Je ne sais pas comment vous avez vécu cela, mais moi j’ai tour à tour été triste, en colère, inspirée et terrifiée, selon les moments. J’ai participé à quatre manifestations et j’ai pris la parole dans le cadre de l’une d’elles. Il y a d’abord eu ce massacre qui a touché plus de 1500 civils en Israël, une boucherie terrible qui a provoqué une contre-attaque décuplée. Le bilan mortel de la bande de Gaza ne fait qu’augmenter. Après avoir refusé ne serait-ce que des pauses humanitaires, Israël vient d’accepter de brèves pauses de quatre heures seulement, pour faire entrer de l’aide et sortir des gens. Tous les gouvernements occidentaux soutiennent Israël, quelles que soient les horreurs que le gouvernement israélien de droite décide d’infliger aux Palestiniens. L’antisémitisme et l’islamophobie gagnent du terrain et quiconque élève la voix contre Israël craint des représailles.
Doug Ford a violemment attaqué l’ancienne députée néo-démocrate de l’Ontario Sarah Jama pour sa défense inébranlable des droits des Palestiniens, puis a fait adopter une motion de censure pour lui retirer le droit de s’exprimer à l’Assemblée législative. Au lieu de se ranger solidairement du côté de Madame Jama, la cheffe du NDP de l’Ontario Marit Stiles l’a expulsée du caucus de son parti. Les tentatives de réduire au silence celles et ceux qui expriment des vues pro-palestiniennes sont nombreuses, en particulier dans les universités. Les Juifs pro-israéliens n’ont pas à craindre de perdre leur emploi ni leur droit de s’exprimer, mais une recrudescence de l’antisémitisme est à redouter. Une tendance positive est la vague de sympathie qui a déferlé dans le monde en soutien au peuple palestinien. En l’espace d’une semaine, un vaste mouvement pacifiste international a pris son essor et continue de prendre de l’ampleur. Ce qui m’inspire le plus, c’est que des milliers de Juifs ont manifesté aux États-Unis et au Canada pour demander un cessez-le-feu et exprimer leur farouche opposition au blocus génocidaire et au bombardement de la bande de Gaza, avec pour mot d’ordre : « Pas en mon nom ».
Je suis juive et cela fait des décennies que je suis engagée dans des projets de solidarité avec la Palestine. En 2002, je me suis rendue en Israël et en Palestine dans le cadre d’une mission d’enquête organisée par Alternatives, une ONG québécoise spécialisée dans la coopération internationale. Lors de ce voyage, j’ai rencontré des leaders de l’opposition non violente en Cisjordanie, dont Mustafa Barghouti, qui est aujourd’hui souvent vu par les médias occidentaux comme un interlocuteur privilégié lorsqu’il est question de la Palestine. J’ai aussi rencontré à Gaza des féministes qui s’efforçaient de contrer l’influence du Hamas. Cette opposition non violente n’a bénéficié d’aucun soutien de la part d’Israël. Au contraire, le mouvement Boycott, Divestment, Sanctions (BDS), qui poursuit une stratégie non violente de lutte contre l’occupation israélienne, s’est fait taxer d’antisémitisme. Je ne me suis pas butée à plus d’antisémitisme en Palestine qu’à Toronto. Les gens étaient surpris qu’une juive soutienne les Palestiniens, mais j’ai été accueillie à bras ouverts. Quiconque a visité la Palestine vous dira que le peuple qui l’habite compte parmi les plus hospitaliers au monde.
L’antisémitisme est inexcusable, quels que soient les agissements d’Israël. Souvent, l’antisémitisme n’est pas pris au sérieux par la gauche, à la fois parce qu’Israël est un allié de l’impérialisme occidental et parce que les Juifs sont majoritairement blancs. Les Juifs représentent un groupe important de la population nord-américaine et descendent pour beaucoup d’entre eux de gens qui ont fui les nazis, les cosaques russes ou les pogroms d’Europe de l’Est. Ces immigrants et leurs descendants se sont bien intégrés à notre société et sont rarement victimes de discrimination. Mais aujourd’hui, la communauté juive est en proie à une peur exacerbée de l’antisémitisme. Les incidents signalés jusqu’à présent se résument à une tentative de mettre le feu à un centre communautaire juif, à des coups de feu nocturnes visant des écoles juives et à des propos antisémites proférés par un imam lors d’un rassemblement, incidents qui se sont déroulés à Montréal. Si nous voulons construire un vaste mouvement en faveur d’un cessez-le-feu, nous devons nous assurer qu’il n’y ait pas de trace d’antisémitisme, d’islamophobie ou de toute autre forme de racisme dans les propos tenus lors de rassemblements ou d’autres événements et veiller à dénoncer toute expression d’antisémitisme sous quelque forme que ce soit.
J’ai fait l’expérience de l’antisémitisme dans ma vie. Lorsque j’ai eu besoin d’un soutien financier pour payer mes frais universitaires à McGill en 1967, parce que mon père avait fait faillite, le fonctionnaire chargés des prêts m’a dit : « Comment pouvez-vous avoir besoin d’argent ? Vous êtes juive. » Travailler avec Dr Henry Morgentaler pour la légalisation de l’avortement au Canada m’a fait connaître les affres de l’antisémitisme. Le Toronto Sun a publié une caricature de Morgentaler le représentant comme un Juif maléfique au nez crochu, une image réminiscente de la propagande nazie. Les manifestants devant sa clinique d’avortement disaient aux gens : « ici, on ne tue que des bébés chrétiens ». Cet homme m’a appris que la haine ne doit pas attiser la haine. Survivant de l’holocauste, sa philosophie de la vie tenait en cette phrase : « moi qui n’aurais pu être qu’un grain de sable, j’ai survécu pour pouvoir consacrer ma vie à aider les femmes ». J’ai aussi été l’une des « 12 personnalités juives de premier plan » qui ont reçu par la poste une balle réelle en guise de menace de mort en 2009. Lorsque j’animais une émission de télévision sur CBC dans les années 1990, la station pouvait occasionnellement recevoir des appels téléphoniques du style « retirez cette juive des ondes ». Les antisémites ne font pas de distinction entre juifs pro-palestiniens et juifs pro-israéliens et, d’après ce que j’ai pu observer, ils profitent souvent d’un accès de colère contre Israël pour répandre leur haine.
Si nous admettons que les peuples autochtones souffrent d’un traumatisme multigénérationnel, cela n’est pas moins vrai des Juifs. Le massacre du Hamas a remué le couteau dans la plaie parce qu’il s’agissait du premier massacre de masse de Juifs depuis l’Holocauste. L’État d’Israël a été créé pour empêcher pareil massacre et la plupart des Juifs ont cru que cela allait fonctionner. L’attaque du Hamas a donc été un choc à plusieurs niveaux. Même si nous ne sommes pas d’accord pour considérer que l’État d’Israël était la bonne solution pour protéger les Juifs, il importe de faire preuve d’empathie envers ceux qui le pensent.
Cela dit, nous ne pouvons accepter que la critique de l’État d’Israël soit empreinte d’antisémitisme. Il y a beaucoup de Juifs antisionistes. En fait, la question fait l’objet d’un débat historique parmi les Juifs depuis près de deux siècles. Après avoir visité Israël en 1970 et découvert un pays profondément militariste et raciste qui n’avait rien à voir avec mon expérience de la judaïté, j’ai commencé à lire sur le sionisme et sur le débat entre juifs d’avant la Seconde Guerre mondiale. Le livre La question juive d’Abram Leon, écrit en 1942, présentait la chose sous un angle qui me parlait. Il disait que le sionisme allait faire graviter les Juifs vers l’oppresseur, vers les impérialistes, et non vers d’autres peuples opprimés. C’est à ce moment-là que je suis devenue antisioniste. L’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) a tenté de faire assimiler l’antisionisme à de l’antisémitisme en 2016 et de nombreux gouvernements ont souscrit à cette thèse, malgré de sérieux arguments pour la réfuter.
J’ai été de ces huit femmes juives qui ont occupé le consulat israélien pour protester contre l’intervention militaire dans la bande de Gaza en 2009. Nous n’avons pas fait les manchettes au Canada, mais l’écho au Moyen-Orient a été considérable. Le Toronto Star m’a au moment des faits citée ainsi dans ses pages : « Nous appelons tous les Juifs à s’élever contre ce massacre et à exiger qu’Israël arrête les bombardements, se retire de la bande de Gaza et établisse une paix juste avec les Palestiniens ». Cela vous fait-il penser à quelque chose ?
À l’époque, il était rare que des Juifs protestent contre le traitement réservé aux Palestiniens par Israël. Nous n’étions alors qu’une petite minorité, mais aujourd’hui nous avons la force du nombre. Cinq cents personnes portant des maillots avec l’inscription « Pas en mon nom » ont été arrêtées lors d’une occupation du Congrès américain organisée par le collectif Voix juives pour la paix. Pendant ce temps, cinq mille autres personnes, pour la plupart juives, manifestaient dans les rues de Washington. Quelques jours plus tôt, une foule encore plus nombreuse avait battu le pavé à New York. À Toronto, j’ai été émue aux larmes par la présence de centaines de Juifs pro-palestiniens à une manifestation devant le consulat d’Israël à 8 heures du matin le 25 octobre (plusieurs groupes, dont Voix juives pour la paix, étaient à l’origine de cette initiative). J’ai le sentiment que la forte présence de sympathisants juifs lors d’événements touchant la cause palestinienne et leurs appels au cessez-le-feu aux côtés d’autres regroupements que les leurs contribuent à éviter que la colère à l’égard d’Israël ne vire à l’antisémitisme.
En dépit du soutien inconditionnel des gouvernements occidentaux, ou plutôt à cause de ce soutien, des milliers et des milliers de personnes sont descendues dans les rues aux quatre coins de la planète, de Toronto à Séoul. La marche la plus récente à Toronto a constitué la plus grande mobilisation que j’aie vue depuis bien des années. Il y avait des Juifs pour la Palestine, des Sikhs pour la Palestine, des queers pour la Palestine, des artistes pour la Palestine, et la foule était à l’image de la population multiraciale de Toronto.
Le récit d’Israël, petit pays de juifs courageux ayant fui l’Holocauste pour édifier une grande démocratie moderne, perd de son lustre auprès de beaucoup de jeunes lorsque ceux-ci prennent connaissance des violences et des restrictions quotidiennes qu’Israël inflige aux Palestiniens et qu’ils entendent le gouvernement d’extrême droite actuellement au pouvoir utiliser un langage génocidaire, qualifiant les Palestiniens d’animaux humains ou menaçant « d’écraser et de détruire le Hamas », ce qui, comme le savent tous les Palestiniens, signifie « les Palestiniens ».
J’ai travaillé avec une large coalition de groupes, dont des syndicats, des églises et des ONG, qui ont récemment diffusé une lettre ouverte appelant à un cessez-le-feu et à la fin du blocus brutal qu’Israël a imposé dans la bande de Gaza et qui a coupé l’approvisionnement en nourriture, en eau, en électricité et en carburant. Ces groupes appellent maintenant à manifester partout au pays pour un "cessez-le-feu », le 12 novembre.
Pour la première fois depuis nombre d’années, j’assiste à la montée d’un mouvement pacifiste international qui ébranle le statu quo. Beaucoup comparent ces manifestations à celles contre la guerre en Irak, qui ont convaincu le Premier ministre de l’époque, Jean Chrétien, de refuser de rejoindre la coalition américaine. Mais pour moi, cela ressemble davantage à la mobilisation contre la guerre du Vietnam : lors de ce conflit, les jeunes ont été à la source d’un soulèvement contre la puissance impériale américaine, se portant à la défense du courageux peuple vietnamien qui lui a tenu tête. Les jeunes de toute une nouvelle génération se sont alors galvanisés et aujourd’hui l’histoire se répète. Peut-être qu’un mouvement de jeunesse similaire naîtra de la lutte actuelle et sera aussi susceptible de changer la société pour le mieux.
Judy Rebick
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