Le bilan de la guerre entre Israël et le Hamas continue de s’alourdir avec, au matin du 12 octobre, plus de 1 200 morts côté israélien et plus de 1 200 morts côté palestinien ainsi que des milliers de blessés de part et d’autre. Six jours après l’attaque surprise perpétrée par le mouvement islamiste palestinien, la bande de Gaza est soumise à un siège complet par l’État hébreu, accompagné de bombardements intensifs.
« Pas d’électricité, pas de nourriture, pas de gaz [...]. Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence », avait annoncé le ministre de la défense israélien, Yoav Gallant, lundi 9 octobre. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), plus de 338 000 Gazaoui·es ont été contraint·es de fuir leur domicile.
« Il n’y a plus aucun lieu sûr à Gaza. Aller secourir des blessés, c’est risquer sa vie », alerte dans un entretien à Mediapart Jean-François Corty, le vice-président de Médecins du monde. L’ONG internationale, qui opère depuis de longues années dans la bande de Gaza, où la seule centrale électrique a dû s’arrêter, mercredi 11 octobre, à court de carburant, reçoit désormais des nouvelles « parcellaires » de son équipe sur place, constituée d’une vingtaine de personnes.
Un membre des forces de sécurité palestiniennes transporte un enfant blessé à l’hôpital Al-Shifa, à Gaza City, après des frappes aériennes israéliennes sur le territoire palestinien, le 11 octobre 2023. © Photo Bashar Taleb / AFP
Mediapart : Quelles sont les dernières nouvelles de votre équipe sur le terrain à Gaza ?
Jean-François Corty : Notre équipe joue comme le reste de la population sa survie sous les bombes. Certains membres ont perdu leur maison, d’autres tentent de faire des stocks de nourriture et d’eau.
Ils craignent le moment où il n’y aura plus d’électricité, ils nous ont prévenus qu’ils ne pourraient bientôt plus recharger leurs téléphones et leurs ordinateurs. Ils travaillent pour Médecins du monde depuis longtemps, ils sont formés aux situations d’urgence, ils ont connu plusieurs séquences de bombardements par le passé, mais cette fois, le niveau d’intensité est sans précédent.
C’est-à-dire ?
On a basculé dans une autre dimension, y compris les humanitaires qui se retrouvent soumis au même risque de mort que les civils sous les raids israéliens. On a appris la mort de plusieurs membres du Croissant-Rouge. Il n’y a plus aucun lieu sûr à Gaza. Aller secourir des blessés, c’est risquer sa vie.
Dans les hôpitaux qui fonctionnent encore, la situation est catastrophique. Les bombardements, l’insécurité, le manque de médicaments et de ressources rendent encore plus difficile la mission des équipes humanitaires.
On fait de la médecine de guerre. On trie au maximum et on ne prend que des urgences vitales parmi les milliers de blessés qui affluent, ceux qu’un geste salvateur simple peut sauver. L’accès aux soins va devenir compliqué pour les personnes qui souffrent de pathologies, de maladies chroniques, pour les femmes qui doivent accoucher.
Le siège complet de la bande de Gaza, décrété par Israël, qui vise l’ensemble de la population y vivant, est inédit et fait craindre l’aggravation d’une situation humanitaire déjà désastreuse. Avez-vous connu pareil siège par le passé en tant qu’humanitaire ?
On a rarement connu un tel siège. L’an passé, il y a eu celui de Marioupol en Ukraine mais le CICR [Comité international de la Croix-Rouge – ndlr] avait réussi à évacuer des civils, la contrebande était encore possible, il y avait peu d’humanitaires. Lors du siège d’Alep en Syrie, nous avions une équipe bloquée mais il y avait eu des évacuations de civils, il ne restait plus que les combattants et leurs familles.
Ici, à Gaza, tous les corps sociaux sont retenus, toute une partie de la société est assiégée y compris des acteurs internationaux de coopération ou de l’humanitaire. C’est exceptionnel dans les conflits modernes d’être ainsi livré à de l’ultraviolence sans échappatoire. En général, vous avez le temps de fuir, il y a des plans d’évacuation, etc. Ici, vous êtes dans une prison à ciel ouvert, l’expression consacrée, avec la mer d’un côté, et les quelques portes de sortie possibles sont bouchées. Même les convois humanitaires sont bloqués.
Tous les indicateurs sont dans le rouge. D’ici peu, il n’y aura plus d’électricité. Les stocks ne sont pas éternels. Les Gazaouis n’ont pas les capacités de se préparer à un siège de plusieurs jours ou plusieurs semaines. La bande de Gaza est à 80 % dépendante de l’aide humanitaire, d’une assistance extérieure.
Le blocus total est en train d’affamer et d’assoiffer une population qui était déjà rendue vulnérable par plus d’une décennie de blocus partiel par terre, par mer et par air. L’accès à l’eau, à des moyens pour la filtrer ou des bouteilles, était déjà difficile. Il va devenir impossible si le siège n’est pas levé et si les bombardements continuent.
Je pèse mes mots, je ne le dis pas pour faire du buzz, c’est une réalité, 2,3 millions de personnes ont un pronostic vital engagé à court et moyen terme. L’État hébreu est en train de priver des civils d’accéder à des denrées essentielles pour vivre, à l’eau, à la nourriture. C’est d’une violence inégalée.
L’Organisation des Nations unies a rappelé vainement mardi 10 octobre que le siège total de Gaza était interdit par le droit international humanitaire (DIH). La représentation israélienne auprès de l’ONU à Genève a répondu aux journalistes que le siège fait suite au « massacre sans précédent d’innocents israéliens, et Israël a parfaitement le droit de se défendre contre une telle brutalité »…
Le droit international humanitaire est censé humaniser la guerre, défendre l’intérêt des civils, des aidants, des soignants. Il est de bonne volonté, assez complet dans son corps de texte mais dans la vraie vie, il ne sert à rien. Parce qu’il est rarement respecté. Il est totalement bafoué à Gaza, comme il l’a été en Syrie, au Yémen, en Afghanistan, etc. Des civils sont empêchés d’accéder à des ressources, des soignants se font tuer.
Tout le monde se contrefiche du DIH mais il faut continuer de l’agiter et renvoyer la communauté internationale à ses inconsistances. En connaissance de cause, elle sait que 2,3 millions de personnes ont un pronostic vital à court et moyen terme engagé. L’histoire retiendra qu’elle est au courant et qu’elle a laissé faire.
L’Organisation mondiale de la santé ainsi que plusieurs ONG dont la vôtre font pression pour la mise en place d’un corridor humanitaire. Sans succès à ce jour.
Oui, il faut que les parties prenantes soient d’accord, que des acteurs neutres sécurisent un dispositif pour évacuer des civils, des blessés, des malades, et acheminer des produits de première nécessité comme à Marioupol ou Alep. Cela prend du temps, c’est de la négociation.
Les Gazaouis, compte tenu des restrictions, vont-ils tenir le temps des négociations qui, pour l’heure, ne sont pas à l’ordre du jour ? On est sur une phase active du conflit. S’il y a corridor, ce sera pour faire entrer du matériel, des groupes électrogènes, du carburant pour faire tourner les hôpitaux, de l’eau, de la nourriture.
Rachida El Azzouzi