Beit Illo (Cisjordanie occupée).– Nafes Abu Ziadeh fait les cent pas du salon à la cuisine, de la cuisine à la terrasse, de la terrasse au salon. Son téléphone sonne sans interruption, parfois il rejette l’appel, souvent il répond. « Tous les voisins défilent et les autres nous demandent des nouvelles », lâche, mi-agacé, mi-amusé, ce Palestinien de 61 ans.
« Est-ce que nous avons eu confirmation que notre fille Rawan sera libérée ? Non. Est-ce que nous sommes certains qu’elle va revenir à la maison bientôt ? Non plus. Est-ce que nous voulons décorer la maison, réserver un DJ pour célébrer sa sortie de prison, des affiches à son effigie ? Patience », tempère-t-il.
Il l’a appris tard, mardi 21 novembre dans la soirée : le nom de sa fille, Rawan Abu Ziadeh, figure sur la liste publiée par le gouvernement israélien des 300 Palestinien·nes potentiellement libérables dans le cadre de l’accord intervenu au 47e jour d’une guerre meurtrière, négocié grâce au Qatar. En échange de 50 femmes et enfants otages du Hamas à Gaza, Israël libérerait 150 prisonniers et prisonnières palestinien·nes : des jeunes de 14 à 18 ans et des femmes. Nafes a donc une chance sur deux de retrouver sa fille dans les prochains jours.
La détention de Rawan remonte au 15 juillet 2015. Ce jour-là, elle est arrêtée par des soldats israéliens à proximité de la tour militaire en contrebas de son village, Beit Illo, au nord-est de Ramallah, accusée d’avoir voulu tuer un soldat israélien lors d’une attaque au couteau. Elle est condamnée à une peine de 9 ans de prison et à une amende de 4 000 shekels. Elle passe un premier temps dans la prison d’Hasharon, avant de purger sa peine dans la prison pour femmes de Damon, au nord d’Israël, près de la ville d’Haïfa.
Nafes, son père, ne l’a pas vue depuis huit ans, car contrairement à ce qu’exige le droit de l’occupation, Israël ne détient pas les Palestinien·nes dans les territoires occupés mais sur son propre territoire. Les familles de Cisjordanie doivent ainsi obtenir un permis délivré par les autorités israéliennes.
« Je n’ai jamais pu en avoir, je n’ai donc jamais pu lui rendre visite »,précise le père de famille, tentant de cacher les larmes qui lui montent aux yeux lorsqu’il parle de sa fille. Un portrait d’elle, jeune étudiante, trône sur un des meubles du salon. « La dernière fois que j’ai vu Rawan, c’était au tribunal. Elle avait 21 ans. Maintenant, elle a presque trente ans. »
Depuis l’annonce de cet accord, Nafes affiche un optimisme prudent. Il veut garder en tête le fait qu’elle sortira dans huit mois, à la fin de sa peine. « C’est toujours comme ça : les prisonniers libérés sont ceux qui doivent de toute façon sortir dans quelques mois, pas ceux auxquels il reste encore 20 ans de peine, alors qu’ils devraient avoir la priorité. C’est un jeu. Les Israéliens jouent et nous n’avons pas d’autre choix que d’accepter ces maigres consolations. »
La famille s’est agrandie
Des échanges de prisonniers et prisonnières, il en a vu, mais des effets d’annonce aussi. La trêve de quatre jours qui devait entrer en vigueur jeudi 23 novembre afin de sortir les otages de Gaza et de libérer ensuite les prisonnières et prisonniers palestiniens a d’ailleurs été reportée d’une journée. « Rawan sortira si Dieu le veut. Vous savez, quand il y a des guerres entre les pays, des choses sont dites un jour, mais le lendemain, cela n’arrive pas. Je ne veux pas crier victoire trop tôt, sinon nous serons extrêmement déçus. » Sa femme, Naimeh Nahleh, 61 ans, assise à ses côtés, hausse les épaules. « Moi, je n’y croirai que lorsque Rawan sera rentrée, quand je pourrai la voir de mes propres yeux et la serrer dans mes bras. Je le sais, à ce moment-là, je vais pleurer de joie. »
Jusqu’en 2020, Naimeh rendait visite à sa fille chaque mois grâce au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui organise le transport en bus jusqu’à la prison. Une journée entière sur la route, de longues fouilles, des heures à attendre, pour pouvoir la voir 45 minutes, dans une pièce bondée, à travers une vitre, et lui parler à travers un téléphone qui parfois ne fonctionne pas. « Impossible de la prendre dans vos bras. Et puis il y a eu la période de coronavirus, nous ne pouvions plus lui rendre visite à cause du confinement, mais ça a duré quasiment deux ans. Depuis, je ne peux plus très bien marcher et j’ai des problèmes de santé : ce sont des journées épuisantes physiquement et psychologiquement, alors j’ai dû arrêter d’y aller. »
Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, toutes les visites pour les prisonniers et prisonnières palestiniennes ont été suspendues. Mahmoud al-Ziadeh, 21 ans, frère de Rawan, ne les ratait pour rien au monde. « Mais à chaque fois que je la voyais repartir avec les gardes de prison, ça me rendait encore plus triste. Rawan me disait toujours que tout allait bien, car elle ne voulait pas nous inquiéter. Mais je voyais souvent à son regard que c’était compliqué. »
Le benjamin de la famille raconte que la maison a beaucoup changé depuis l’arrestation de sa sœur : il a grandi sans elle. Six de ses frères et sœurs se sont mariés et douze enfants sont nés. « Elle les a seulement vus en photo. Certains sont à l’école primaire maintenant. Elle a aussi loupé tous les mariages de la famille. Comme je suis le dernier, elle m’a fait promettre de l’attendre pour pouvoir être là pour le mien. Alors, je suis encore célibataire », rit-il.
Nafes, le père, revient dans le petit salon de la maison familiale. Il regarde les murs, un brin décolorés. « Nous voulions les repeindre pour son retour »,murmure-t-il. Il nous montre ensuite la chambre de sa fille, « probablement plus grande que sa cellule », les vêtements qu’il y a encore dans le placard, puis l’homme soupire, troublé. « Tout être humain normalement constitué serait extrêmement heureux de pouvoir revoir sa fille après tout ce temps. Mais il y a aussi le contexte : je ne sais pas si je me sens autorisé à célébrer comme je le voudrais alors qu’il y a toute la souffrance de notre peuple à Gaza ; toutes ces personnes qui meurent, ces enfants qui se retrouvent orphelins, ceux qui ont tout perdu, qui meurent de faim. »
Comme la famille Abu Ziadeh, nombreux sont ceux et celles, à Jérusalem, en Cisjordanie ou à Gaza, qui comptent les jours, espérant le retour de leurs proches. D’après l’ONG israélienne HaMoked, le 1er novembre, 6 700 Palestinien·nes étaient détenu·es dans des prisons israéliennes, le chiffre le plus élevé depuis treize ans. 2 300 sont toujours dans l’attente d’un procès, 2 000 sont des détenus administratifs, un système qui permet à Israël d’incarcérer des Palestinien·nes sans procès, pour des charges « tenues secrètes » auxquelles les avocat·es n’ont pas accès, pour des périodes de trois à six mois renouvelables à l’infini. « Ce sont nos otages à nous,explique Qaddura Fares, du Club des prisonniers palestiniens. Ces détenus administratifs ne savent même pas pourquoi ils sont en prison : ce sont souvent d’anciens prisonniers qui sont ciblés, qui ont purgé leur peine, mais Israël estime qu’ils peuvent constituer “un danger” pour sa sécurité. »
Les arrestations se multiplient
Depuis le 7 octobre, plus de 3 000 Palestinien·nes ont été arrêté·es, d’après le Club des prisonniers, Israël ayant multiplié les arrestations, déjà en hausse depuis plus de deux ans avec la répression larvée en Cisjordanie occupée. Hala al-Zuhairi, une journaliste de Ramallah, nous raconte la nuit du vendredi 17 au samedi 18 novembre, lorsque ses deux frères ont été arrêtés.
« Les forces d’occupation israéliennes ont pris d’assaut notre maison de famille à Birzeit. Il était une heure du matin. Ils ont littéralement fait exploser la porte principale, puis coupé le réseau internet. Mes parents étaient dans le salon et n’ont pas eu le droit de bouger. Mon frère Ibrahim, 25 ans, a été menotté les mains dans le dos, puis ils sont allés chercher Mohammed, 22 ans, mon autre frère, encore étudiant, à l’étage. Ils l’ont descendu, menotté puis l’ont frappé à la tête avec le bord d’une chaise. »
Hala s’arrête, puis reprend difficilement, la voix tremblante. Elle décrit comment les soldats ont détruit la maison et montre des photos prises quelques heures après ce raid. On y voit un trou béant dans la porte d’entrée, du verre dans les escaliers. Les meubles du salon sont cassés, la table à l’envers, les chaises détruites et les livres de la bibliothèque sont par terre, arrachés pour certains. Dans une des chambres, d’un côté, un matelas retourné, un sommier en plusieurs morceaux, et les tiroirs d’une commode fouillés, tous retournés, gisant au sol. Même un fauteuil gris a été éventré.
« C’était une véritable opération de sabotage de la maison,continue Hala. D’autres soldats continuaient à battre mes deux frères. Ma sœur, Farah, dit qu’elle ne peut plus en dormir, que le son des cris de Mohammed résonne encore dans sa tête. » Depuis, de ses deux frères, Hala ne sait rien, ni leur état de santé, ni les circonstances de leur détention. Elle a seulement été informée qu’ils étaient dans la prison d’Ofer, près de Ramallah.
« Mon père et d’autres membres de ma famille ont été menacés depuis samedi. Croyez-moi,soupire-t-elle, je suis journaliste depuis 2010 et je ne pensais pas qu’un jour j’aurais besoin de raconter l’histoire de ma propre famille. »
Alice Froussard