des masses populaires, surtout si celles-ci sont de plus en plus intimement associées à la gestion des entreprises industrielles et agricoles.
« CONSTRUIRE LE SOCIALISME ET LE COMMUNISME EN MÊME TEMPS »
Maintenir l’union des masses et de la révolution, cela implique non seulement une lutte constante contre toutes les déformations bureaucratiques et autoritaires de la révolution.
Cela réclame aussi qu’on cherche à satisfaire à la fois les besoins matériels des masses et leur soif de justice. C’est là le sens de la formule lancée par Fidel : « Nous construisons à la fois le socialisme et le communisme ». A première vue, elle semble hérétique pour un marxiste.
Elle ne l’est plus lorsqu’on l’examine de plus près, et surtout lorsqu’on examine la réalité sociale et économique qu’elle entend recouvrir.
Depuis trente-cinq ans, il y a un dogme qui est généralement accepté par tous les théoriciens des pays à base économique socialiste, et par presque toutes les tendances du mouvement ouvrier international : il faut d’abord créer l’infrastructure matérielle du communisme avant que les « normes de distribution bourgeoises », les marchandises, le salaire et l’argent (et donc aussi une large inégalité sociale) ne puissent disparaître. Et puisque l’utilisation de plus en plus ample de ces « stimulants matériels » amène une croissance économique plus rapide, il faut marcher carrément dans cette voie, sans se soucier pour le moment des conséquences sociales regrettables (mais inévitables), quitte à les surmonter « lorsque la base technique-matérielle aura été créée ».
Les seuls qui s’écartent de ce raisonnement, les maoïstes, ne le font que pour tomber dans l’erreur inverse, c’est-à-dire pour proclamer à l’encontre de tout l’enseignement de Marx, la possibilité d’éliminer les « stimulants matériels » tout de suite et complètement, indépendamment de l’existence d’une abondance de biens et de services, par pur effet de propagande et d’éducation. Il ne fait aucun doute pour nous que cette thèse volontariste est condamnée à l’échec, et que la Chine verra renaître de plus en plus de « stimulants matériels » (de même qu’elle est revenue très vite, après 1959, d’une distribution directe des biens à un système de commerce et d’économie monétaire dans les « communes populaires »).
Fidel Castro dépasse correctement les deux thèses mécanistes, et insiste sur le fait qu’il faut commencer à surmonter l’emploi des catégories marchandes, qu’il faut commencer à dépasser l’économie marchande et monétaire, sources inévitables d’inégalité et d’aliénation, au fur et à mesure que progresse la construction de l’économie socialiste. Ce faisant, il est beaucoup plus près de Marx (et de Lénine) que tous les soi-disant « orthodoxes ».
A Cuba, un effort délibéré est entrepris pour élargir le secteur de la vie sociale qui échappe à l’économie monétaire. Les 150.000 boursiers du gouvernement, qui occupent les logements des ci-devant bourgeois de La Havane et de Santiago de Cuba, ne touchent pas leur bourse en argent mais en nature : logement, nourriture, vêtements, livres, transport pour visites chez les parents, théâtre et cinéma, etc. Les transports urbains sont presque gratuits, les loyers, le téléphone et la plupart des services connexes (eau, gaz, électricité) le deviennent d’ici quelques années. A la campagne, on crée des noyaux expérimentaux comme à San Andres, où travailleurs agricoles et petits paysans reçoivent gratuitement de la révolution non seulement vivres et vêtements, crèches, écoles-internats, soins de santé, livres, mais encore tous les services publics (y compris la blanchisserie réorganisée comme tel), mais encore des logements nouveaux entièrement meublés et équipés, y compris d’électro-ménagers.
L’expérience porte sur un point précis : la production augmente-t-elle ou diminue-t-elle dans ces conditions ? Elle augmente, dans la mesure où ce communisme-ci signifie un grand bond en avant du niveau de vie de la population villageoise.
La possibilité de multiplier et de généraliser ces expériences dépend évidemment des ressources économiques globales de la nation, donc en dernière analyse de l’accroissement de la production. Mais la tentative de faire avancer de pair cet accroissement, le dépérissement des catégories marchandes, et l’épanouissement de la conscience révolutionnaire est frappante et sensationnelle. A partir de 1970, Fidel veut que la révolution donne à chaque famille cubaine un nouveau logement moderne en l’espace d’une décennie, en faisant construire 100.000 logements par an. Donner gratuitement, s’entend.
Ce même souci d’expérimentation révolutionnaire se rencontre dans d’autres sphères de la vie sociale. Les dirigeants cubains veulent progressivement supprimer toutes les prisons. Ils ont commencé par supprimer intégralement l’emprisonnement des jeunes. La visite des fermes où les victimes de la délinquance juvénile - c’est ainsi que les considèrent à juste titre les dirigeants cubains ! — passent, après procès en bonne et due forme, une ou deux années, sans barreaux ni geôliers, en faisant eux-mêmes la garde, en s’administrant eux-mêmes, en partageant leur temps entre la production, l’étude, la discussion collective et les sports, a été une expérience inoubliable. On est fier de voir la révolution cubaine renouer avec l’esprit et la tradition humanistes du socialisme, d’être à l’avant-garde du progrès dans l’abolition progressive de toute contrainte sociale.
LA SIGNIFICATION DE LA PREMIERE CONFERENCE DE L’O.L.A.S.
Elle renoue de même avec la tradition internationaliste de la révolution d’une manière sans égale dans l’histoire des révolutions. Fidel est le premier dirigeant d’État depuis Lénine et Trotsky qui a proclamé publiquement : « Nous aimons notre patrie, mais nous aimons davantage toute l’humanité ». Cuba est le premier pays à base économique socialiste dont le dirigeant qui vient en deuxième position d’autorité et de popularité - Ernesto Che Guevara – est délibérément parti à l’étranger pour aider à l’extension internationale de la révolution socialiste, à commencer par l’Amérique latine (mais rien ne dit qu’il s’arrêtera là !). II faut avoir vu la chaleur avec laquelle le peuple cubain acclame le portrait du • Che • dans des manifestations, ou l’apparition de son image au cinéma, pour comprendre que cet internationalisme a plongé de profondes racines dans les masses.
Quand Fidel Castro affirme qu’il trouve inconcevable que le socialisme puisse être réalisé à
Cuba, alors que des gens meurent de faim au Brésil ou en Inde, il renoue avec la véritable tradition marxiste, qui le rend mille fois plus orthodoxe que tous les pseudo-orthodoxes.
C’est là le sens historique de la première conférence de l’organisation de solidarité latino-américaine, l’O.L.A.S.., qui s’est déroulée à La Havane fin juillet-début août 1967. II s’agissait d’affirmer clairement que le devoir principal des révolutionnaires latino-américains, c’était d’œuvrer à la libération nationale et sociale de tout le continent par la victoire de la révolution ; que cette victoire ne peut être obtenue par la voie pacifique, parlementaire ou électorale ; que cette révolution ne se fera que par la lutte armée dans presque tous les pays d’Amérique Latine ; et qu’elle ne triomphera que comme révolution socialiste, c’est-à-dire sous la direction du prolétariat et d’intellectuels de conviction et de pratique marxistes révolutionnaires. Nous ne pouvons qu’approuver ce message, qui est à la fois un défi à l’impérialisme yankee et aux classes dominantes latino-américaines, et une rupture avec toutes les formes du réformisme et de l’opportunisme.
La presse bourgeoise n’a voulu retenir que l’aspect polémique de ce message : polémique entre le courant fidéliste et les partis communistes traditionnels d’Amérique latine les plus droitiers, ou du moins leurs directions, comme celle du Venezuela, de Colombie ou du Brésil.
Des partis communistes d’Europe occidentale ont suivi une voie analogue en condamnant comme « L’Humanité » - la conférence de l’O.L.A.S. comme un ramassis de groupuscules sectaires et ultra-gauchistes en se gardant d’ailleurs d’opposer aux conclusions de l’O.L.A.S. un bilan objectif des résultats auxquels vingt années de pratique de la « voie pacifique », électoraliste ou parlementaire ont abouti dans la plupart des pays d’Amérique latine). Le fait que la conférence critique, en termes très nets l’aide apportée par les dirigeants soviétiques et par d’autres gouvernements de pays à base économique socialiste à des régimes réactionnaires ou semi-fascistes d’Amérique latine (sans pour autant s’opposer au principe de tout commerce avec ces pays), a également reçu une large publicité.
Tous ces faits sont évidemment importants et significatifs en eux-mêmes. Mais là ne réside pas le sens profond de la première conférence de l’O.L.A.S. Sa signification n’est pas, avant tout, polémique. Elle est positive dans ce sens qu’elle constitue un appel passionné à tous les révolutionnaires, tous les progressistes d’un continent déchiré et martyrisé, pour qu’ils se regroupent dans une action révolutionnaire, quelles que soient leurs particularités idéologiques originelles ou actuelles. La ligne générale de cette action a été tracée. Mais contrairement à ce qu’ont prétendu des observateurs étrangers insuffisamment informés, les modalités d’application de cette ligne générale - la lutte armée, la guérilla - aux conditions concrètes de chaque pays et du moment actuel ont été considérablement assouplies par rapport aux conceptions défendues par le castrisme il y a quelques années.
Il ne s’agit plus de placer ses espoirs dans la victoire d’un petit groupe de partisans armés. Il s’agit d’une conception qui intègre l’initiative initiale de la guérilla, la probabilité de l’intervention impérialiste, la nécessité de l’élargissement du combat au niveau de la guerre populaire, la nécessité d’y faire participer également les masses urbaines, et beaucoup d’autres aspects encore, dont certains sont d’ailleurs besoin d’être définitivement clarifiés ou cristallisés.
Le regroupement auquel les Cubains président se veut largement ouvert sur la confrontation d’idées et d’expériences révolutionnaires, mais d’expériences réelles se dégageant d’actions, et non de bavardages stériles ou de polémiques purement littéraires.
La présence du leader américain noir Stockely Carmichael à la conférence de l’O.LA.S. a montré que les Cubains ne sont pas insensibles aux besoins de combiner la lutte des masses d’Amérique latine avec celle des opprimés des Etats-Unis eux-mêmes. Dans l’ambiance de Cuba socialiste, le leader du « pouvoir noir » américain a su trouver à son tour la voie vers un programme à orientation anticapitaliste au moins embryonnaire.
LA REVOLUTION RETROUVE L’ART REVOLUTIONNAIRE
Aux retrouvailles de La Havane, ce ne sont pas seulement l’enthousiasme populaire, les convictions socialistes des masses, l’internationalisme prolétarien, et la théorie économique marxiste, qui ont renoué leur alliance avec une révolution en marche. C’est aussi l’art révolutionnaire qui s’est trouvé à ce rendez-vous, par la volonté des dirigeants de la Révolution.
Rompant délibérément avec les dogmes antimarxistes du « réalisme socialiste » ou de « l’art prolétarien, Fidel Castro a lancé un appel aux artistes du monde entier pour que l’art révolutionnaire, pour que le bouleversement des formes artistiques, refasse son union avec la révolution socialiste, union que la révolution d’octobre avait consacrée et que le stalinisme avait détruite. Les peintres d’avant-garde du « Salon de mai » de Paris ont été invités à venir à Cuba. Leurs toiles ont été montrées au public, à côté d’une exposition agricole, au moment où se réunissait la conférence de l’OL AS. Fidel Castro a, dans un message spécial, souligné la signification symbolique de cette triple coïncidence.
La plupart de ces artistes sont venus, et ils ont été ravis. Comme pour sceller leur communion avec la révolution, ils ont été invités à peindre pour la première fois sous une forme que seule une révolution socialiste peut créer : celle d’une toile collective peinte par 92 peintres, chacun étant libre de consacrer son carré, égal à celui du confrère, au sujet de son choix. Le résultat a été remarquable ; il faut d’ailleurs reconnaître que l’ensemble impressionne davantage que les parties.
On nous dira qu’une toile collective n’a pas grand-chose à voir avec la lutte d’émancipation d’un continent où des millions d’êtres humains meurent de faim, de sous-alimentation ou d’épidémies parfaitement guérissables, et que l’art libre, c’est pour après-demain. Nous ne sommes pas d’accord. La révolution socialiste proclame une libération intégrale de l’homme. La révolution cubaine qui a transformé les casernes en écoles, a mobilisé les étudiants dans une guerre contre l’analphabétisme, elle a organisé des olympiades de dizaines de milliers de joueurs d’échecs, elle a réalisé des exploits audacieux d’architecture moderne et proclamé de nouveau à la face du monde que tous ceux qui luttent pour le progrès, dans quelque domaine que ce soit, y compris celui de l’art, n’ont pas d’autre place à occuper que celle qui se trouve dans les rangs de la révolution.
Ernest MANDEL septembre 1967