Die Linke est aujourd’hui dans une crise largement décrite comme existentielle. De nombreux camarades tentent d’aider le parti à sortir du brouillard dans lequel il semble s’être perdu et à développer une approche orientée vers les classes populaires. Brie et Bierbaum sont deux parmi eux. Il y a quelque temps, ils ont coécrit un article dans Neues Deutschland qui allait dans ce sens. Il n’y avait que des références passagères à la guerre en Ukraine, mais elles étaient inquiétantes. À la lumière de leur contribution actuelle, les références inquiétantes étaient clairement prémonitoires de quelque chose de beaucoup plus grave. (Une récente contribution de Walter Baier, Président du Parti de la Gauche Européenne, (Making the Difference - Rosa-Luxemburg-Stiftung (rosalux.de), qui traite de questions plus larges, est sur la question de l’Ukraine, proche de la position de Brie et Bierbaum, bien que sur un ton plus modéré).
Les auteurs citent Ferdinand Lassalle : « Toute grande action politique commence par l’énonciation de ce qui est. Toute petitesse politique consiste à dissimuler et à occulter ce qui est ». On ne peut qu’être d’accord. Alors, posons-nous la question : qu’est-ce qui est, en Ukraine, aujourd’hui ? La première chose à dire est que la chose la plus importante n’est même pas mentionnée dans leur document.
Nous pourrions dire que la chose la plus importante est que la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022. C’est bien sûr vrai, et c’est ce qui a déclenché la guerre actuelle. Mais en fait, ce qui est vraiment important, c’est que l’invasion s’est heurtée à la résistance massive du peuple ukrainien. Pas seulement le gouvernement et les forces armées, mais aussi le peuple. Les partisans dans les territoires occupés, les organisations et mouvements de la société civile et les initiatives populaires un peu partout, ont contribué à la défense de leur pays. La communauté rom, souvent victime de discriminations en Ukraine comme ailleurs, s’est également mobilisée. Les formes de résistance peuvent être multiples, armées ou non. Il existe deux grandes confédérations syndicales en Ukraine. Elles soutiennent toutes les deux la défense de leur pays. Elles collectent des fonds pour aider leurs membres engagés dans les forces armées et pour acheter des équipements militaires. La gauche politique soutient la guerre, de même qu’un réseau de femmes très actif. Même les anarchistes ont suspendu leur opposition à tous les Etats pour s’engager dans l’armée et combattre.
Dans le même temps, les syndicats et la gauche luttent contre les politiques néolibérales du gouvernement ukrainien, notamment les lois antisyndicales, et pour la défense des services publics. Les partisans internationaux de l’Ukraine soutiennent les syndicats ukrainiens sur les deux plans, contre l’agression russe et pour la défense de leurs droits sociaux. Dans l’ensemble, les syndicats européens ont un meilleur bilan que la gauche politique. Ils apportent une aide réelle aux syndicats ukrainiens de multiples façons et certains d’entre eux expriment très clairement leur soutien politique à l’Ukraine. Cela s’explique en partie par le fait que nombre d’entre eux connaissent et aident les syndicats ukrainiens depuis 20 ou 30 ans. Pour la même raison, ils font ce qu’ils peuvent pour soutenir les syndicats bélarussiens qui ont été sévèrement réprimés par Loukachenko.
Il faut également tenir compte du fait que les syndicats, aussi affaiblis soient-ils, restent des organisations de masse et sont donc plus sensibles àl’opinion public pro-ukrainien qui est majoritaire dans tous les pays d’Europe occidentale, même dans ceux où la gauche qui voit la politique mondiale à travers le prisme de camps antagonistes (la gauche « campiste ») et celle qui soutient l’apaisement avec Poutine font le plus de bruit. La victoire la plus récente de la solidarité avec l’Ukraine a été le vote écrasant du congrès des syndicats britanniques (voir annexe 1).
A. Nature de la guerre
En ce qui concerne la gauche politique internationale, il n’y a pas de « dans l’ensemble ». Il y a des partis qui soutiennent l’Ukraine et d’autres qui ne la soutiennent pas, que ce soit pour des raisons pacifistes, campistes ou géopolitiques. Et dans de nombreux pays, il y a des divisions au sein de la gauche.
Les auteurs citent Rosa Luxemburg pour affirmer qu’il n’existe pas de guerre défensive. Mais plus loin, ils expliquent que « pour la Russie, il s’agit de défendre sa position géopolitique menacée ». Pas son territoire, pas son peuple, mais sa « position géopolitique menacée ». Nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit, la guerre actuelle est une guerre défensive qui a commencé par la défense de l’Ukraine contre l’agression russe. Nous verrons plus tard d’où vient cette agression. Pour prendre un autre exemple, en 1979, le Viêt Nam a mené avec succès une guerre défensive contre une invasion chinoise. Les guerres défensives existent donc, mais la question centrale n’est pas de savoir si une guerre est défensive ou offensive. Ce qui compte, c’est la nature de la guerre et des pays impliqués, et non la question de qui l’a déclenchée. Par exemple, il ne fait aucun doute que les guerres d’indépendance algérienne et irlandaise ont été lancées par des organisations des peuples colonisés, qui ont tiré les premiers coups de feu. Il ne fait également aucun doute que les guerres qui ont suivi étaient des guerres de libération nationale, en réponse à des siècles d’oppression coloniale par les impérialismes français et britannique.
Revenons à la guerre actuelle. Il s’agit d’une guerre d’agression lancée par l’impérialisme russe contre l’Ukraine, qui a été opprimée par la Russie pendant des siècles. La relation entre l’Ukraine et la Russie a été comparée par Lénine à celle entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, en des termes très forts : « exploités jusqu’à la limite, sans rien recevoir en retour ». (Discours prononcé à Zurich le 27 octobre 1914, non inclus dans les Œuvres complètes. Il s’agit également de la seule occasion enregistrée où Lénine a explicitement appelé à l’indépendance de l’Ukraine). L’Ukraine a donc tout à fait le droit de se défendre et il est du devoir de la gauche internationaliste de la soutenir. Ce serait encore le cas si l’Ukraine était passée à l’offensive dans le Donbass ou en Crimée entre 2014 et 2022.
- 1. Que veulent les Ukrainiens ?
Que disent nos auteurs de la résistance du peuple ukrainien ? Pratiquement rien. Dire qu’ils l’occultent serait un euphémisme. Ils parlent d’un « abattoir pour les soldats des deux camps » - des deux camps, comme s’ils étaient sur le même plan. Ce n’est pas le cas. Lors de la bataille de Stalingrad en 1942-43, des centaines de milliers de soldats ont trouvé la mort. Dans les deux camps. Mais ces deux camps n’étaient pas égaux et, à l’époque, personne ne pensait qu’ils l’étaient. Les soldats de l’Armée rouge sont morts en défendant leur pays, puis en passant à l’offensive. Ceux de la Wehrmacht sont morts en envahissant l’Union soviétique et en défendant l’Allemagne nazie. Il n’y avait pas de signe égal. Au Viêt Nam, 60 000 soldats américains sont morts. Beaucoup d’entre eux avaient déjà compris qu’ils menaient une guerre injuste et ne demandaient qu’à rentrer chez eux. Mais la guerre est implacable. Lorsque votre pays est occupé par une armée impérialiste, vous ne pouvez pas la chasser sans tuer un grand nombre de ses soldats. Et l’armée américaine a tué beaucoup, beaucoup plus de Vietnamiens.
Les auteurs qualifient la guerre de guerre inter-impériale. Rien de nouveau, si ce n’est que l’on dit impérial plutôt qu’impérialiste. Ils répètent la litanie habituelle selon laquelle l’OTAN n’a pas tenu sa promesse de ne pas s’élargir à l’Est et que la Russie s’est sentie menacée et a dû se défendre. Je n’aborderai pas ce point en détail, puisque je l’ai déjà fait ailleurs (Russia’s war on Ukraine and the European lefts | Links). Mais soulignons ce qui est essentiel dans le document. « Une fois que nous avons compris que cette guerre est avant tout une guerre inter-impériale, les étapes vers la paix deviennent également claires comme de l’eau de roche du point de vue de la gauche. » Ce qui est clair comme de l’eau de roche, c’est que la définition de guerre inter-impériale ou par procuration permet de traiter le peuple ukrainien comme une quantité négligeable et marchandable.
Le premier aspect frappant de l’article est sa négation totale des Ukrainiens en tant qu’agents de leur propre avenir. Car les Ukrainiens ne sont pas de simples victimes, ils ne sont pas non plus manipulés par les méchants impérialistes occidentaux. Les Ukrainiens savent ce qu’ils veulent et sont prêts à se battre pour cela. Mais que lisons-nous ? Tout d’abord, « Les tentatives des États-Unis et de l’Union européenne pour amener l’Ukraine à choisir une orientation unilatérale vers l’Union européenne et l’OTAN, et donc (à abandonner) la politique d’un rôle intermédiaire entre l’Ouest et l’Est ». Premièrement, les Ukrainiens n’ont jamais choisi ce rôle d’intermédiaire, il leur a été imposé. Deuxièmement, ils ont choisi de se détourner de la Russie et de se tourner vers l’Europe. Ils ont fait ce choix lors du Maïdan et l’ont confirmé lors des élections de 2014 et de 2019. Avant 2014, l’attitude à l’égard de l’UE était largement positive, mais pas clairement majoritaire. Il n’y a jamais eu de majorité pour l’OTAN avant 2014. Après, il y a eu une majorité pour l’UE et l’OTAN. Et cette majorité s’est élargie et est devenue massive après le 24 février 2022. La raison peut être résumée en deux mots : Poutine, Russie.
Le 29 août, un sondage a été publié, réalisé par l’Institut international de Sociologie de Kyivpour le compte de l’Institut de sociologie de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine. Il a montré (page 39) que 83,5 % des Ukrainiens pensent que la victoire n’est possible que si tous les territoires occupés sont restitués. Seuls 4 % pensent qu’il est acceptable de revenir au statu quo ante 24 février 2022, c’est-à-dire de laisser à la Russie la Crimée et les « républiques ». Ces chiffres n’ont rien de surprenant, ils ne font que confirmer ceux des sondages précédents. Certaines manifestations récentes illustrent l’attitude à l’égard de la guerre. À Odessa, Lviv et ailleurs, des manifestations ont eu lieu pour demander que l’argent destiné par les conseils municipaux à diverses fins soit plutôt utilisé pour soutenir l’effort de guerre. À Kiev, des manifestations contre la corruption au sein de l’administration municipale ont eu le même objectif. Il ne s’agit pas de manifestations contre la guerre ou contre l’utilisation de l’Ukraine comme « proxy » par l’impérialisme occidental. Il s’agit d’exigences pour que la guerre soit menée avec le maximum de ressources disponibles.
- 2. L’avenir proposé pour l’Ukraine : le ‘conflit gelé’
Ce que dit le document sur l’avenir de l’Ukraine n’a rien à voir avec ce que veut le peuple ukrainien.
« Un cessez-le-feu immédiat, sans conditions préalables, contrôlé par l’ONU et les États neutres. Dans un deuxième temps, des négociations doivent être menées pour rechercher un équilibre des intérêts entre tous les États belligérants et ceux qui sont impliqués dans la guerre. » Pas une seule mention des droits du peuple ukrainien.
Pour que les choses soient tout à fait claires, nous pouvons lire : « L’idée que cela puisse conduire à un état de choses d’avant-guerre n’est pas réaliste. » Dans le contexte du document, cette déclaration est en fait exacte. Le « ceci » auquel il est fait référence concerne le plan décrit ci-dessus. Un argument classique en faveur de négociations par-dessus la tête des principaux intéressés, en l’occurrence le peuple ukrainien. Depuis le Congrès de Vienne en 1815, de tels « traités de paix » n’ont fait que préparer le terrain pour de nouvelles guerres - et parfois des révolutions. En effet, un tel processus en Ukraine ne peut pas conduire à un « état de choses d’avant-guerre », qui impliquerait nécessairement le retrait des troupes russes. La lutte continue du peuple ukrainien peut conduire à un tel résultat. Mais ni cette lutte ni la demande de retrait des troupes russes ne sont mentionnées par les auteurs.
Ils écrivent que « de nombreux efforts sont nécessaires pour créer un système global de sécurité commune incluant la Russie. Cela prendra un temps considérable ». Il s’agit là temps d’un objectif totalement irréaliste même dans un « temps considérable ».
Le pire est encore à venir. Nous apprenons qu’« un conflit gelé devra être supporté pendant une très longue période », mais que c’est « mieux que la guerre ». On se demande si ceux qui écrivent cela savent vraiment ce qu’ils disent. Ils condamnent les Ukrainiens qui vivent sous l’occupation russe à continuer à le faire pendant « une très longue période ». L’occupation de certains territoires dure maintenant depuis plus de dix-huit mois, ce qui est déjà très long pour ceux qui sont obligés de la subir. Il s’agit d’une occupation barbare, qui commence par des viols et des pillages et se poursuit par des arrestations arbitraires, des tortures, des exécutions sommaires d’hommes, de femmes et d’enfants, des filtrages, des déportations de civils et des enlèvements d’enfants ukrainiens, ainsi que par des projets visant à inonder les zones occupées d’immigrants russes, comme cela a déjà été fait en Crimée. De quel droit peut-on condamner des populations entières à subir cela et ajouter l’insulte à l’injure en affirmant que c’est « mieux que la guerre ». Rien n’est moins évident.
Quant à l’idée que l’Ukraine puisse se libérer d’elle-même serait irréaliste, regardons quelques précédents. Nombreux étaient ceux qui ont jugé irréaliste l’idée que le Vietnam puisse vaincre l’impérialisme français puis américain. Ou que l’Algérie pourrait gagner son indépendance. Ou encore qu’une poignée de combattants dans un bateau qui prenait l’eau puisse déclencher une révolution à Cuba. Mais les réalistes n’étaient pas si réalistes. Dans les bonnes circonstances, ceux qui se battent peuvent créer leur propre réalisme. Ceux qui ne se battent pas ne parviendront jamais à rien. En fait, ceux qui ont appelé au cessez-le-feu, aux négociations et à la « paix » en Algérie et au Viêt Nam n’ont eu aucun effet.
B. La rivalité inter-impérialiste et l’Ukraine
Les auteurs de l’article accordent une importance centrale à leur analyse de la guerre comme étant inter-impériale, dans laquelle l’Ukraine n’est qu’un proxy de l’impérialisme américain. Cette analyse semble se justifier d’abord parce qu’elle s’inscrit dans la confrontation entre les États-Unis et l’OTAN, d’une part, et la Russie et la Chine, d’autre part. Et, plus précisément, dans l’expansion de l’OTAN vers l’Est. Deuxièmement, parce que l’Ukraine reçoit, principalement des pays de l’OTAN, une partie des armes dont elle a besoin pour se défendre.
La confrontation entre la puissance mondiale hégémonique, les États-Unis, et son successeur putatif, la Chine, est un fait central de la politique et de l’économie internationales. La Russie ne joue pas dans la même catégorie, mais elle est suffisamment importante pour compliquer les choses. Quelle est donc la place de l’Ukraine dans ce schéma ? Comme nous l’avons dit plus haut, l’Ukraine a choisi de s’aligner sur l’Occident. Il convient d’insister sur le mot « choisi ». D’abord, parce que c’est un fait. Ensuite, parce que l’insistance sur le fait que l’Ukraine et les Ukrainiens sont en quelque sorte manipulés par les États-Unis et l’OTAN révèle deux choses sur ceux qui le disent. La première est leur incapacité à sortir de la mentalité selon laquelle tout ce qui se passe de mauvais dans le monde est de la responsabilité des États-Unis et de l’OTAN. Il s’agit d’un cadre tout à fait inadéquat pour comprendre le monde d’aujourd’hui, où il existe trois impérialismes principaux (États-Unis, Chine et Russie) et une série d’impérialismes secondaires (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Japon...) qui peuvent bien être des alliés des États-Unis mais qui ont également leurs propres intérêts spécifiques à défendre. Il y a ensuite une série d’acteurs autonomes : Inde, Iran, Israël, Arabie Saoudite, Brésil, entre autres. La deuxième chose que cela nous apprend est que, pour eux, non seulement les droits des petites nations, ou même des nations moins petites, sont considérés comme sacrifiables, mais aussi qu’ils les considèrent comme n’ayant aucune volonté propre, aucune capacité d’agir dans leur propre intérêt. Ce ne sont que des pions sur l’échiquier.
La façon dont les auteurs abordent la situation internationale le montre clairement. À un moment donné, ils écrivent qu’« une agressivité croissante est apparue dans la lutte pour l’hégémonie, qui est liée aux contradictions internes et externes exacerbées d’un développement capitaliste inégal ». Ce serait un bon point de départ, mais ils tombent systématiquement dans la caricature de l’agressivité des États-Unis et de leurs alliés, ce qui conduit, implicitement ou explicitement, à l’idée que la Russie et la Chine sont sur la défensive. On y ajoute le dernier mot à la mode, la multipolarité. Il existe une manière potentiellement positive de définir ce mot. Il pourrait signifier le droit de chaque nation à décider de son propre avenir et à se gouverner elle-même. Mais ce n’est pas ce qu’il signifie dans les intentions et les actions des grandes et moins grandes puissances qui le prônent. Ce qu’elle signifie pour eux, c’est le droit de chaque pays à faire ce qu’il veut, avec son propre peuple et, dans la mesure du possible, avec les pays plus faibles qui l’entourent. Les nations puissantes admettent rarement, voire jamais, qu’elles dominent d’autres nations simplement parce qu’elles le peuvent et parce que cela sert leurs propres intérêts. Elles ont recours à des justifications idéologiques. Pour les États-Unis, il s’agit de défendre la « démocratie » et un « ordre international fondé sur des règles ». Beaucoup de gens de gauche vous le diront. En général, ils sont beaucoup plus réticents à disséquer les concepts profondément réactionnaires du monde russe, de la Russie en tant que civilisation unique. Ou la prétention de la Chine à diriger le Sud global.
Les États-Unis, en tant que puissance mondiale hégémonique, sont obligés d’intervenir dans de nombreux endroits pour défendre ou promouvoir leur propre position. Il est donc difficile de définir leur sphère d’influence. D’une certaine manière, le monde est leur sphère d’influence. C’est à la fois une expression de leur puissance et une malédiction. Ce fut également le cas de la Grande-Bretagne pendant les deux siècles de son hégémonie. Il est néanmoins clair que, depuis plus de dix ans, les États-Unis cherchent à tourner leur attention vers la Chine et la région indopacifique. S’engager dans une guerre en Europe n’était pas du tout prévu et ne correspondait pas aux priorités américaines.
- 1. La Russie et l’OTAN
Prenons le cas de la Russie, dont l’objectif dans la guerre est défini comme « la défense de sa position géopolitique menacée ». C’est vrai et c’est la raison fondamentale pour laquelle elle envahit l’Ukraine. Derrière le terme « position géopolitique » se cache la conception d’une sphère d’influence qui couvre le territoire de l’ancienne Union soviétique/empire tsariste, ainsi que, dans la mesure du possible, ses anciens satellites d’Europe centrale et orientale. Cette position géopolitique est menacée. Par qui ? Les auteurs répondent : par les États-Unis, l’OTAN et l’UE. Il est vrai que ni les États-Unis ni l’UE ne peuvent accepter le droit de la Russie à dominer l’Europe de l’Est. Mais ni les États-Unis, ni l’OTAN, ni l’UE n’ont la moindre intention d’envahir la Russie. Et la véritable menace pour la Russie est la résistance des habitants des pays qu’elle considère comme faisant partie de sa sphère d’influence.
Avec l’effondrement de l’Union soviétique, les républiques non russes ont déclaré leur indépendance et les pays de l’ancien bloc soviétique ont transformé leur indépendance de jure en indépendance de facto. Ils ont rejoint l’OTAN et, dans la plupart des cas, l’Union européenne. Les États baltes ont suivi le même chemin.
Lorsqu’une certaine gauche parle de l’élargissement de l’OTAN, son analyse des raisons pour lesquelles ces pays ont rejoint l’OTAN est généralement réduite aux décisions de Washington. C’était un aspect, et un aspect important. Si Washington s’y était opposé, ces pays n’auraient jamais rejoint l’OTAN. Mais Washington était favorable à leur adhésion parce qu’elle renforçait et étendait l’influence des États-Unis en Europe. Toutefois, l’adhésion à l’OTAN n’a pas été imposée à ces pays. Au contraire, ils ont fait campagne et poussé fort pour être acceptés. Non seulement les nouveaux groupes au pouvoir, mais aussi les populations y étaient favorables. Parce qu’elles avaient une peur justifiée de la Russie. L’Ukraine vient de fournir un exemple frappant de ce qui peut arriver à un pays qui n’est pas membre de l’OTAN. Et aussi parce que l’Occident représentait non seulement la démocratie, mais aussi les sociétés de consommation prospères auxquelles ils aspiraient. Bien sûr, il s’est avéré que tout ce qui brillait n’était pas de l’or.
Aujourd’hui, l’OTAN est plus forte et plus cohérente qu’elle ne l’a jamais été depuis la fin de la Guerre froide. Et elle n’a jamais été aussi populaire. Si l’on veut convaincre les gens que l’avenir ne réside pas dans une alliance militaire dirigée par les États-Unis, il va falloir leur proposer une alternative crédible.
Les autres anciennes républiques soviétiques n’ont pas suivi la même voie, la plupart d’entre elles faisant partie de la Communauté des États indépendants et certaines du CSTO (Organisation du traité de sécurité collective), une sorte d’OTAN de deuxième classe. La plupart des républiques ont reconnu la prédominance de la Russie, mais le degré réel d’influence russe a varié. Aujourd’hui, il est clair que la guerre en Ukraine a eu pour effet d’affaiblir cette influence. Cela profite non seulement aux États-Unis, mais aussi à la Chine et à la Turquie. Un tournant vers ces trois pays (tout en maintenant des relations amicales avec la Russie) fait désormais partie de la politique du Kazakhstan, telle que définie en 2022, tout comme l’augmentation substantielle de ses budgets de défense et de sécurité. Il convient de mentionner que malgré sa proximité avec la Russie, le Kazakhstan refuse de soutenir sa guerre d’agression en Ukraine. Il a également toujours refusé de reconnaître l’annexion de la Crimée par la Russie. À cet égard, il a un meilleur positionnement de principe qu’une partie de la gauche occidentale. Mais il y a sans doute aussi des considérations pratiques : le Kazakhstan compte une minorité russophone, concentrée dans le nord du pays. Il a intérêt à ne pas accepter le droit d’intervention de la Russie partout où il y a des russophones. Pour le reste, cet été le secrétaire d’État américain Blinken a effectué une tournée dans les cinq républiques d’Asie centrale. Et l’Arménie, traditionnellement proche de Moscou, envoie maintenant de l’aide humanitaire à l’Ukraine et mène des manœuvres militaires conjointes avec les États-Unis. Ceci n’est bien sûr pas sans lien avec la réticence ou l’incapacité de la Russie à respecter les obligations du traité du CSTO de défendre l’Arménie et l’enclave du Nagorno-Karabakh contre l’agression de l’Azerbaïdjan. (Voir la déclaration du Mouvement socialiste russe : (Concerning Azerbaijan’s aggression against Nagorno-Karabakh/Artsakh | Links).
- 2. Maïdan et anti-Maïdan
Par sa taille, sa situation géographique et son histoire, l’Ukraine est au cœur de tout projet de reconstruction d’un empire russe. La Russie n’a jamais accepté l’indépendance de l’Ukraine. Le long texte historique de Poutine en 2021 expliquant que les Ukrainiens et les Russes étaient le même peuple peut être considéré comme faisant partie de la préparation idéologique de la guerre à venir. Mais c’est aussi très probablement ce qu’il pense réellement et c’est une idée largement partagée en Russie. Jusqu’en 2014, Poutine pensait pouvoir soumettre l’Ukraine en exerçant des pressions politiques et économiques sur ses gouvernements. Il s’appuyait pour cela sur un réseau d’agents au sein de l’appareil d’État, en particulier de la police et des forces armées. L’étendue de ce réseau, y compris les généraux et les politiciens qui étaient dans la poche de Poutine, a été largement dévoilée en 2014. Mais il était encore partiellement fonctionnel en 2022.
Maïdan a été l’étincelle qui a convaincu Poutine qu’il était temps de recourir à la force. Avant même la victoire de Maïdan et la fuite de Viktor Ianoukovitch, des préparatifs étaient en cours pour l’annexion de la Crimée et pour un processus d’annexion progressive de huit oblasts du sud et de l’est de l’Ukraine, collectivement appelés Novorossiya. Le plan consistait à passer par une phase de proclamation de « républiques populaires », qui demanderaient plus tard à rejoindre la Russie. Ce plan n’a été que très partiellement couronné de succès dans le Donbass.
Il existe de nombreux mythes et demi-vérités sur ce qui s’est passé dans le Donbass, et plus largement dans le sud et l’est de l’Ukraine, en 2014. La plupart des chiffres qui seront donnés ici sont tirés d’un sondage réalisé par l’Institut international de sociologie de Kyiv (KIIS) en avril 2014. Ce sondage a été souvent cité, non seulement parce qu’il provient d’une source réputée, mais aussi en raison de la date à laquelle il a été réalisé. Il donne une photographie de l’opinion dans le sud et l’est au moment où les milices pro-russes s’emparaient des mairies dans tout le Donbass - et tentaient de faire de même ailleurs. Il en ressort que, sur une question importante, concernant la préférence pour l’Union européenne ou l’Union douanière eurasienne, cette dernière était clairement majoritaire, globalement et dans cinq oblasts sur huit, avec trois oblast qui préféraient l’UE. Sur une question qui n’a pas été posée par l’enquête KIIS, mais pour laquelle il existe de nombreuses preuves, davantage de personnes dans le sud et l’est étaient anti-Maidan que pro-Maidan. Mais davantage ne signifie pas tous. À Kharkiv, la plus grande manifestation pro-Maïdan a rassemblé 30 000 personnes, à Dnipropetrovsk 15 000. Même à Donetsk, la plus grande manifestation pro-Maidan était de 10 000 personnes, contre 30 000 pour le plus grand rassemblement anti-Maidan.
Sur d’autres questions, le lobby pro-russe et anti-ukrainien n‘a pas de quoi réjouir. A la question « Soutenez-vous ceux qui s’emparent par les armes de bâtiments administratifs dans votre région ? » (ce qui se déroulait au moment du sondage), le soutien a été faible : moins de 12 % au niveau global, 18 % à Donetsk, 24 % à Luhansk, ailleurs aucun oblast n’a atteint les deux chiffres.
Dans le Donbass, il y a eu des manifestations anti-Maidan avec un réel soutien populaire. Les manifestants n’exigeaient pas de rejoindre la Russie : ils protestaient contre un mouvement basé sur le centre et l’ouest qui, selon eux, avait pris le pouvoir à Kiev. Ils avaient également des griefs justifiés à l’encontre du gouvernement central, qui ne dataient pas de Maïdan. Et, comme le mouvement de Maïdan, ils protestaient contre la corruption et les politiciens voleurs.
Ce qui nous amène à Ianoukovitch. Sur la question de savoir si Ianoukovitch était le président légitime, il n’y avait de majorité nulle part. Entre 27 et 31 % dans le Donbass, beaucoup moins ailleurs. Il est possible de considérer les manifestations anti-Maidan comme des soulèvements populaires embryonnaires. Il aurait été intéressant de voir comment le mouvement aurait évolué, mais il a été interrompu par la militarisation de la situation à travers une série de mini-coups d’État dans les villes, l’une après l’autre. C’est l’origine des « républiques populaires ». Toute l’opération a été menée sous la direction d’agents russes, avec des « volontaires » russes, de l’argent et des armes russes. Ceux qui ont suivi dans le Donbass n’étaient pas majoritaires. En fait, il n’y a jamais eu d’expression de soutien majoritaire à l’adhésion à la Russie dans le Donbass, que ce soit lors d’une élection, d’un référendum ou d’un sondage. Dans le sondage KIIS, environ 30 % des personnes interrogées étaient favorables à l’adhésion à la Russie, tandis que plus de 50 % y étaient opposées.
Compte tenu de la manière dont le Donbass a été occupé et de l’intervention ultérieure de l’armée ukrainienne, il est tout à fait erroné de parler de guerre civile (voir Daria Saburova, “Questions About Ukraine”)..). Même sans l’intervention directe de l’armée russe en 2013-14 et son implication continue dans la guerre de basse intensité de 2014-22, il s’agissait clairement dès le départ d’une intervention de la Russie en Ukraine.
C. La Russie et le contexte international
Voyons maintenant la dimension internationale. Sans rentrer dans les détails, il semble que ce soit une bonne hypothèse de travail de dire que la période de mondialisation commencée dans les années 1980 est terminée. Historiquement, la fin des périodes de mondialisation se traduit par un renforcement de la concurrence inter-impérialiste. Personne à gauche ne conteste que les États-Unis sont impérialistes. On peut en dire autant de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de la France et de certains pays européens de moindre importance, ainsi que du Japon. Pour des raisons qui sont rarement, voire jamais, énoncées, il existe une idée générale à gauche selon laquelle l’émancipation de l’Europe, en particulier de l’UE, de l’hégémonie américaine serait en quelque sorte progressiste en soi. Cela est loin d’être évident et mériterait au moins une analyse sérieuse.
Qualifier la Russie et surtout la Chine d’impérialistes est plus controversé. Mais rappelons la description que Lénine faisait de la Russie en 1916. "La Russie avait déjà battu en temps de paix le record mondial de l’oppression des nations sur la base d’un impérialisme beaucoup plus grossier, médiéval, économiquement arriéré, militaire et bureaucratique. ((voir “Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-memes”, O.C., Vol. 22). Ailleurs, il parlait simplement de l’impérialisme militaire-féodal russe. Il n’y a pas grande place là pour le capital financier, les monopoles ou l’exportation de capitaux. Le point essentiel, c’est que Lénine n’estimait pas nécessaire qu’un pays coche toutes les cases pour être impérialiste. Dans le cas de la Russie, les critères coloniaux et militaires semblent avoir suffi. Par ailleurs, l’économie russe était largement dominée par les capitaux français, allemands et britanniques (dans cet ordre).
La concurrence accrue entre les grandes et les moins grandes puissances s’exerce sur les plans économique, politique et militaire. C’est une caractéristique du capitalisme et de l’impérialisme. C’est dans leur nature. Il est très probable que cela conduise à la guerre à un moment ou à un autre. Comme l’a dit Rosa Luxemburg, la guerre est autant une conséquence logique du capitalisme que la paix armée (“Utopies pacifistes”, 1911).
La confrontation entre les États-Unis et la Chine, qui a réellement commencé à s’aiguiser après 2008, a été relativement pacifique et économique, mais pas complètement. La Chine a mené une politique agressive dans la mer de Chine méridionale, en construisant des îles largement artificielles et hautement militarisées dans les eaux internationales et en empiétant sur les eaux territoriales du Viêt Nam et des Philippines. Bien entendu, les États-Unis n’ont pas manqué de tirer parti de la situation. Ils ont obtenu plusieurs bases aux Philippines et renforcé leurs liens diplomatiques avec le Viêt Nam, comme en témoigne la récente visite très médiatisée du président américain Joe Biden à Hanoï. Bien sûr, il est possible de considérer tout cela comme des provocations contre la Chine inspirées par les États-Unis. Ce serait franchement prendre la situation à l’envers. C’est la Chine qui a lancé des provocations contre le Viêt Nam et les Philippines, et ce sont les États-Unis qui en profitent. Mais au-delà de ces détails, fondamentalement, les États-Unis sont déterminés à maintenir leur hégémonie dans la région indopacifique, tandis que la Chine est déterminée à établir son propre hégémonie. Telle est la réalité. Cela entraînera des tensions et des conflits dans les mers de Chine méridionale et orientale, à propos de Taïwan et dans la compétition pour influencer les nations du Pacifique.
Une approche sérieuse de la situation internationale nécessiterait l’abandon de la vieille rengaine qui consiste à dénoncer constamment l’impérialisme américain et ses alliés, en particulier l’OTAN, tout en trouvant des excuses à la Russie et à la Chine. Cela semble dépasser une partie de la gauche européenne et nord-américaine. Cela ne dépasse pas le Parti communiste japonais (PCJ) (voir Kimitoshi Morihara (Japanese Communist Party) : ‘Indo-Pacific must be a region of dialogue and cooperation, not rivalry’) : « L’Indo-Pacifique doit être une région de dialogue et de coopération, et non de rivalité »). Le PCJ s’oppose fermement à la militarisation du Japon et à son intégration dans le système d’alliances antichinoises mis en place par Washington. Mais il critique aussi clairement ce qu’il appelle l’hégémonisme et le chauvinisme de grande puissance chinois. Cela recouvre, entre autres, la critique des violations des droits de l’homme au Xinjiang et à Hong Kong et la défense du droit à l’autodétermination de Taïwan (et évidemment l’opposition à l’usage de la force par la Chine). En ce qui concerne la guerre russe en Ukraine, le PCJ dénonce l’agression de la Russie et exige un retrait immédiat et inconditionnel des forces militaires russes.
Lorsque les gens de la gauche campiste parlent de la Russie, la manière dont ils le font en dit long sur eux. La Russie aurait été menacée par l’élargissement de l’OTAN. Sa réaction en envahissant l’Ukraine ne peut être approuvée, mais la faute en incomberait réellement aux États-Unis et à l’OTAN. Il faudrait comprendre la Russie et faire la paix en tenant compte de ses préoccupations légitimes. Et ainsi de suite.
- 1. La nature de la Russie
Mais qu’est-ce que la Russie ? C’est la question qu’ils ne posent pas. En principe, une république fédérale mais, en fait, les restes (substantiels) d’un empire. Des six empires qui sont entrés en guerre en 1914 (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Russie, Autriche-Hongrie, Turquie), c’est le seul qui subsiste. La Russie n’est pas un État-nation mais un empire. Les auteurs du document parlent de l’OTAN qui voudrait « exclure la Russie de l’Europe ». Mais ce n’est pas nécessaire. La Russie s’est exclue d’elle-même de l’Europe lorsqu’elle a traversé l’Oural et conquis, en trois siècles, des vastes territoires, vers l’est jusqu’au Pacifique et vers le sud jusqu’à l’Asie centrale. Ou, pour être plus précis, elle a cessé d’être un État purement européen pour devenir un empire eurasien. D’ailleurs, avant même de s’aventurer en Asie, elle était déjà un empire, avec de nombreuses conséquences que nous ne pouvons pas aborder ici. Mais répéter que « la Russie fait partie de l’Europe » ne nous mènera nulle part.
Politiquement, qu’est-ce que la Russie ? Officiellement une démocratie, mais c’est une plaisanterie, comme l’ont montré les récentes élections régionales. C’est, à tout le moins, l’État le plus répressif à l’intérieur et le plus agressif à l’extérieur qui intervienne en Europe. Dans les discussions entre les opposants russes et parmi ceux qui suivent de près les événements en Russie, la question du fascisme est centrale. Examinons les principales caractéristiques de la Russie. Nous avons le grand leader : le culte de Poutine est modeste comparé à la dynastie des Kim en Corée du Nord, ou même à Xi Jinping en Chine, mais il est plus important que pour n’importe quel leader russe depuis Staline. Malgré les apparences de la démocratie parlementaire, le régime n’est soumis à aucun contrôle démocratique. Les droits démocratiques les plus élémentaires (expression, réunion, manifestation) sont supprimés. Il n’y a pas de presse libre, ni de syndicats libres. Le climat social et idéologique est patriarcal, misogyne, homophobe. Et surtout imprégné du chauvinisme grand-russe, qui est désormais enseigné dans les écoles et appliqué en Ukraine. La définition de la Russie fait l’objet d’un débat : fasciste (l’historien Timothy Snyder, le socialiste et écrivain russe Ilya Budraitskis), néo-fasciste (le philosophe slovène Slavoj Zizek), para-fasciste, post-fasciste, fascisant. Il est clair que le fascisme russe ne correspond pas au fascisme « classique » des années 1920 et 1930, mais cela n’épuise pas la question.
La Russie est-elle impérialiste ? Lénine le pensait, et il était bien conscient de la mesure dans laquelle le capital étranger contrôlait son économie. Les choses ont changé : il existe aujourd’hui un capital national russe autonome. Un mélange de capital étatique et privé, fortement axé sur le secteur primaire - pétrole, gaz, minéraux... (Voir Russian imperialism and its monopolies” | Links). Mais le fait que la Russie ait des intérêts économiques à défendre ne signifie pas que c’est ce qui a motivé la guerre. Il y a une autonomie de la dimension politique (ou géopolitique). L’Ukraine est la clé de voute de tout projet impérial russe, même au prix d’un coût économique considérable à court terme.
Répétons-le : pour comprendre le monde d’aujourd’hui, il faut se défaire de l’idée que ce sont les Etats-Unis et leurs alliés qui initient tout. Les contradictions inter-impérialistes et inter-capitalistes s’aiguisent. Cela crée des luttes de pouvoir et la création ou le renforcement de blocs. Les principaux acteurs sont les États-Unis, la Chine et la Russie. Mais il existe d’autres acteurs autonomes, cités plus haut.
En ce qui concerne les blocs, les États-Unis ont une longueur d’avance : OTAN, Quad, AUKUS, etc. Les pays qui soutiennent la Russie sur la guerre (au lieu de s’abstenir) sont une triste collection : Belarus, Corée du Nord, Erythrée, Iran, Syrie, Nicaragua... Une grande partie du soutien organisé à la Russie en Europe provient des partis d’extrême droite, même si certains d’entre eux sont devenus plus discrets depuis le début de la guerre. La Chine a très peu d’alliés dans son environnement proche : le Cambodge et la junte du Myanmar. Le fait est que de nombreux voisins de la Chine sont davantage alliés aux États-Unis, précisément parce qu’ils sont voisins de la Chine.
- 2. Les camps dans la politique mondiale
Si nous cherchons à aborder la situation mondiale en termes de camps, il est clair qu’il existe un camp occidental, au sens large. Pendant la guerre froide, il y avait sans aucun doute un camp soviétique. Il est beaucoup moins évident de savoir s’il existe aujourd’hui un camp russe ou chinois. C’est à partir de là que nous commençons à entendre la musique des BRICS et du Sud global, dont on parle parfois comme s’il s’agissait d’un camp anti-occidental réel ou potentiel. Qui composerait ce camp ? Parfois tout le monde, sauf l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie du Nord-Est. Quels sont les critères ? Dans les années 1950, il y avait le mouvement des non-alignés, qui était précisément cela : il n’était rattaché à aucun bloc et soutenait les mouvements de libération nationale.
Qu’est-ce qui unit les BRICS ou le Sud global ? Au sens très large, la recherche d’une alternative au monde occidental « fondé sur des règles ». Mais c’est très vague. Le document parle de « tentative de nombreux États du monde d’évoluer vers un ordre multipolaire non impérial de sécurité commune ». Premièrement, il semble que l’autonomie économique soit tout aussi importante, sinon plus, que la sécurité commune. Deuxièmement, il est plus qu’évident que la Russie et la Chine cherchent à utiliser les BRICS et la notion de Sud global comme levier contre les États-Unis. L’idée de la Chine en tant que leader du Sud global peut sembler fantaisiste. La Chine est en effet l’un des principaux exploiteurs du Sud, notamment par le biais d’échanges inégaux et de la dette. Mais elle a un objectif très clair à cet égard (voir “China, leader of the Global South ?”,The Economist, 23 septembre 2023). La Russie exploite également le Sud global, mais avec une puissance économique moindre. Ce n’est pas un hasard si sa pénétration de l’Afrique s’est faite par le groupe Wagner, avec les méthodes de voyous qui le caractérisent. De la définition de l’impérialisme russe donnée par Lénine en 1916, on peut retenir au moins qu’il est grossier, militaire et bureaucratique.
Au-delà, le Sud global est extrêmement hétérogène. Il l’a toujours été, à l’époque où on l’appelait le tiers-monde, mais cela est beaucoup plus accentué aujourd’hui. À côté des pays classiquement dépendants d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, il y a l’Inde qui aspire à rejoindre le club des grands et qui constitue un cas à part. Il y a les pétromonarchies du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Des pays comme le Brésil, l’Afrique du Sud, le Mexique, la Turquie et l’Iran sont ce que l’on pourrait appeler des puissances intermédiaires. Il est plus intéressant d’analyser la réalité du Sud global que de faire de grandes généralités. De même qu’il est plus fructueux d’analyser la Russie et la Chine que de les définir essentiellement par leur opposition aux États-Unis. En outre, le schéma assez banal du déclin de l’hégémonie américaine et de la montée en puissance de la Chine doit être examiné d’un œil critique. Il se pourrait bien que les États-Unis ne déclinent pas aussi rapidement qu’on le dit souvent et que la Chine ne les supplantera pas dans un avenir proche, voire jamais. Si nous examinons les membres des BRICS et le Sud en général, nous verrons que le degré d’imbrication avec l’ordre économique dirigé par l’Occident est souvent considérable. Nulle part est-ce plus vrai qu’en Inde.
Examinons l’avant-dernière section du document. « La paix ... exige avant tout une politique de sécurité commune. C’est le contraire de la politique impérialiste, qui conduit tôt ou tard à des guerres impérialistes ». Il s’agit là d’une déclaration remarquable. Une politique peut être adoptée puis abandonnée au profit d’une autre. Mais l’impérialisme n’est pas une politique : il y a cent ans, Lénine a polémiqué contre Karl Kautsky qui pensait qu’il l’était. L’impérialisme est une étape du capitalisme, et il conduit à des guerres impérialistes. Il ne s’agit pas seulement de guerres entre États impérialistes, ce que nous n’avons pas vu depuis 1945, mais de guerres menées par des États impérialistes (et même d’autres États) pour défendre ou étendre leur propre pouvoir économique, politique et militaire. Il y a eu de nombreuses guerres de ce type ; l’Ukraine est la dernière en date.
« Il doit être clair pour tout le monde que les États-Unis ont été la force motrice de presque toutes les guerres aux portes de l’UE depuis 1991 », indique le document. Tout d’abord, tout dépend de la définition que l’on donne à la notion de « portes ». L’Irak et l’Afghanistan ne sont pas exactement aux portes de l’UE. La Libye peut-être, mais la guerre de bombardements de 2011 a été menée par la Grande-Bretagne et la France, certes avec le soutien des États-Unis. La Tchétchénie est beaucoup plus aux portes de l’UE. Mais la force motrice là n’était pas les États-Unis, mais la Russie. Comme en Géorgie en 2008 et en Ukraine depuis 2014. Franchement, ce « deux poids, deux mesures » permanent a fait son temps. En fait, depuis la chute de l’Union soviétique, toutes les guerres de la Russie, à l’exception de la Syrie, se sont déroulées en Europe. Les guerres balkaniques des années 1990 n’étaient pas le fait de la Russie et son influence était marginale. Les États-Unis et l’OTAN ont joué un rôle plus important, mais la force motrice de ces guerres est venue des contradictions inhérentes à la Yougoslavie, et en particulier des ambitions post-yougoslaves de la Serbie.
D. L’OTAN et l’Europe
On entend constamment, et encore dans ce document, comme s’il s’agissait d’une évidence, que les choses iraient mieux si l’Europe/l’UE s’émancipait de la tutelle des Etats-Unis. C’est loin d’être évident. L’impérialisme européen n’a rien de sympathique. Toutes les guerres depuis 1991... Pourquoi commencer par là ? Pourquoi pas en 1945 ? On trouverait des guerres coloniales, des crimes de guerre, des massacres, impliquant la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Portugal. Non pas au dix-neuvième siècle, mais de mémoire d’homme. La France, en particulier, a continué à intervenir en Afrique jusqu’à aujourd’hui, bien qu’il semble que son temps soit enfin écoulé.
Les pays européens n’ont plus de colonies d’importance, même si la France (encore elle) doit encore se défaire de la Nouvelle-Calédonie/Kanaky. Mais l’exploitation intense des pays du Sud est désormais menée pacifiquement par l’UE et surtout par son noyau impérialiste, en particulier, mais pas seulement, en Afrique.
L’Europe se porterait-elle mieux sans les États-Unis (et sans l’OTAN, car l’OTAN est une alliance militaire dirigée, financée et largement armée par les États-Unis) ? Examinons un instant l’OTAN. Comme chacun sait, elle n’a jamais tiré un seul coup de feu de colère pendant la guerre froide. Mais elle disposait de forces importantes et bien armées et de budgets militaires pour les financer. Elle est intervenue dans les Balkans dans les années 1990 et en Afghanistan à partir de 2001, mais il ne s’agissait pas d’opérations majeures comparée à la guerre en Ukraine. Malgré le discours contraire de la gauche, l’OTAN n’est pas restée une alliance hautement militarisée après 1991. En fait, les budgets de défense ont été réduits et les armées sont devenues plus petites et sous-équipées. Même après les événements de 2013-2014 en Ukraine, il y a eu très peu de changements. Il a été question d’une armée européenne, en particulier de la part de la France. L’ancienne chancelière allemande Angela Merkel et ses différents homologues français ont passé des années à essayer, sans succès, d’apaiser Poutine. Dans ce contexte, l’offre faite en 2008 à l’Ukraine et à la Géorgie de rejoindre l’OTAN apparaît comme une aberration. La France and l’Allemagne étaient toujours contre. Tout comme Obama. L’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN n’a pas effrayé Poutine, car il savait que le risque était inexistant. Le 24 février 2022, l’Ukraine n’était pas plus près d’adhérer à l’OTAN qu’elle ne l’était en 2008.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a tout changé. Pour la première fois en Europe depuis 1945, un pays a lancé une guerre totale contre un autre. Certes, il y a eu 1974 à Chypre, puis les guerres balkaniques dans les années 1990. Mais la guerre actuelle est sans précédent par son ampleur et par le fait qu’elle a été déclenchée par la Russie, une grande puissance nucléaire. Qu’en est-il de la « guerre par procuration » de l’OTAN ? Si l’OTAN avait prévu de lancer une guerre par procuration, elle aurait commencé à armer l’Ukraine en 2014, mais elle ne l’a pas fait (Voir Military Assistance to Ukraine : Rediscovering the Virtue of Courage). L’OTAN et les États-Unis ont été pris par surprise et ont réagi aux événements. Ils n’ont commencé à armer sérieusement l’Ukraine qu’une fois qu’elle a prouvé sa capacité à arrêter la Russie devant Kiev et à lui faire abandonner le nord du pays.
C’est ainsi que les choses se sont passées. La Russie a été surprise par la résistance de l’Ukraine et peut-être encore plus par la réaction de l’OTAN. Les guerres changent beaucoup de choses, qui ne correspondent pas toujours aux intentions de ceux qui les déclenchent. Cette guerre était censée démontrer la puissance militaire de la Russie. Au lieu de cela, elle a révélé ses faiblesses. Elle devait conduire à une Ukraine faible, divisée et soumise à la Russie. L’Ukraine n’a jamais été aussi unie dans la défense de son indépendance. L’OTAN devait être trop faible et divisée pour réagir. Elle n’a jamais été aussi efficace et unie depuis la fin de la guerre froide - et populaire, ou du moins acceptée comme un mal nécessaire.
Le document dit : « La gauche a toujours critiqué la politique expansive et agressive de l’OTAN ». En effet, elle l’a fait. Sans toujours prêter attention aux faits. Comme nous l’avons vu, les engagements militaires de l’OTAN ont été limités. Peut-être que par « expansive et agressive », les auteurs veulent dire que l’expansion de l’OTAN depuis 1999 est en soi agressive ? C’est fort probable. Ce discours passait peut-être à une période où la plupart des gens ne pensaient pas particulièrement à l’OTAN. Mais la guerre a changé la donne. Tout d’abord, elle a montré, à une échelle sans précédent, le caractère agressif de l’impérialisme russe. En particulier dans les pays limitrophes ou proches de la Russie, la leçon a été que si vous êtes dans l’OTAN, vous n’êtes pas envahi (jusqu’à présent, en tout cas), et que si vous n’êtes pas dans l’OTAN, regardez ce qui vous arrive. Si les auteurs de ce document pensent qu’ils peuvent encore s’en tirer avec le vieux discours anti-OTAN (appels à quitter l’OTAN, à dissoudre l’OTAN...), ils se trompent lourdement.
Les auteurs parlent de « parties de la gauche scandinave qui considèrent de plus en plus l’OTAN comme une alliance défensive ». Ils auraient pu ajouter qu’une grande majorité de personnes dans les pays membres de l’OTAN (et au-delà...) pensent exactement cela. Mais ils ne le disent pas parce que cela ne rentre pas dans leur schéma. Une fois de plus, on a la très forte impression que ce que pensent les personnes concernées n’a que peu d’importance par rapport aux « solutions » géopolitiques, qui ne résolvent en fait rien. La Gauche verte nordique est sans doute parfaitement consciente que « l’OTAN n’est pas une alliance pour la défense de la démocratie en Europe mais sert les intérêts hégémoniques des Etats-Unis ». Mais cela ne résout rien. Il est nécessaire de trouver une alternative qui défende les pays d’Europe, leurs peuples et, oui, leur démocratie. Une alternative concrète et réalisable.
- 1. Démocratie contre dictature ?
Ouvrons une parenthèse. Il est clair que le conflit fondamental entre la Chine, les Etats-Unis, la Russie et d’autres pays repose sur des questions de rivalité inter-impérialiste autour du pouvoir économique, politique et militaire et parfois de revendications territoriales. Il ne s’agit pas de démocratie contre dictature. Si l’on prend les Etats-Unis, ils n’ont eu aucun scrupule à s’allier avec des dictatures, notamment en Amérique latine et au Moyen-Orient. Ils viennent même de conclure des accords de renforcement des relations avec le Vietnam, qui n’est pas une démocratie. Pourtant, si l’on considère les alliés des États-Unis au sein de l’OTAN et de l’UE, ainsi qu’en Asie du Sud et de l’Est, on constate qu’ils sont pratiquement tous des démocraties. Face à cela, il y a une zone sans démocratie de Minsk à Pyongyang. Il serait naïf de penser que les États-Unis et leurs alliés n’en profiteraient pas - et c’est ce qu’ils font. Dans les pays concernés, par exemple les États baltes en Europe et Taïwan en Asie, les populations savent qu’une occupation par la Russie ou la Chine signifierait non seulement la fin de leur indépendance, mais aussi de leurs droits démocratiques. Cela vaut également pour l’Ukraine. Inversement, bien que les motivations de la Russie pour écraser l’Ukraine ne soient pas intrinsèquement basées sur la démocratie, le fait d’avoir une démocratie à proximité est plus qu’une irritation. Ainsi, bien que la question de la démocratie ne soit pas la cause première des conflits, elle est beaucoup plus tangible pour les gens que les théories de l’impérialisme. Elle devient donc un facteur de la situation.
Le document plaide en faveur d’un découplage entre l’Europe et les États-Unis. « La gauche doit donc clairement rejeter la subordination de la politique de sécurité de l’UE aux prétentions impériales à la suprématie des États-Unis ». Plus loin, « l’incapacité de l’UE à s’affirmer de manière indépendante en matière de politique de sécurité est la cause de sa subordination à l’OTAN ». Cela n’explique rien. Franchement, on pourrait tout aussi bien dire que « la subordination de l’UE à l’OTAN est la cause de son incapacité à s’affirmer de manière indépendante ». Ce discours est très répandu à gauche. Il n’est d’ailleurs pas si éloigné des appels répétés du président français Emmanuel Macron à l’« autonomie stratégique » de l’Europe. En effet, le document écrit que « la demande d’une autonomie stratégique pour l’Europe doit être abordée sérieusement par la gauche. »
L’OTAN est une alliance militaire dirigée par les États-Unis. Pourquoi les pays européens acceptent-ils ce leadership américain ? Pendant la Guerre froide, il a été accepté parce qu’il y avait un ennemi commun et que les États-Unis étaient de loin la force militaire la plus puissante. Que s’est-il passé après la fin de la guerre froide ? L’intervention relativement limitée mais néanmoins décisive de l’OTAN dans les guerres des Balkans a souligné une chose. L’Europe était incapable de mettre fin à ces guerres. Elle avait besoin de l’OTAN, donc des États-Unis. Ce n’est pas un hasard si les accords qui ont mis fin à la guerre de Bosnie ont été signés à Dayton, dans l’Ohio. Ensuite, il y a eu l’engagement de l’OTAN en Afghanistan dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis, une opération criminelle qui s’est avérée inutile, et son intervention en Libye en 2011, qui a abouti au démembrement effectif de ce pays. Après cela, on a commencé à se poser des questions sur l’avenir de l’OTAN.
Cette phase est désormais terminée. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fourni des arguments convaincants en faveur de la nécessité d’une alliance militaire. Ce n’est pas ce qu’une grande partie de la gauche veut entendre, mais c’est la vérité. Alors, à partir de là, où va-t-on ? La diplomatie de la navette menée par Mme Merkel et ses différents partenaires français reposait sur l’idée que la Russie pouvait être intégrée à la famille européenne des nations. Il y avait un prix à payer. Ce prix était l’acceptation d’une « zone grise » entre l’UE/l’OTAN et la Russie : L’Ukraine et les républiques du Caucase du Sud. L’Ukraine et la Géorgie n’adhéreront donc pas à l’OTAN ou à l’UE, mais les troupes russes n’y seront pas admises non plus. Mais la Russie ne voulait pas d’une zone grise, elle voulait que l’Ukraine fasse partie de sa zone. Elle voulait, au minimum, la démilitarisation des États membres de l’OTAN en Europe centrale et orientale. Le résultat de la guerre jusqu’à présent est que ces États sont devenus plus, et non moins, militarisés et que l’Ukraine a maintenant au moins la possibilité d’adhérer à l’OTAN et à l’UE. Qu’elle le fasse ou non dépend de l’issue de la guerre.
E. Quelle alternative pour une paix juste ?
La dernière partie du document traite de la nécessité d’un « concept alternatif de sécurité collective pour l’Europe ». Voyons d’abord le raisonnement : « Les Etats de l’UE - y compris le gouvernement allemand, qui était au départ quelque peu hésitant - sont maintenant pleinement engagés dans la mission de défendre la domination des Etats-Unis et donc, en tant qu’alliés, leur propre position privilégiée. Il ne s’agit pas seulement de la Russie, mais aussi et surtout de la Chine ». C’est une description assez juste. Nous devrions souligner « également leur propre position privilégiée ». C’est le point le plus important. Mais lorsque nous parlons des États membres de l’UE, nous devrions être plus précis. Tous les États membres sont égaux, mais certains sont nettement plus égaux que d’autres. Les véritables privilégiés sont avant tout la France et l’Allemagne, ainsi que des États impérialistes de moindre poids et de quelques pays dépendants. Nous devrions ajouter la Grande-Bretagne, même si elle ne fait pas partie de l’UE. Ces impérialistes de deuxième rang n’ont pas la puissance militaire nécessaire pour défendre leurs privilèges. Elles ont besoin d’un protecteur, et le plus évident est les États-Unis. La France et l’Allemagne ont peut-être pensé qu’elles pourraient y échapper en neutralisant la Russie. Si c’est le cas, elles se sont trompées.
Lorsque les auteurs du document parlent d’autonomie stratégique européenne, ce n’est pas tout à fait explicité, mais le raisonnement semble être qu’une UE libérée de l’hégémonie américaine serait capable de développer une politique étrangère indépendante et de traiter avec le reste du monde (et la Russie, en particulier) sur cette base. Cependant, le principal conflit dans le monde n’est pas « entre les efforts des États-Unis et de leurs alliés pour maintenir leur suprématie impériale » - ce qui est vrai - « et la tentative de nombreux États du monde d’évoluer vers un ordre multipolaire de sécurité commune » - ce qui n’explique rien. Le principal conflit se situe entre les États-Unis et leurs alliés, d’une part, et la Chine et la Russie, d’autre part. Aucun de ces deux pays n’est non-impérial, bien au contraire.
- 1. La "sécurité collective
Examinons l’aspiration à la paix et à la sécurité collective. Tout d’abord, on ne dira jamais assez que les principales puissances et quelques autres sont motivées par leurs intérêts matériels et géopolitiques. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en est l’expression. Le résultat est une guerre entre la Russie et l’Ukraine. Où est le problème avec la notion de « guerre inter-impériale » ? Evidemment, qu’un seul impérialisme est réellement en guerre. Mais l’Ukraine n’est qu’un mandataire des autres impérialistes, nous dit-on. Existe-t-il un précédent ? Oui, il y en a un : la guerre du Viêt Nam. Seuls les États-Unis et quelques alliés étaient en guerre contre le Viêt Nam. Ni l’Union soviétique ni la Chine n’étaient en guerre. Mais ils ont fourni une aide énorme au Viêt Nam, non seulement comparable à celle accordée à l’Ukraine aujourd’hui, mais encore plus considérable. Et bien que cela n’ait pas été rendu public à l’époque, des forces soviétiques et chinoises étaient présentes au Viêt Nam. Quelqu’un a-t-il parlé d’une guerre par procuration à l’époque ? Certainement pas quelqu’un de gauche. Mais il y avait beaucoup de gens à droite qui expliquaient qu’il ne s’agissait pas seulement d’une guerre contre le Viêt Nam, car derrière le Viêt Nam se cachait le « communisme international » qui prévoyait de s’emparer du « monde libre ». Mais malgré toute l’aide reçue, c’était la guerre du Viêt Nam et bien qu’il ait entretenu des relations étroites avec l’Union soviétique en particulier, après la guerre, le Viêt Nam n’a jamais été le satellite de qui que ce soit.
Si l’on examine la logique du document, on constate qu’il commence par sacrifier l’Ukraine sur l’autel de la recherche d’un « système global de sécurité commune qui inclut la Russie ». Nous avons déjà évoqué le prix que la Russie exigerait pour faire partie d’un système de sécurité commune. Le chancelier allemand Olaf Scholz a passé de nombreuses années à négocier avec Poutine aux côtés de Merkel. Aujourd’hui, il déclare qu’il ne peut imaginer un partenariat avec la Russie de Poutine. Il serait probablement erroné d’interpréter cela comme un rejet de Poutine en tant que personne, même si la duplicité de ce dernier a sans aucun doute joué un rôle.
Il s’agit surtout d’un rejet des illusions de grandeur impériale de la Russie. Les auteurs semblent regretter l’abandon de l’autonomie stratégique européenne, malgré les hésitations de l’Allemagne. Mais il se peut que nous sommes en train de voir une certaine forme d’autonomie stratégique. La forme préconisée par le document détacherait l’Europe des États-Unis et rechercherait une sécurité européenne qui inclurait la Russie. Cette perspective n’était pas convaincante avant la guerre actuelle, elle est totalement redondante aujourd’hui. Le premier résultat de la guerre a été d’unir l’OTAN dans son soutien à l’Ukraine. Elle a également renforcé la crédibilité de pays tels que la Pologne et les États baltes, qui mettaient en garde depuis des années contre le danger que représentait la Russie, et a quelque peu entamé l’autorité du couple franco-allemand. Les derniers développements sont assez intrigants. Selon l’Institut Kiel , surtout si l’on considère les engagements à long terme, l’aide américaine à l’Ukraine est en train d’être dépassée par l’Europe. Et qui prend la tête des puissances européennes ? L’Allemagne, suivie de la Grande-Bretagne. Et où est la France ? En bas de l’échelle, parmi les retardataires. Est-ce le début d’une sorte d’autonomie stratégique européenne ? Peut-être, en un sens. Non pas en rompant avec les États-Unis, mais en devenant moins dépendante d’eux. Et non pas en apaisant la Russie, mais en l’affrontant. Il faudra voir comment les choses évoluent.
- 2. Les alternatives à l’OTAN et la lutte pour la paix
La question se pose donc de savoir s’il existe une alternative à l’OTAN. Et si oui, quelle est-elle ? La réponse n’est pas simple. Si l’on admet qu’il n’y aura pas de sitôt un monde pacifique, l’Europe doit être en mesure de se défendre. Une alliance européenne de défense est envisageable, mais pas si facile. Elle pose à la gauche une série de problèmes que nous ne pouvons qu’effleurer ici : conscription ou non, droits des soldats, budgets militaires.... La question fondamentale est : quelle armée pour défendre quel type de société ?
La dernière partie du document est celle qui pose les questions les plus fondamentales. Le problème n’est pas celui d’un système de sécurité collective, ni même de la paix, qui sont des objectifs tout à fait souhaitables. Le problème est de savoir comment y parvenir. Lénine et Luxemburg avaient une réponse : il était impossible de mettre fin au militarisme et à la guerre sans mettre fin au capitalisme. Il ne fait aucun doute que c’est ce qu’ils soutenaient, on pourrait remplir des pages avec leurs citations. Ce qui a changé depuis, c’est que pendant la Première Guerre mondiale et ses suites, la révolution socialiste et la fin du capitalisme semblaient être des possibilités réelles. Ce n’est plus guère le cas aujourd’hui.
Ce qui n’a pas changé, c’est qu’il est toujours illusoire de penser que l’on peut mettre fin aux guerres et au militarisme, et trouver un système de sécurité collective, sans affronter l’impérialisme et le capitalisme. En effet, la lutte contre la guerre, pour le désarmement, pour un système de sécurité collective doit s’inscrire dans un programme de transformation sociale, un programme socialiste. C’est peu dire que les perspectives de transformation sociale en Europe ont rarement paru aussi lointaines. Il est d’autant plus nécessaire de tourner la page sur les notions vagues d’une Europe sociale, démocratique, écologique, etc. et de s’organiser autour de programmes qui remettent en cause le capitalisme. La lutte contre le militarisme et la guerre doit en faire partie.
La prise en compte isolée des revendications de paix et de sécurité collective ne peut que constituer un appel aux puissances existantes. Voici ce que Rosa Luxemburg avait à dire à ce sujet, lorsqu’elle expliquait la nécessité d’une politique indépendante de la classe ouvrière pendant la Première Guerre mondiale : « Mais cette politique ne peut consister à élaborer des plans ingénieux pour la diplomatie capitaliste [...] sur la manière de conclure la paix et d’assurer le développement pacifique et démocratique futur ». Après avoir développé ses arguments, elle conclut en ironisant sur le fait que « ces revendications pourraient être réunies de manière beaucoup plus cohérente dans le simple slogan »abolition de l’État de classe capitaliste« » ((Brochure de « Junius » 1916).).
Luxemburg développe ces idées beaucoup plus longuement, avec une critique impitoyable du pacifisme, dans son article de 1911 intitulé « Utopies pacifistes ». Dans cet article, elle énumère la liste assez longue des guerres des 15 années précédentes et pose la question suivante : "Où est la tendance à la paix, au désarmement et au règlement des différends par l’arbitration ?
Plus près de nous, nous pourrions faire la même chose - en deux temps - sans entrer ici dans tous les détails. D’abord, de 1945 à 1989-91, les guerres coloniales, surtout en Afrique, la Corée, le Vietnam, l’Afghanistan. A partir de 1991, l’Irak, l’Afghanistan, mais aussi les guerres balkaniques, la Tchétchénie, la Géorgie, l’Ukraine, la Syrie, le Yémen. De 1945 à 1991, pour l’Europe, la guerre était un produit d’exportation. Depuis 1991, la guerre est revenue en Europe. Sans être moins présente ailleurs. Aucune de ces guerres n’entre dans la catégorie des guerres inter-impérialistes. Ce sont presque toutes des guerres menées par des États impérialistes et colonialistes pour conserver ou gagner des territoires et de l’influence.
Les guerres sont l’expression armée de conflits entre pays - politiques, économiques, géopolitiques. Elles sont l’expression de contradictions qui, à certains moments, éclatent en guerre ouverte. De 1945 aux années 1970, il y a eu un vaste mouvement de peuples coloniaux cherchant à s’affranchir des empires coloniaux européens. Ce mouvement a mis fin à ces empires européens, surtout britannique et français, avec des luttes emblématiques en Asie du Sud-Est, en Algérie, dans les colonies portugaises, etc. La chute de l’Apartheid en Afrique du Sud s’inscrit également dans ce mouvement. Quelle que soit la forme sous laquelle il s’est exprimé, ce mouvement a bénéficié d’un très large soutien et d’une grande sympathie de la part de la gauche en Europe et ailleurs. L’Union soviétique et la Chine ont également apporté leur soutien. Après 1991, lorsque les guerres en Irak et en Afghanistan ont été lancées par l’impérialisme américain, la gauche n’a eu aucun problème à s’y opposer.
À partir de 1991, lorsque la guerre est arrivée en Europe, les choses se sont compliquées. Certaines personnes de gauche ont essayé de faire entrer les guerres post-yougoslaves dans une analyse où l’éclatement de la Yougoslavie était dû aux machinations de l’impérialisme occidental. Il était difficile de faire cela en Tchétchénie, mais il y avait très peu de solidarité internationale avec la Tchétchénie. C’était le premier signe que lorsque la Russie agissait, ce n’était pas la même chose que si c’était l’impérialisme occidental qui le faisait. Cela s’est poursuivi à plus grande échelle avec la Géorgie, la Syrie et surtout l’Ukraine.
Ce qui n’a jamais été utile, que ce soit dans les guerres coloniales ou en Europe, c’est d’appeler au cessez-le-feu, à la négociation et à la paix. Ce qui n’a jamais servi, ce sont des « plans ingénieux ». Ce qui était utile, c’était d’aider ces mouvements, politiquement et matériellement, et de populariser leurs luttes. Cet effort a permis de parvenir à la seule paix acceptable possible, celle qui garantit la défaite totale de l’agresseur et la possibilité pour sa victime de vivre sans la menace d’une nouvelle agression. Tel doit être l’objectif de la gauche européenne en ce qui concerne l’Ukraine.
J’ai joint deux annexes. Premièrement, la position adoptée par le Trade Union Congress britannique sur l’Ukraine. Deuxièmement, le discours d’une représentante de la Résistance féministe antiguerre de Russie lors de la remise du Prix de la paix d’Aix-la-Chapelle. Ce qui unit ces deux textes, émanant de circonstances très différentes, est un concept et un mot qui est absent du document que nous avons examiné : la solidarité.
Le document de Brie et Bierbaum se termine en exprimant l’opinion que les prochaines élections européennes seront une excellente occasion de mener une campagne dans le sens de sa logique et de ses propositions. Les auteurs ne peuvent pas croire que cela puisse rassembler les forces de gauche les plus larges. On voit bien qui pourrait être attiré par leurs propositions. On voit aussi qui refuserait de s’impliquer dans une campagne qui rejette totalement d’aider l’Ukraine.
Annexe 1 : Congrès du TUC - Une victoire pour la solidarité avec l’Ukraine, une victoire pour la vérité
Campagne de solidarité avec l’Ukraine (R-U)
14 septembre 2023
Le 12 septembre, le Congrès des syndicats, qui réunit des syndicats représentant plus de 5,5 millions de travailleurs membres de 48 syndicats, a adopté à une écrasante majorité une politique de solidarité avec l’Ukraine
Ce vote a été obtenu au mépris d’une campagne de désinformation acharnée menée par ceux qui cherchent à saper le soutien à l’Ukraine. Une large coalition de solidarité a rendu cette victoire possible ; la Campagne de solidarité avec l’Ukraine exprime sa gratitude aux syndicats ukrainiens, aux sociaux-démocrates et aux socialistes démocratiques qui nous ont aidés en dépit de leurs propres difficultés. Les syndicats GMB, ASLEF et NUM ont joué un rôle central dans la construction du soutien, tout comme nos amis du Groupe parlementaire du Parti travailliste parlementaire.
Le texte intégral de la politique adoptée est reproduit ci-dessous. Il s’agit d’une réussite historique et il est désormais crucial de redoubler d’efforts pour accroître la solidarité directe du mouvement.
Solidarité avec l’Ukraine
Le Congrès condamne sans équivoque l’invasion illégale et agressive de l’Ukraine par la Russie.
Le Congrès note :
- La répression systématique des syndicats libres sous Poutine et Lukashenko, et leur suppression dans les territoires occupés de l’Ukraine depuis 2014.
- Les appels des syndicats ukrainiens pour une aide morale et matérielle, y compris les moyens d’autodéfense de l’Ukraine.
- Que ceux qui souffrent le plus en temps de guerre sont les travailleurs et que le mouvement syndical doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour prévenir les conflits, ce qui n’est toutefois pas toujours possible.
- La fière histoire de solidarité du TUC avec les victimes d’agressions fascistes et impérialistes, y compris son soutien à l’envoi des armes à la République espagnole. En tant que syndicalistes, nous sommes intrinsèquement anti-impérialistes et notre tâche consiste à combattre l’impérialisme et la tyrannie à chaque occasion. Nous reconnaissons qu’une victoire de Poutine en Ukraine sera un succès pour les politiques autoritaires réactionnaires dans le monde entier.
- Le coût humain et environnemental effroyable du conflit ukrainien. Des millions de personnes ont été contraintes d’abandonner leurs maisons et de fuir, tandis que de nombreuses autres ont perdu la vie.
- Le programme russe de nettoyage ethnique
- Les syndicats ukrainiens ont fait preuve d’une solidarité et d’un soutien véritables en offrant des abris et de la nourriture aux réfugiés. L’ASLEF a travaillé en étroite collaboration avec les syndicats des chemins de fer ukrainiens et a pu constater l’énorme travail qu’ils ont accompli pour soutenir les travailleurs en ces temps de conflit.
Le Congrès affirme :
- a) Son soutien aux droits civils et du travail en Russie et en Biélorussie et la libération immédiate des prisonniers syndicaux
- b) Sa conviction qu’il ne peut y avoir de paix juste ou durable tant que l’État russe continue de nier la souveraineté de l’Ukraine
- c) Sa solidarité avec le peuple ukrainien, y compris les réfugiés dont l’asile a été retardé ou refusé par le gouvernement britannique
- d) La reconstruction de l’Ukraine doit être centrée sur les valeurs des travailleurs et des syndicats.
Le Congrès soutient
- Le retrait immédiat des forces russes de tous les territoires ukrainiens occupés depuis 2014
- Les appels des syndicats ukrainiens à une aide financière et pratique du Royaume-Uni à l’Ukraine.
III. Une fin pacifique du conflit qui garantisse l’intégrité territoriale de l’Ukraine et le soutien et l’autodétermination du peuple ukrainien.
- La pleine restauration des droits du travail en Ukraine et un programme de reconstruction et de redéveloppement socialement juste qui intègre la négociation collective et rejette la déréglementation et la privatisation.
- Le travail du TUC, et la facilitation de l’engagement des affiliés, avec les principales centrales syndicales ukrainiennes (FPU/KVPU), et la reconnaissance de la Campagne de solidarité avec l’Ukraine.
Le Congrès charge donc le Conseil général de :
- Envoyer sa solidarité à tous les syndicalistes ukrainiens qui luttent chaque jour pour les droits des travailleurs et contre l’impérialisme.
- S’engager avec les syndicats ukrainiens des deux centrales syndicales, et avec un large éventail de membres et d’idées syndicales.
- Se tenir aux côtés des Ukrainiens au Royaume-Uni et les soutenir par tous les moyens disponibles jusqu’à ce qu’ils puissent rentrer chez eux en toute sécurité.
Motionnaire : GMB
Seconder : ASLEF
Soutien : NUM
Annexe 2 : Texte du discours de la Résistance féministe antiguerre pour le Prix de la paix d’Aix-la-Chapelle
1er septembre 2023
Nous remercions le comité du Prix de la paix d’Aix-la-Chapelle de nous avoir décerné ce prix et d’avoir exprimé son soutien inestimable et sa solidarité avec nos activistes. Nous sommes honorées de recevoir ce prix en même temps que le Fonds des défenseurs des droits de l’homme (Israël), qui se battent pour les droits des femmes activistes sous la menace constante de leur gouvernement.
Nous ne montrons pas nos visages aujourd’hui parce qu’être ici n’est pas seulement un honneur, mais aussi un grand privilège et une grande responsabilité. La plupart de nos collègues femmes se trouvent en Russie et ne peuvent révéler leurs visages et leurs noms sans risquer d’être emprisonnées ou torturées par les forces de sécurité russes.
Nous recevons ce prix alors qu’une guerre est en cours et que notre État bombarde l’Ukraine tous les jours, tandis que l’armée et les civils ukrainiens résistent héroïquement à cette agression non provoquée.
Nous recevons ce prix alors que nos consœurs poursuivent leur lutte en Russie - notre mouvement existe grâce à leur courage et à leur résistance au régime russe.
Le mouvement Résistance féministe antiguerre est né le 25 février 2022 en réponse à l’invasion russe de l’Ukraine. Aujourd’hui, nous sommes des dizaines de cellules et de groupes autonomes en Russie et à l’étranger. Nous comptons parmi nous des militants indigènes, des personnes LGBTQ+, des personnes handicapées, des personnes ayant une expérience de la migration et des réfugiés, des personnes ayant subi diverses formes de violence et de discrimination. Nous construisons des réseaux de soutien mutuel avec d’autres mouvements anti-guerre et groupes d’activistes afin d’unir et de politiser davantage de personnes prêtes à construire ensemble les fondations d’une future Russie libérée de la dictature, de la répression, du militarisme, de l’impérialisme et de la violence.
La guerre est la continuation de la violence patriarcale, l’une de ses manifestations extrêmes, qui parasite toujours les personnes vulnérables et non protégées.
La guerre, ce sont des millions de personnes forcées de quitter leur foyer, des milliers d’Ukrainiens blessés, tués et torturés par l’armée russe. Les Ukrainiens déplacés de force en Russie vivent dans des conditions inhumaines, sans autre soutien que celui de leurs proches et de volontaires, et sont soumis à une pression constante de la part de l’État russe. Des milliers de civils ukrainiens sont retenus prisonniers par l’armée russe et on ne sait rien de leur sort. Des milliers d’enfants ukrainiens ont été enlevés par la Russie.
Nous répétons souvent : « La guerre commence à la maison ». La violence domestique, la violence à l’encontre des femmes, des enfants et des personnes âgées est une violence encouragée et entretenue par l’État russe depuis des années. Il y a longtemps qu’elle s’est répandue hors de nos foyers et qu’elle a dépassé les frontières des États. Toutes les violences sont liées - et toutes les violences doivent cesser. La guerre commence à la maison et doit s’arrêter à la maison. Car elle se nourrit de la violence au sein de notre société. C’est pourquoi le féminisme est indissociable de la résistance à la guerre.
En Russie, les femmes sont déjà confrontées à la violence des soldats qui reviennent de la guerre. De nombreux prisonniers ayant purgé une peine de prison pour des crimes brutaux ont été mobilisés, sont déjà rentrés de la guerre et se promènent en liberté, ayant reçu des grâces et des médailles pour tous leurs crimes de guerre. La Russie adopte de plus en plus de lois discriminatoires qui violent les droits de l’homme. En particulier, des lois qui rendent la vie insupportable aux personnes LGBTQ+ en Russie. Une nouvelle loi interdit les procédures d’affirmation de genre et le changement du marqueur de genre sur les documents. Des milliers d’autochtones vivent toujours sous l’occupation russe et ceux qui tentent de défendre leurs droits font l’objet d’une répression systématique.
La paix ne se limite pas à un cessez-le-feu. Nous voulons une paix non seulement sans violence militaire ouverte, mais aussi sans violence structurelle. Une telle paix exige également l’inclusion totale des représentants des groupes vulnérables dans tout processus de pré-négociation et d’établissement de la paix. Une telle paix nécessite une lutte active et ne peut être trompée par un simple cessez-le-feu.
Nous nous appelons « Résistance féministe antiguerre », mais nous sommes bien conscientes qu’être « antiguerre » ne consiste pas à privilégier le pacifisme, mais à reconnaître le droit de la partie affectée à l’autodéfense. Les femmes ukrainiennes ne peuvent pas dire « non à la guerre » à une guerre qui est déjà arrivée chez elles. Elles ne peuvent pas dire « ce n’est pas notre guerre ». Elles sont obligées de défendre et de protéger leur maison et leurs proches, souvent au prix de leur vie.
Nous voulons être bien compris : « l’antiguerre, dans notre cas, n’est pas l’attente oisive d’une paix abstraite quand l’une des parties est à court de ressources. L’ »antiguerre" est une résistance quotidienne à l’agresseur et à ses ambitions militaires et impériales. Une résistance à laquelle participent des milliers de femmes, de personnes homosexuelles, d’activistes et de féministes. Et cet honneur leur revient.
Tant que Poutine et son régime existeront en Russie, il n’y aura pas de paix. Tant que des peuples et des territoires seront occupés, il n’y aura pas de paix. On ne peut pas parler de paix lorsque des prisonniers politiques sont en prison et que des militants qui ont fui le pays ne peuvent pas rentrer chez eux en toute sécurité. Une telle « paix » ne tient pas compte des droits d’un grand nombre de personnes vulnérables.
Nous voulons la paix, mais nous voulons une paix juste, sans territoires occupés, sans esclavage et sans torture, sans prisons et sans exploitation, sans dictatures, sans violence silencieuse sous quelque forme que ce soit.
Nous voulons dédier ce prix aux femmes russes et aux personnes LGBTQ+ qui ont fait l’objet de poursuites pénales pour leurs actions, leur identité et leurs opinions contre la guerre, et qui se trouvent dans des centres de détention provisoire et des prisons. Des militants qui ont subi des perquisitions et des tortures, qui ont été confrontés à la violence pour avoir agi contre la guerre et pour avoir aidé les Ukrainiens. Il ne s’agit pas seulement de militantes de notre mouvement, mais aussi de milliers d’histoires de résistance au fascisme russe, des histoires d’écolières aussi bien que de retraités.
Nous dédions ce prix à Maria Ponomarenko, Sasha Skochilenko, Natalia Filonova, Tatiana Savinkina, Marina Novikova, Victoria Petrova, Masha Moskalyova et à toutes celles que nous ne pouvons pas nommer aujourd’hui pour des raisons de sécurité.
Nous ferons don de l’équivalent en espèces de ce prix à une organisation féministe ukrainienne et à une initiative russe d’aide aux prisonniers politiques. Nous exprimons notre soutien et notre solidarité aux Ukrainiens dans leur lutte pour la liberté. Nous vous remercions.
Murray Smith
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