Conditions de travail des travailleuses iraniennes
La mise en place d’un régime néolibéral en Iran au cours des années 1980, à l’instar d’autres régions, a entraîné une désindustrialisation et une déréglementation du marché du travail. Il en a résulté une plus grande précarité de l’emploi, une augmentation des taux de chômage et une main-d’œuvre plus vulnérable et dévalorisée. Les salaires inférieurs à la normale, exacerbés par une inflation persistante à deux chiffres, ont contraint de nombreux travailleurs, y compris des femmes, à se tourner vers le secteur du travail non réglementé, non déclaré. Cependant, les femmes en Iran s’affrontent à une forme distincte d’oppression due à l’intersection des normes capitalistes et patriarcales.
Le système capitaliste iranien, influencé par l’orthodoxie religieuse, impose une structure patriarcale et ethnocentrique. Des dispositions légales, telles que l’octroi aux femmes de la moitié des droits accordés aux hommes et l’obligation d’obtenir le consentement du mari ou du père pour travailler et voyager, perpétuent l’insécurité économique et l’oppression sociale, juridique et économique. Par conséquent, les femmes iraniennes connaissent différents niveaux de précarité, influencés par le contexte économique, socioculturel, politique et géographique. Il est essentiel d’analyser leur situation en tenant compte de ces facteurs à multiples facettes.
Ces dernières années, l’administration d’Ebrahim Raïssi [en fonction comme président depuis août 2021] a intensifié les limitations sur l’emploi des femmes, en donnant la priorité aux réglementations régressives qui encouragent les petits travaux à domicile pour les femmes tout en limitant les possibilités de travail en dehors de la maison. Cela correspond à la tendance de l’Etat à assigner les femmes, en priorité, au rôle de travailleuse domestique. En outre, en période de récession économique, les femmes sont souvent les premières à subir des licenciements. Par exemple, lors de la pandémie de Covid-19 en 2021, plus d’un million d’Iraniennes ont perdu leur emploi, ce qui les a poussées à reprendre leur rôle de ménage, de femme au foyer ou à se tourner vers l’économie informelle, où le droit du travail n’offre aucune protection. Cette situation est particulièrement évidente en Iran, où la participation des femmes à la population active est inférieure à 12%, ce qui est nettement inférieur à la moyenne mondiale de 46% et même à la moyenne du Moyen-Orient de 19%. Bien que la participation économique des femmes iraniennes ait toujours été inférieure à celle des hommes, les statistiques actuelles brossent un tableau plus sombre : une seule femme participe à l’économie iranienne pour cinq hommes.
La persistance d’un taux de chômage élevé en Iran a encore réduit le « prix » de la main-d’œuvre, incitant les employeurs à réduire les salaires et les prestations sociales. La main-d’œuvre iranienne est l’une des moins chères du monde. Le salaire nominal minimum en 2023 n’était que de 44 cents de dollar de l’heure, soit la moitié de ce que gagne la main-d’œuvre mexicaine. Pour ne rien arranger, les salaires des femmes sont encore plus bas, ne représentant parfois qu’un quart de ceux de leurs homologues masculins.
En conséquence, de nombreuses femmes iraniennes ont été contraintes de travailler dans le secteur informel, où elles ne bénéficient pas d’une couverture d’assurance, de la sécurité de l’emploi et d’une protection liée à la législation du travail. Ces emplois informels englobent divers rôles, notamment dans le travail domestique, l’agriculture, le commerce itinérant et les petits ateliers. Les données officielles indiquent que plus de 60% des femmes iraniennes travaillent dans l’économie informelle, ce qui souligne l’ampleur du problème.
Modèle d’emploi urbain-rural
Les modèles d’emploi dans les zones urbaines et rurales de l’Iran ont un impact significatif sur les débouchés et les expériences des femmes en matière d’emploi. Dans les zones urbaines, bien que le nombre de femmes instruites et spécialisées ait augmenté, leur taux de chômage reste élevé. Plus de la moitié des femmes iraniennes au chômage sont diplômées de l’enseignement supérieur, plus de 76% d’entre elles étant titulaires d’un diplôme universitaire. Cette statistique alarmante indique un manque de possibilités d’emploi adaptées à l’éducation et aux compétences des femmes.
Après le secteur des services, le secteur industriel est le deuxième employeur de femmes en Iran, avec un taux d’emploi de 30%. Toutefois, la plupart des femmes de ce secteur travaillent dans de petits ateliers de moins de dix emplois, échappant à la législation du travail impliquant par exemple le salaire minimum et des normes en termes de protection/santé. Les travailleuses se retrouvent souvent dans des emplois saisonniers, temporaires, contractuels ou rémunérés à l’heure qui ne respectent pas les normes minimales, ce qui entraîne des conditions de travail inhumaines et la précarité de l’emploi. Les conditions de travail dans ces secteurs sont souvent abusives, caractérisées par de longues heures de travail, des salaires inégaux et inférieurs aux normes, l’absence de couverture sociale et l’insécurité de l’emploi. Ces conditions constituent des obstacles importants à la sauvegarde de l’emploi pour les travailleurs iraniens, en particulier les femmes.
Dans les zones rurales, les taux d’activité des femmes sont plus élevés, avec environ dix à douze millions de femmes résidant dans ces zones. Parmi elles, environ six millions travaillent dans l’agriculture, en étant directement impliquées dans la production et la récolte. Cependant, seulement 1% d’entre elles possèdent la terre qu’elles cultivent. De nombreuses femmes travaillant dans les zones rurales sont employées sur une base journalière ou saisonnière, sans sécurité d’emploi ni protections fondamentales telles que l’assurance maladie, les prestations de retraite et le salaire minimum. Beaucoup travaillent comme ouvrières familiales non rémunérées, contribuant au revenu familial sans recevoir de salaire.
Dans les zones rurales, les femmes sont principalement employées dans de petits ateliers d’artisanat et de fabrication de tapis, ainsi que dans la cueillette des fruits et la culture du riz. Il est étonnant de constater que plus de 75% de la production artisanale, 40% de la production agricole et 80% de la production de tapis en Iran sont assurés par des femmes travaillant dans les zones rurales. Malgré leur participation économique plus importante et leur contribution significative à l’agriculture et à la production alimentaire, les travailleuses rurales sont confrontées à davantage de défis et de discriminations que leurs homologues urbaines.
Dans l’ensemble, les limitations des services municipaux – notamment en matière d’éducation, de soins de santé, d’eau potable et d’installations de traitement – ainsi que les conditions climatiques difficiles (entre autres les effets de la sécheresse) aggravent la pauvreté et les difficultés dans les zones rurales, en particulier pour les femmes. Les femmes rurales subissent une plus grande oppression, portent le poids de la pauvreté et souffrent davantage du changement climatique et de la dégradation de l’environnement que les hommes ruraux et les citadins.
Défis et perspectives de l’organisation des travailleuses
Dans un contexte où les travailleuses subissent une exploitation et des inégalités plus importantes que leurs homologues masculins, il est essentiel de créer des organisations indépendantes adaptées aux besoins et aux défis spécifiques de leur environnement de travail. Malheureusement, les travailleuses iraniennes ne disposent pas de telles organisations, malgré leur rôle essentiel dans la coordination des mobilisations [mouvement « Femmes, Vie, Liberté »] et la défense de leurs droits.
L’obstacle le plus fondamental à l’organisation des travailleuses iraniennes est lié aux modalités de leur insertion dans l’emploi. Contrairement à de nombreux pays d’Asie et d’Asie du Sud-Est où les femmes constituent une part importante des travailleurs industriels, les travailleuses iraniennes, comme nous l’avons déjà mentionné, sont principalement dispersées dans des emplois liés à l’économie domestique, et nombre d’entre elles sont forcées de se tourner vers l’économie informelle, sans protection. La nature de ces emplois fait obstacle aux efforts d’organisation d’une grande partie de la main-d’œuvre féminine. En outre, en raison des restrictions légales qui interdisent aux travailleurs et travailleuses d’Iran de former des organisations de défense indépendantes, les femmes ont moins d’expérience que les hommes en matière d’organisation autour de revendications collectives.
Malgré ces défis structurels, les travailleuses iraniennes ont joué un rôle important dans des conflits du travail et des manifestations de ces dernières années, en particulier parmi les enseignant·e·s, les travailleurs de la santé et les retraité·e·s. Toutefois, les femmes ont rarement assumé des rôles de direction et de t’aches organisationnelles au sein des structures syndicales existantes, limitant leurs revendications à des questions générales liées au travail [et n’intégrant pas les questions relatives à leur statut particulier en tant que travailleuses].
Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » [Jin, Jiyan, Azadi-JJA en kurde, Mahsa Jina Amini était Kurde iranienne] a permis à des femmes marginalisées de la classe ouvrière de s’exprimer, aussi bien dans les zones urbaines que rurales. Leurs préoccupations avaient rarement été entendues auparavant. La grève dans la firme Crouse [en novembre 2022], la première grève industrielle organisée par des travailleuses, en est un exemple notable. En tant que plus grand constructeur automobile de pièces détachées d’Iran, Crouse Co. est connu pour son environnement de travail difficile et ses pratiques de recrutement discriminatoires [70% de sa force de travail est composé de travailleuses ayant des contrats temporaires]. Par exemple, les ouvrières doivent avoir moins de 32 ans, être célibataires et être évaluées sur leurs compétences en matière de gestion de la colère dans le cadre du processus de recrutement. Plus de 300 travailleuses ont organisé une grève de trois jours pour protester contre les conditions de travail déplorables et les bas salaires. Malgré la répression de la grève et le licenciement immédiat de plus de 200 travailleuses, il s’agit d’une avancée significative pour les travailleuses iraniennes, qui souligne l’importance des organisations de base.
En outre, au cours de l’année écoulée, plusieurs organisations et comités ont vu le jour, dédiés aux femmes travailleuses, notamment le Comité des femmes secrètes [existant depuis début juin 2023]. Ces organisations défendent non seulement l’égalité des sexes, mais aussi un large éventail de revendications économiques, civiles et politiques, élargissant ainsi l’horizon des possibilités radicales pour les mouvements de femmes et de travailleuses.
La présence importante de femmes dans le soulèvement « Femme, Vie, Liberté » (JJA), dont beaucoup étaient sous-employées ou au chômage, met en évidence le besoin urgent d’une organisation de base parmi les travailleuses. Ces initiatives sont essentielles pour relever les défis particuliers auxquels les travailleuses sont confrontées, y compris les dimensions économiques et de classe souvent négligées. Ces organisations ont le potentiel de faire progresser les objectifs de libération des femmes de la classe laborieuse, en s’écartant de la stricte défense de l’« égalité des droits » et en remettant en question les structures économiques, sociales et politiques fondamentales enracinées dans le capitalisme. Le mouvement JJA et l’émergence d’organisations populaires de travailleuses, bien que dans leur phase très initiale, offrent un grand espoir de changement transformateur, visant à atteindre une émancipation plus large pour les femmes de la classe laborieuse en Iran.
« Renverser la République islamique est inévitable et impératif »
« Je suis très heureuse d’écrire ce message en faveur des défenseurs de la liberté et de l’égalité en France [texte écrit le 15 septembre, mis à jour le 6 octobre, paru comme tribune dans le quotidien Libération]. Votre attention et votre soutien renforcent ma motivation à lutter contre l’injustice, la discrimination, la violation des droits de l’homme et la destruction de la vie par le régime religieux despotique et misogyne iranien.
« Une année s’est écoulée depuis le mouvement révolutionnaire « Femme, vie, liberté » et ses massacres commis dans les rues, les exécutions, les détentions et les tortures infligées aux manifestants. C’est lors de cette période que j’ai été emprisonnée à Evin, dans une prison pour femmes. J’ai vu des corps meurtris, fracturés, gonflés d’hématomes au visage… J’ai été le témoin de violentes agressions : de l’administration forcée de psychotropes à la mise en cellule d’isolement de femmes en passant par leurs aveux forcés et plusieurs récits de harcèlement et d’abus sexuels commis par les agents du régime. Je déclare que je suis prête à témoigner où que ce soit.
« Nombre d’exécutions ont eu lieu à partir de faux aveux et de déclarations fabriquées par la mise en cellule d’isolement où toutes formes de pression s’exercent, de la torture à la mort. J’ai personnellement résisté à la torture, aux coups de fouet et aux violences terrifiantes qui ont fracturé mes os. Il est impératif de mettre fin aux cellules d’isolement qui sont des lieux d’exécution.
« Je crois en la victoire du peuple iranien »
« Le mouvement révolutionnaire Femme, vie, liberté est né pour mettre fin au régime despotique religieux, il a acquis une identité, a produit de vastes actions collectives créatives, bien au-delà d’un simple événement de protestation, dont les principaux objectifs sont de retrouver la démocratie, la liberté et l’égalité. Ce processus nécessite de la persévérance en évitant toute forme de violence.
« Renverser la République islamique est inévitable et impératif, parce qu’elle est un obstacle à l’avènement de la démocratie. Pendant plus de deux décennies, le peuple iranien a tenté d’imposer des réformes mais le gouvernement, avec acharnement et sans pitié, n’a jamais répondu à ses attentes.
« L’avènement de la démocratie passe par la prise de pouvoir des institutions civiles qui doivent devenir indépendantes et populaires, et le respect des droits de l’homme. En Iran, tout ce qui contribue au soutien du mouvement est essentiel : réseaux, institutions civiles…
« Nous avons besoin de la solidarité internationale pour soutenir efficacement le mouvement révolutionnaire, susciter l’espoir et une cohésion nationale dans le pays. Je demande aux institutions civiles et aux médias mondiaux, y compris en France, de prendre des mesures concrètes pour aider à réaliser la volonté du peuple : la démocratie.
« Parce qu’il est déterminé, je crois en la victoire du peuple iranien pour mettre fin au régime théocratique despotique, atteindre la démocratie, la liberté et l’égalité. En espérant ce jour… »
Ida Nikou est doctorante au département de sociologie de l’université d’Etat de New York, à Stony Brook. Sa thèse porte sur le mouvement syndical en Iran et sur l’érosion des droits du travail face à la mondialisation néolibérale.
Narges Mohammadi Prix Nobel de la paix 2023
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