Longtemps cantonné aux discussions d’arrière-boutique, le problème est désormais clairement nommé, y compris dans la presse. Au point que la programmation, ce jeudi 5 octobre, d’un reportage du magazine « Complément d’enquête » de France 2 consacré à l’affaire Sophia Chikirou – ou plutôt aux affaires – met en ébullition La France insoumise (LFI).
« On a attendu cette diffusion tout l’été, les gens s’organisent en groupe pour regarder le reportage ensemble », témoigne un collaborateur de LFI de l’Assemblée nationale, très critique de la place occupée par cette communicante de 44 ans, élue en 2022 dans la sixième circonscription de Paris, l’une des plus favorables de France pour la gauche, dont a été délogée la candidate naturelle, Danielle Simonnet.
Ces dernières années, la patronne de la communication de La France insoumise, qui a auparavant navigué entre les chapelles politiques (du chevènementiste Michel Charzat au centriste Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy) avant de rejoindre la campagne 2012 de Jean-Luc Mélenchon, s’est installée comme une figure centrale du mouvement. Une responsable politique à part entière, bien loin des clichés sexistes – la présentant comme une « muse », une « confidente » ou une « bonne fée » – auxquels elle a souvent été réduite, comme bien d’autres femmes politiques avant elle.
Sophia Chikirou lors d’un meeting de la Nupes à Paris, le 17 janvier 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Le sujet de « Complément d’enquête »,auquel Mediapart a participé (lire en Boîte noire), accompagné de la publication de plusieurs portraits de la députée LFI dans des quotidiens et magazines, remet sur la table les ambivalences d’une dirigeante politique capable de tout et de son contraire. Comme se prétendre, d’un côté, grande défenseuse des droits des femmes, tout en menant la bataille pour protéger et faire applaudir à l’Assemblée le député Adrien Quatennens juste après sa condamnation pour violences conjugales. Dénoncer les élus cumulards et siéger, en même temps, à l’Assemblée et à la région Île-de-France. Vouloir prendre la tête d’une rédaction, en participant au lancement du Média, mais rêver de la régenter comme une caserne. Ou encore promouvoir un programme de répartition des richesses tout en tirant un profit financier personnel du travail de militant·es dévoué·es, comme l’a révélé Mediapart en août 2022.
Dans cette dernière affaire, relative aux comptes de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, la justice a ouvert une information judiciaire qui menace directement la députée. Un rapport d’expertise rendu trois mois plus tôt aux juges d’instruction saisis du dossier a conclu que, grâce à cette campagne qui a été remboursée par des fonds publics, la société Mediascop de Sophia Chikirou a vu sa rentabilité bondir, avec un taux d’excédent brut d’exploitation de 22 % (contre 12 % lors de la campagne de 2012). Un niveau de rentabilité qui a été considéré par les experts comme étant « supérieur » à celui des entreprises du secteur de même taille, d’après leur rapport.
Conflits d’intérêts
Selon les données financières obtenues par les enquêteurs, cette campagne présidentielle suivie des élections législatives a in fine permis à Sophia Chikirou de se verser à titre personnel, pour des prestations s’étalant de septembre 2016 à juin 2017, plus de 135 000 euros de salaires et dividendes avant impôts, dont elle a décidé seule du montant en tant que présidente et unique actionnaire de Mediascop. Des montants durs à avaler pour plusieurs participant·es à la campagne ayant accepté de se serrer la ceinture pour réduire les coûts.
Cette situation est d’autant plus problématique que Sophia Chikirou cumulait à cette période les fonctions de patronne unique de Mediascop et de directrice de la communication, se retrouvant « à la fois donneur d’ordres et prestataire »,comme le relevaient dès septembre 2018 les policiers de l’Office anticorruption (OCLCIFF) de la police judiciaire dans un rapport. Initialement convoquée en septembre 2022, avant que le rendez-vous ne soit reporté à sa demande, la députée n’a pas encore été entendue par les juges saisis de l’affaire.
On espère que quelqu’un va sortir du bois, mais personne ne se sent assez fort pour y aller.
Un autre conflit d’intérêts a aussi surgi à la faveur de cette affaire. En octobre 2018, Mediapart fait le choix de briser un tabou politique, également susceptible d’éclairer sous un autre jour le soupçon judiciaire : au-delà de son travail pour LFI, la communicante entretient alors depuis plusieurs années une relation extraprofessionnelle avec Jean-Luc Mélenchon, au domicile duquel elle se trouve lorsqu’il est ciblé par une perquisition. Le chef de file de La France insoumise réagit vigoureusement à cette publication, dénonçant « l’ignominie » de Mediapart.
Mais plusieurs cadres de LFI ont depuis considéré, sous couvert d’anonymat, que l’information est bien une clé de compréhension des rapports de force et du statut de Sophia Chikirou au sein du mouvement. « Elle travaille une ambiance autour d’elle : s’attaquer à Sophia, c’est s’attaquer à Jean-Luc, même si officiellement ils ne sont pas ensemble », analyse le collaborateur parlementaire précité, qui estime que cela permet, lorsque la députée est attaquée, de « radicaliser encore plus un noyau » autour d’elle comme dans le cas d’une citadelle assiégée.
« On espère que quelqu’un va sortir du bois », ajoute l’assistant, tout en estimant que « personne [parmi les élus] ne se sent assez fort pour y aller ». Ce sentiment d’impuissance est renforcé par l’absence de démocratie au sein du mouvement, ainsi que par la virulence avec laquelle la députée de Paris est capable de prendre à partie ses collègues dans les échanges internes.
Preuve en est ce message, révélé par Le Monde et L’Express, qui a été posté le 15 septembre, sur la boucle Telegram des député·es insoumis·es. Tandis qu’un élu alerte contre « les chasses aux ennemis de l’intérieur »,Sophia Chikirou répond : « Tu as raison. Je suis comme Aymeric [Caron], antichasse. Je préfère attendre sur le bord de la rivière de voir passer leurs corps. »
Dix collaborateurs parlementaires partent en un an
Plus encore que l’affaire des comptes de campagne, c’est la diffusion, le 29 septembre, de premiers extraits du « Complément d’enquête », dans lesquels Sophia Chikirou traite notamment par message des journalistes du Média de « tafioles de merde »,qui a suscité le malaise à LFI. SOS Homophobie a vivement réagi contre des propos qui réclament d’« être condamnés avec clarté au plus haut niveau du parti politique de Sophia Chikirou ». L’association a aussi appelé à « des sanctions fermes », qui ne sont visiblement pas au programme.
Tout en reconnaissant que « “tafiole” a une connotation homophobe »,la présidente du groupe LFI à l’Assemblée, Mathilde Panot, a soutenu la députée de Paris, en indiquant que, depuis son élection en 2022, elle n’a pas eu connaissance d’un seul « propos homophobe de la part de Madame Chikirou ».
« Les mots peuvent dépasser la pensée », abonde auprès de Mediapart le député de l’Essonne Antoine Léaument, ancien responsable de la communication numérique de Jean-Luc Mélenchon. « Ce n’est pas la première fois qu’on nous dit qu’on est des méchants », ajoute l’élu, pour relativiser la portée du reportage à venir.
En plus de son message homophobe, Sophia Chikirou s’était aussi montrée particulièrement brutale dans sa gestion du Média. En juillet 2018, au lendemain de l’hospitalisation d’un salarié en raison des tensions au sein de l’entreprise, la communicante écrivait par exemple à trois de ses proches : « Aujourd’hui on envoie qui à l’hôpital ? » D’après nos calculs, depuis son arrivée à l’Assemblée, la députée a déjà provoqué le départ de dix collaboratrices et collaborateurs. En un an seulement.
Antton Rouget
Boîte noire
Mediapart a été interviewé par les journalistes de « Complément d’enquête » au sujet de nos révélations sur les affaires financières de La France insoumise ainsi que sur le parcours de Sophia Chikirou et sur son management brutal et son échec à la tête du Média.
Sollicitée par Mediapart pour la préparation de cet article, Sophia Chikirou a refusé tout échange, comme elle le fait constamment depuis nos premières enquêtes sur la campagne 2017. « L’espoir fait vivre », nous a-t-elle seulement rétorqué, lorsque nous avons formulé cette énième demande d’entretien.
L’entretien avec Antoine Léaument a été réalisé par Mathieu Dejean.