Le droit à l’autodétermination des peuples est au cœur des combats de décolonisation — et il est le moteur essentiel encore aujourd’hui du « droit de résister » [2] du peuple ukrainien et du peuple palestinien, dans des configurations différentes. Dans les deux cas, pèse dramatiquement une crise profonde des alternatives socialistes égalitaires et décoloniales dans les pays concernés et à l’échelle internationale. Les pires violences s’exercent dans les guerres en cours — dont l’issue est totalement incertaine. Elle dépend des composantes directes et internationales de la lutte et notamment des orientations pratiques des courants qui se réclament du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Et dans les deux cas, il n’y aura pas de paix sans justice, pour des droits égaux — et contre tous les crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
De l’Ukraine « fasciste »…
« L’opération militaire spéciale », lancée par Poutine dans un contexte de crise profonde de l’Otan (et non de menace contre la Russie), comptait sur une chute rapide du président Zelensky et la mise en place d’un pouvoir se revendiquant du « monde russe ». Il aurait mis fin au pouvoir des « fascistes ukrainiens » issu d’un « coup d’État nazi soutenu par l’Otan » (2014), et menaçant les russophones. Le discours et le projet de Poutine s’inspiraient à la fois de l’Empire tsariste et de Staline contre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes [3], contre Lénine qui avait fait d’un tel droit la pré-condition à la construction d’une union (et d’une internationale) socialiste forte et attractive dans le reste du monde.
Pourtant, parmi les bolcheviks (et marxistes) dominaient des approches ouvriéristes et économicistes, défiantes envers les aspirations nationales perçues comme un héritage du passé et des paysans — une base sociale essentielle de la nation ukrainienne. Les avancées décoloniales et égalitaires furent précaires. La grande famine des années 1930 accompagnant la collectivisation forcée dans les campagnes est perçue en Ukraine comme « Holomodore » associée à un projet de russification forcée. Les déportations de populations loin de leurs territoires d’origine — comme les Tatars de Crimée supposés collaborateurs des nazis ; ou encore les découpages des républiques permettant d’y instrumentaliser des minorités (comme dans le Haut-Karabagh) se combinent à diverses phases du « siècle soviétique » [4].
La réalité de l’Ukraine comme nation resta contestée par une partie de la gauche internationale, malgré son indépendance ratifiée en 1991 par un vote populaire massif et positif sur tout son territoire [5]. Elle assimile souvent toute affirmation nationale ukrainienne à sa composante d’extrême droite « antirusse », évoquant les pogroms antisémites, anti-Polonais et anti-Rroms des « banderistes » — du nom du héros national Bandera, allié (puis en conflit) avec les nazis contre Staline. Et elle rejoint de fait aussi l’interprétation de Poutine de la révolution « de la dignité » de 2014 comme coup d’État fasciste. Sauf que le nouveau président oligarque Porochenko (au cours extrêmement droitier) élu en 2014 fut balayé par les élections suivantes, en 2019 : sur tout le territoire de l’Ukraine ce fut un raz-de-marée pour un candidat inconnu des partis institutionnels, le comédien juif et russophone Volodymyr Zelensky promettant de résoudre pacifiquement le conflit du Donbass et de mettre fin à la corruption. Il devrait être évident que ce pouvoir n’est pas « nazi ».
…à la résistance ukrainienne et palestinienne
Mais, en écartant cette caricature, une partie de la gauche en fait un simple pion de l’Otan. La guerre serait directement inter-impérialiste, sans société ukrainienne luttant pour sa libération. L’analyse concrète des scénarios de la guerre montre les crimes de guerre commis par les forces russes radicalisant la résistance populaire ukrainienne. Et si l’Otan a profité de la guerre, c’est bien cette résistance populaire (inattendue) avec Zelensky à sa tête qui a infligé les premières défaites de l’offensive sur Kiev lancée par Poutine et de son occupation. Les conflits en cours entre Zelensky et l’état-major de l’Otan sont patents. Les armes sont réclamées pour sauver des vies et infrastructures civiles bombardées — provoquant des dégâts humains et écologiques effroyables. Pour garantir une paix durable, il faut mettre fin à l’occupation et aux politiques néocoloniales russes.
Mais d’autres politiques néocoloniales menacent derrière les « aides » à l’Ukraine. Et comment s’exprime et doit être soutenue l’autodétermination populaire ukrainienne — non réductible au pouvoir d’État ? Une tribune de l’historienne ukrainienne Hanna Perekhoda, s’inquiète : « Si, au nom de “la paix” nous trahissons les Ukrainiens, comme les Palestiniens » [6].
Comme son autrice, je soutiens la logique du « Réseau européen de soutien à la résistance ukrainienne » (RESU/ENSU) [7] d’aide par en bas — son besoin d’armes d’où qu’elles viennent, et ses luttes sur plusieurs fronts : les liens directs avec les associations politiques de gauche, féministes, syndicalistes, LGBTQ, écolo qui résistent à la fois avec Zelensky contre l’invasion, et contre les attaques sociales de sa politique néolibérale.
Mais si la façon de soutenir une lutte de libération nationale appartient à chaque courant, la façon de la mener appartient aux courants de la résistance — et il revient aux populations concernées de savoir qui les représente.
Les massacres de populations civiles commis par le Hamas sont des crimes insoutenables et visibles, contrairement à ceux commis par l’État israélien et sa politique d’apartheid [8] : « En quelques jours, écrit la journaliste israélienne Amira Hass dans Haaretz (10 octobre), les Israéliens ont vécu ce que les Palestiniens expérimentent de manière routinière depuis des décennies : les incursions militaires, la mort, la cruauté, les assassinats d’enfants, les corps empilés dans les rues, le siège, la peur, l’angoisse pour des êtres chers, le fait d’être la cible d’une vengeance, un feu indiscriminé sur les combattants et les civils, une position d’infériorité, la destruction de bâtiments, les célébrations religieuses bafouées, la faiblesse et l’impuissance face à des hommes en armes, et une humiliation cuisante ».
Et comme le dit Elias Sanbar [9], « Les Palestiniens dans leur combat pour leurs droits se réclament du droit international. Et celui-ci est clair : toute attaque contre des civils est un crime de guerre. Se réclamer du droit impose d’appliquer aussi toutes les dispositions du droit. Mais dans ce conflit, tout n’est pas crime de guerre. S’attaquer à une armée d’occupation est parfaitement légitime ».
Catherine Samary
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