Prendre le dessus dans le jeu de go mondial. C’est le mouvement espéré par le président chinois à San Francisco : être en position de force face à son grand rival américain, qui se trouve engagé sur un troisième front au Moyen-Orient, depuis l’attaque terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier. L’occasion à saisir pour Pékin, alors que Washington est confronté à de graves incertitudes géopolitiques dans une région redevenue telle un volcan en pleine éruption.
Mais la Chine ne s’avance pas en toute sérénité. Elle aussi connaît les vertiges d’une situation d’urgence : celle d’une économie au plus mal, désormais tombée dans la déflation. Elle a besoin des marchés occidentaux, à nouveau cruciaux pour le développement à venir d’un pays où surgissent également des inquiétudes sociales. Selon les données publiées jeudi 9 novembre par le Bureau national des statistiques (BNS), l’indice des prix à la consommation (CPI) a reculé de 0,2 % en rythme annuel en octobre. L’indice des prix à la production (PPI) a de son côté reculé à 2,6 % en rythme annuel en octobre, après une baisse de 2,5 % le mois précédent. Ces vents contraires sont liés à la grave crise de l’immobilier. La croissance du PIB attendue en 2023 devrait osciller autour des 5 %, soit le plus mauvais résultat en rythme annuel en plus de quarante ans.
Ce Sommet de San Francisco, en marge du Forum de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) du 11 au 18 novembre, sera le premier du maître du Parti communiste chinois aux États-Unis depuis 2017. Cette rencontre entre les dirigeants des deux superpuissances constituera aussi leur deuxième depuis l’élection de Joe Biden et leur septième conversation depuis cette date. « Les dirigeants échangeront sur les questions liées à la relation bilatérale entre la Chine et les États-Unis, l’importance continue de maintenir des lignes ouvertes de communication, et un éventail de dossiers régionaux et mondiaux », a indiqué dans un communiqué la porte-parole de la Maison Blanche, Karine Jean-Pierre. De hauts responsables américains ont confirmé que la rencontre aurait lieu « dans la région de San Francisco » en Californie, et ont également affirmé que Washington souhaitait une « rivalité » avec Pékin, mais pas de « conflit », ni de « guerre froide ».
DIALOGUE MILITAIRE À REPRENDRE
Pour Joe Biden, l’objectif prioritaire est de s’assurer de la volonté de son homologue chinois de renoncer à la posture belliqueuse de son pays en Asie de l’Est. En particulier dans la zone de fracture principale : Taïwan. L’administration américaine a ainsi d’ores et déjà balisé le terrain en adoptant une ligne intransigeante sur Taïwan. Le président entend avertir son homologue chinois : les Américains sont « extrêmement inquiets » à l’idée d’une ingérence de Pékin dans l’élection présidentielle à Taïwan le 13 janvier, a expliqué une haute responsable à Washington citée par l’AFP.
Du fait de ce scrutin – mais aussi de la présidentielle en novembre prochain aux États-Unis -, l’année à venir pourrait être « plutôt agitée » pour la relation entre Washington et Pékin, a-t-elle expliqué. « Nous sommes également préoccupés par l’intensification sans précédent, dangereuse et provocatrice, des activités militaires [chinoises] autour de Taïwan. » Mais Joe Biden s’emploiera aussi à rassurer son interlocuteur chinois sur le fait que les États-Unis ne soutiennent pas l’indépendance de Taïwan et que la politique américaine en la matière n’a donc pas changé.
Taïwan est de loin le grand sujet de discorde entre Pékin et Washington. La Chine multiplie depuis ces derniers mois les opérations d’intimidation militaire contre l’île qu’elle considère comme une simple province devant nécessairement être rattachée au continent, par la force si nécessaire. À quatre reprises, Joe Biden a publiquement assuré qu’en cas de tentative d’invasion militaire de Taïwan par l’armée chinoise, les États-Unis défendraient l’ancienne Formose. La visite à Taipei en août 2022 de Nancy Pelosi, à l’époque présidente de la Chambre des Représentants, avait été jugée comme une provocation à Pékin, marquant le début d’une période de gel dans les relations déjà tumultueuses entre la Chine et les États-Unis.
Comment éviter les malentendus mortifères issus d’un tel tumulte ? Comment éviter les actes irréfléchis, potentiellement périlleux et de nature à dégénérer en crise ouverte entre les deux pays ? Par la reprise du dialogue militaire : c’est ce que Washington attend de la rencontre du 15 novembre. « Les Chinois sont réticents et le président [Biden] va donc faire résolument pression la semaine prochaine » pour rétablir les lignes de communication cruciales entre les deux puissances nucléaires, a expliqué un autre responsable de l’administration Biden. Pour Washington, l’objectif est donc de « gérer la rivalité » avec Pékin. Car, ajoute le responsable, les États-Unis ne se font guère d’illusion sur une véritable détente entre les deux pays et il ne faut donc pas s’attendre à une « longue liste de résultats concrets ».
Mais cette reprise du dialogue militaire est-elle possible ? Oui, selon Charles Q. Brown, chef de l’état-major de l’armée américaine, qui s’est déclaré, dans une interview à Reuters, confiant dans le désir de Pékin de renouer ce dialogue au plus haut niveau avec Washington : « Je pense qu’il y a une opportunité et […] que puisque le président [Joe Biden] va rencontrer Xi [Jinping] la semaine prochaine, nous avons des signaux sur le fait qu’il existe un intérêt » côté chinois. Le général a d’autre part jugé faible le risque d’une prochaine invasion militaire chinoise de Taïwan. « Je pense que Xi Jinping ne veut pas nécessairement s’emparer de Taïwan par la force, a-t-il soutenu devant un petit groupe de journalistes lors d’un séjour à Tokyo. Il va essayer d’autres méthodes pour atteindre son but. Je crois aussi que s’emparer de Taïwan par la force et entreprendre une opération amphibie d‘ampleur n’est pas une chose facile. »
En toile de fond de ce sommet, le premier depuis celui de Bali en novembre 2022 en marge du G20 en Indonésie, figure la situation explosive au Moyen-Orient. Contraints, les États-Unis ont déployé dans la région d’importants moyens militaires, ce qui pourrait, à l’autre bout de l’échiquier global, affaiblir leur dispositif stratégique en Asie de l’Est. Une telle perspective est de nature à réjouir la direction chinoise et pourrait susciter chez elle des appétits risqués sur Taïwan. Mais dans ce registre, selon ce même responsable à Washington, Joe Biden demandera à Xi Jinping qu’il « dise très clairement, dans le cadre de sa relation naissante avec l’Iran, qu’il est essentiel que [Téhéran] ne cherche pas à intensifier ni élargir » ce conflit.
MANIFESTATIONS CONTRE XI JINPING
Le sommet entre Biden et Xi se déroulera en plusieurs « sessions », comme à Bali où leurs entretiens avaient duré quelque trois heures. Selon le Wall Street Journal qui cite des responsables américains et chinois, Pékin a expressément demandé à Washington d’empêcher la présence de manifestants le long du trajet qu’empruntera Xi Jinping à San Francisco, de même qu’à proximité de son hôtel et du lieu de la rencontre. Ni les Chinois ni les Américains n’ont donné de précision sur le lieu de ce sommet. « Nous choisissons la zone de la baie de San Francisco pour des raisons de sécurité opérationnelle et nous n’allons pas donner de précisions sur le lieu », a expliqué un responsable américain, cité par le quotidien économique de New York. Lors de son précédent séjour aux États-Unis, la rencontre de Xi Jinping avec le président de l’époque Donald Trump dans sa résidence de Mar-a-Lago avait été entourée de bruyants rassemblements. De nombreux manifestants pour les droits humaines s’étaient massés le long de son itinéraire.
Et cela ne risque pas d’être plus tranquille pour Xi Jinping. Des activistes hostiles au Parti communiste chinois ont d’ores et déjà annoncé leur intention de faire entendre leur voix dans les rues de San Francisco pendant la tenue du forum de l’APEC. « Notre objectif est de nous coordonner pour une manifestation unitaire jamais vue contre Xi et le PCC. Il y aura des Tibétains en exil, des habitants de Hong Kong, des Ouïghours et des dissidents chinois », a annoncé Topjor Tsultrim, coordonnateur du groupe Students for a Free Tibet, cité par Politico. Des activistes de la Uyghur American Association « vont porter des t-shirts avec le message « stop au génocide des Ouïghours », a de son côté affirmé le président du groupe Elfi Iltebir. Des membres du National Committe of Democratic Party of China comptent quant à eux déployer une réplique en miniature du ballon espion chinois qui avait été identifié au-dessus du sol américain au printemps dernier afin de « souhaiter la bienvenue à Xi », a précisé Allen Chen, directeur général de cette organisation, cité aussi par Politico.
Lors de leur dernière réunion de deux jours au Japon la semaine dernière, les ministres des Affaires étrangères du G7 qui rassemble les pays les plus industrialisés ont réaffirmé leur unité face à la « coercition économique » et aux menaces de la Chine contre Taïwan. « Nous allons aussi continuer à faire face à la Chine et ses actions en mer de Chine du Sud et en mer de Chine Orientale », a déclaré Antony Blinken au terme de cette réunion.
Au-delà de la seule confrontation avec la Chine, Joe Biden devra également tenir compte des critiques dans les rangs conservateurs américains sur une politique qu’ils jugent trop accommodante avec Pékin. Nombreux sont les élus du Congrès qui exigent de sa part une attitude plus dure à l’égard de l’empire du milieu. Dans une lettre datée du 9 novembre, le républicain Mike Gallagher et douze autres élus de la Chambre des représentants membres d’une Commission sur la Chine ont ainsi accusé le président américain d’abandonner toute mesure concrète contre Pékin. Résultat, selon eux, l’Amérique de Biden « avance, sans but, dans un engagement de type zombie. […] Jusqu’à présent, ces compromis n’ont eu que des bénéfices négligeables. »
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET DANGER NUCLÉAIRE
Selon le South China Morning Post, les deux présidents annonceront un accord bilatéral portant sur l’interdiction de l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans les armes dites « autonomes » telles que les drones et sur le contrôle des armements nucléaires. Les dangers de l’IA constitueront l’un des thèmes majeurs de ce sommet, affirme le quotidien hongkongais de langue anglaise, qui cite deux sources informées non identifiées.
Une bonne partie des progrès réalisés par l’Armée populaire de libération ces dernières années est fondée sur l’intelligence artificielle. « Il est essentiel de maintenir une dimension humaine dans le commandement nucléaire, de même que son contrôle, au vu des problèmes que nous avons constatés avec l’intelligence artificielle », souligne Bonnie Glaser, directrice du Programme Asie-Pacifique du German Marshall Fund, cité par le journal.
Pour Oriana Skylar Mastro, chercheuse au Freeman Spogli Institute de l’université Stanford, l’intégration croissante de l’IA dans le domaine militaire rend impératif un accord entre les puissances nucléaires pour éviter que cette technologie ne soit utilisée dans le commandement du feu nucléaire et le contrôle des systèmes d’armes nucléaires. Citée par le quotidien, elle se montre mesurée : Xi Jinping et Joe Biden devraient tomber d’accord sur la nécessité de poursuivre le dialogue dans ce domaine, mais le contrôle des armes nucléaires ne sera pas discuté à San Francisco. La Chine est « très sensible » sur ce sujet car elle possède « un arsenal bien plus réduit que celui des États-Unis. [Les Chinois] ne souhaitent pas s’engager dans le contrôle des armes [nucléaires] avec les États-Unis [et] je ne pense pas que leur position va changer. »
D’après une source informée du South China Morning Post, la rédaction du texte de la déclaration commune qui sera adoptée à l’issue du sommet de San Francisco n’est pas encore achevée, les diplomates chinois et américains chargés de sa rédaction n’étant pas encore d’accord sur le langage à adopter au sujet des guerres en Ukraine et en Israël. Un accord n’a pas encore été trouvé sur les questions telles que Taïwan de même que les activités militaires chinoises en mer de Chine du Sud et leurs conséquences sur les pays riverains comme les Philippines, indique le journal hongkongais. En revanche, un accord existe sur des sujets moins sensibles comme l’augmentation des liaisons aériennes entre les deux pays et l’adoption de mesures pour lutter contre le trafic de fentanyl, une drogue qui fait des dizaines de milliers de morts aux États-Unis et dont les laboratoires se trouvent pour l’essentiel sur le sol chinois, selon des sources américaines.
CONFLIT ÉVITABLE
Gérer les relations sino-américaines « commence et finit avec l’engagement des dirigeants » des deux pays, a résumé le 8 novembre le secrétaire d’État américain Antony Blinken. Les résultats de ce sommet indiqueront aussi la volonté de Pékin de basculer ou non dans le camp des « États voyous », selon l’expression américaine, qui rassemble principalement la Russie, l’Iran, la Biélorussie et la Corée du Nord, estiment les analystes. Si la Chine s’est jusqu’à présent abstenue de livrer des armes à la Russie dont le président Vladimir Poutine a engagé son pays dans une guerre contre l’Ukraine, Xi Jinping s’est plusieurs fois déclaré son « meilleur ami » et a célébré avec son homologue russe une coopération « sans limites » entre leurs deux pays.
Depuis le début de la guerre d’Israël contre le Hamas le 7 octobre, Pékin n’a jamais qualifié cette organisation de « terroriste ». Les réseaux sociaux chinois regorgent d’échanges à caractère ouvertement antisémite, clairement alimentés par des médias officiels chinois favorables à la défense de la cause palestinienne et critiques d’Israël. « Si la Chine se présente comme « l’ami d’Israël et de la Palestine », cette neutralité apparente cache en réalité un soutien – au moins rhétorique – à la cause palestinienne », estime Quentin Couvreur, doctorant à Sciences Po Paris.
Dès lors, comme le souligne le chercheur israélien Tuvia Gering, les positions chinoises depuis les attaques du 7 octobre tendent à démontrer « qu’au lieu d’être la grande puissance responsable qu’elle prétend être », la Chine « exploite ce conflit pour en tirer des avantages géopolitiques », notamment dans sa compétition stratégique avec les États-Unis.
« Le danger de la Chine est réel et il existe de nombreux domaines où l’administration Biden doit faire face aux dirigeants communistes. Mais il existe aussi le risque d’une vision que porte l’Amérique sur la puissance chinoise qui glisse vers la caricature, suscitant les confrontations et, au pire, un conflit qui peut être évité », estime The Economist. Même sans qu’il y ait une guerre, cette précipitation aurait un coût économique gigantesque qui séparerait l’Amérique de ses alliés tout en sabotant les valeurs qui la rendent forte. Au lieu de cela, l’Amérique doit se livrer à une évaluation sobre, non pas seulement de la puissance de la Chine, mais aussi de ses faiblesses. »
Il faudra des trésors de diplomatie active de part et d’autre à Pékin et Washington pour parvenir à réunir les conditions nécessaires pour que ce sommet soit un véritable succès. Si l’annonce de cette rencontre traduit déjà en soi pour la Chine un réel désir d’apaisement avec les États-Unis, l’équilibre sera difficile à trouver pour Xi Jinping entre une fermeté excessive qui fermerait la porte à cet apaisement et une souplesse coupable qui le montrerait faible face aux exigences de Joe Biden.
Pour le locataire de la Maison Blanche, l’exercice ne sera pas plus aisé. Il lui faudra se présenter à la fois comme un chef d’État responsable dans un monde profondément bousculé par la guerre en Israël, sans renoncer pour autant aux principes d’un pays qui, sous sa houlette, s’est montré décidé à demeurer la première puissance du globe à la fois sur les plans politiques, économiques et militaires.
Pierre-Antoine Donnet