550 000km, c’est la longueur totale des cours d’eau en France. Rus, rivières, fleuves : l’immense majorité de la population vit à proximité d’un cours d’eau. Nous sommes nombreux à avoir été témoins d’une forte crue ou de l’assèchement soudain du cours d’eau auprès duquel nous jouions enfant.
Une partie de nos rivières sont d’ailleurs dites « intermittentes » : de manière récurrente, elles cessent de s’écouler ou s’assèchent complètement. C’est un phénomène naturel, tous les cours d’eau possèdent des segments intermittents : à l’échelle mondiale, ils sont même plus importants que les segments qui coulent toute l’année ; à l’échelle française ils représentent environ un tiers de l’ensemble des cours d’eau du pays.
La biodiversité et les processus écosystémiques des cours d’eau intermittents sont régis par les cycles répétés de phases d’écoulement, de non-écoulement et d’assèchement. À leur tour, ces phases influencent la dynamique écologique de tout le cours d’eau, y compris des écosystèmes aquatiques pérennes connectés en surface, dans le milieu souterrain (nappes phréatiques) et ce jusqu’aux estuaires et zones littorales.
Liée au climat, à la géologie ou aux échanges avec la nappe, cette intermittence n’est donc pas négative pour la biodiversité. Mais le changement climatique vient introduire des perturbations qui elles, peuvent avoir des effets néfastes. C’est ce que nous montrons dans des travaux publiés dans Nature Reviews Earth & Environment.
Photos. Les 3 phases hydrologiques typiques des cours d’eau intermittents : avec écoulement, sans écoulement, en assèchement complet. B. Launay
Des espèces qui s’adaptent
Tant qu’elle est naturelle, l’intermittence n’est pas nécessairement néfaste pour la biodiversité. Beaucoup d’espèces animales et végétales ont développé des adaptations à la « dessiccation », c’est-à-dire au fait de se dessécher. C’est le cas par exemple de certains insectes trichoptères et plécoptères.
Sous certains climats, des crustacés comme certaines écrevisses, des copépodes ou des ostracodes, peuvent également survivre hors de l’eau pendant des semaines voire des années, sous des formes de résistance – œufs, larves ou adultes en dormance. Certains poissons peuvent même respirer de l’air durant les périodes d’assec en Afrique, en Australie ou en Amérique du Sud.
Une espèce adaptée aux cours d’eau intermittents, le plécoptère Isoperla grammatica (Poda, 1761), ici sous forme adulte au bord d’un cours d’eau intermittent. Photo de Bertrand Launay.
Certains organismes sont par ailleurs capables de recoloniser très vite les segments asséchés une fois l’eau revenue, que ce soit à partir de segments pérennes, de la zone saturée en eau sous le lit des cours d’eau ou de refuges aquatiques dans le bassin versant.
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D’autres espèces profitent de cet assèchement et donc de l’absence fréquente de prédateurs pour se développer dans ces segments. C’est le cas d’espèces de saumons au Canada mais aussi du crapaud sonneur à ventre jaune (Bombina variegata) en Europe.
Cette intermittence est également un frein naturel à la propagation d’espèces invasives. Elle génère une forte diversité régionale, en réajustant constamment les successions écologiques.
Des organismes terrestres profitent enfin aussi largement des assèchements, que ce soit pour se nourrir de matière organique aquatique morte, occuper les lits de cours d’eau asséchés ou les utiliser pour se déplacer.
Un lynx s’abreuvant dans un segment intermittent, en eau, d’une rivière du Bugey, Ain, France. Photo Thibault Datry & Bertrand Launay
La faune prise de court
Les transformations globales viennent malheureusement perturber ces cycles naturels dans nos rivières. Le changement climatique, marqué par de longues périodes sans pluie et des températures de plus en plus élevées, modifie la dynamique d’assèchement des cours d’eau. Certains s’assèchent plus, d’autres moins, et de nombreux segments historiquement pérennes deviennent intermittents.
Ces changements brutaux affectent fortement la biodiversité. Certaines espèces qui se réfugiaient dans ces cours d’eau sont menacées, soit par un assèchement plus précoce qui les empêche de rejoindre leur lieu de frayage ou perturbe leur cycle de vie. Par exemple, l’arrivée précoce d’assecs – périodes sans eau – peut mettre en péril les stratégies sélectionnées par l’évolution, comme le fait pour les larves des trichoptères du groupe Stenophilax sp. d’émerger sous forme d’adultes au printemps pour aller se réfugier dans des grottes ou troncs d’arbres durant l’assèchement estival.
Les refuges sont aussi parfois tellement dégradés durant les canicules et périodes de sécheresse qu’ils ne jouent plus leur rôle et menacent la dynamique biologique de ces cours d’eau.
Des pans de l’économie menacés
De plus en plus de rivières historiquement pérennes deviennent par ailleurs intermittentes du fait des prélèvements excessifs dans les nappes et les rivières.
Les trajectoires biologiques de ces « nouveaux » écosystèmes sont encore très méconnues mais représentent une sérieuse menace pour la riche diversité des cours d’eau et les nombreux services qu’ils rendent aux sociétés.
Une intermittence imprévue, associée à une baisse drastique du débit, peut ainsi affecter les loisirs nautiques sur certaines rivières : en 2022, l’absence de pluie a par exemple provoqué une chute du débit et un assèchement extrême de la Drôme et donc empêché les descentes en canoë. L’irrigation et par extension la production agricole sont également touchées, avec un impact économique majeur sur tout un secteur. Même constat pour la pêche, qu’elle soit professionnelle ou non.
Une bombe à retardement environnementale
Ces zones asséchées sont aussi beaucoup plus actives biogéochimiquement que l’on ne le soupçonnait. Ce sont notamment des lieux d’accumulation de matières organiques terrestres qui, une fois remises en eau, peuvent produire des pulses de CO2, c’est-à-dire des émissions brutales et ponctuelles dans l’atmosphère dans l’atmosphère, ainsi que des flux d’eau très peu oxygénée et chargée d’éventuels contaminants vers l’aval, avec des effets dévastateurs pour l’environnement, mais également pour la santé humaine.
Il apparaît donc nécessaire que l’intermittence des cours d’eau soit prise en compte dans la gestion des milieux aquatiques. Considérer cela comme un épisode occasionnel, sans importance, peut avoir de graves conséquences sur la biodiversité des eaux douces, leur intégrité écologique et les populations vivant à proximité.
Des milieux trop négligés
Malheureusement, ces écosystèmes souffrent d’une perception très négative chez les gestionnaires et le public, parce qu’ils sont méconnus, complexes et jusqu’à récemment, peu étudiés. Les segments asséchés sont souvent utilisés comme décharges, réceptacles de rejets d’eaux usées, de circuit de 4x4 et quads, ou encore comme sources de granulats.
Décharge sauvage dans le lit asséché du ruisseau Madura, Australie de l’Ouest, Australie. Photo Andrew Boulton
Du point de vue de leur gestion, cela freine la mise en place de politiques publiques dédiées à la protection des milieux aquatiques. Ils ne sont pas suivis hydrologiquement, malgré des évolutions positives comme le réseau national ONDE, et sont oubliés des suivis de l’état écologique dans le cadre de la Directive cadrée européenne. En France, les efforts pour conserver ou restaurer ces milieux demeurent extrêmement rares.
Sur le plan législatif, plusieurs tentatives ont même lieu pour les exclure de la police de l’eau, que ce soit aux Etats-Unis ou en France.
Le segment intermittent de la rivière Chitterne Brook, Angleterre, servant de pâturage intensif à des vaches. PhotoTim Sykes
Pourtant, ces segments qui font partie intégrante des réseaux hydrographiques sont connectés aux segments pérennes, mais aussi aux eaux souterraines, zones humides adjacentes, estuaires et milieux côtiers, au moins durant les phases en écoulement : les négliger met en péril l’ensemble des écosystèmes aquatiques d’eau douce.
Une app pour signaler les rivières asséchées
Afin de mieux comprendre ces rivières, l’Inrae et ses partenaires ont développé une application de sciences participatives open-source dans le cadre d’un projet de recherche européen : DryRivers.
Extraction de sédiments dans le lit asséché de la rivière Janq’u Qala, Cochabamba, Bolivie. Photo Thibault Datry
Cette application permet à n’importe quel citoyen de signaler un assèchement d’un cours d’eau. Les données ainsi recueillies sont disponibles sur le site Internet du projet. Leur analyse nous a déjà aidés à mieux cartographier ces rivières au niveau européen, de calibrer et valider des modèles hydrologiques indispensables à la compréhension et à la gestion des cours d’eau, non seulement aujourd’hui mais aussi dans le futur.
Ces observations contribuent enfin à sensibiliser le public à la prévalence de ces écosystèmes dans le paysage, tout en alertant sur les effets du réchauffement climatique sur nos cours d’eau.
Thibault Datry, Directeur de Recherche, Inrae
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