Pouvez-vous nous parler de l’histoire du festival du film féministe ? Depuis combien de temps le festival existe-t-il ?
Le Festival du film féministe Filma a débuté en 2021 en tant que plateforme permettant de soulever des questions qui ont été négligées ou passées sous silence dans le discours public. Au cours de notre première année, nous nous sommes concentrés sur les thèmes de la lutte contre le racisme et en particulier contre la rromophobie, les droits et la vie des trans*, le concept de l’amour radical comme point de vue solidaire. Lorsque la guerre à grande échelle a éclaté en 2022, nous avons réussi à sélectionner et à projeter un programme « Quand les arbres refleurissent chez nous » consacré à la migration due aux crises militaires et aux histoires reliées non seulement à l’Ukraine, mais aussi à la Syrie, à la Palestine, ainsi que de la violence contre les migrants aux frontières de la Slovaquie, de la Pologne et de la Biélorussie. Nous voulions montrer que les personnes qui fuient des situations dangereuses méritent sécurité et protection, et non en fonction de leur blancheur ou de leur citoyenneté. Les programmes de cette année sont « Unis dans la lutte » sur les droits du travail, « Ceci est une adresse » sur le droit au logement, « L’art de guérir » a été sélectionné suite à notre appel public et relie des films qui montrent des expériences difficiles, mais aussi des forces en matière de guérison et de construction d’amitiés et de communautés.
Cette année, alors que l’Ukraine est en guerre, vous consacrez une part importante à la question des « droits du travail ». Et les luttes des travailleuses en dehors de l’Ukraine, notamment en Pologne et en Patagonie. Pourquoi ce choix ?
Parce que nous pensons que cette question est importante à discuter dans notre contexte. Nous ne nous concentrons pas uniquement sur les femmes dans ce programme, mais une partie est consacrée à cette division déséquilibrée du travail reproductif et à sa féminisation constante. Les gens deviennent plus vulnérables dans le monde capitaliste d’aujourd’hui et, même si les niveaux de surmenage et de double travail à domicile augmentent, les niveaux de pauvreté sont étonnamment élevés. Sans parler des conditions de travail dangereuses dans de nombreux domaines qui ont de graves conséquences sur la santé et le bien-être de chacun. C’est important pour l’Ukraine autant qu’au niveau international. La guerre a rendu beaucoup de gens encore plus précaires qu’auparavant et nous devons entamer cette discussion sur le travail pour envisager des scénarios potentiels basés sur la justice et le soutien.
Pour la partie sur l’Ukraine, vous accordez une place importante à la coopérative ReSew - Швейний Кооператив [1]. Dont vous dites « qu’elle existe politiquement et écologiquement sans patrons ni subordonnés et est unie par l’amour de leur métier – la couture ». Pensez-vous que cette coopérative est un exemple de construction d’une alternative au capitalisme oligarchique et patriarcal en Ukraine ?
La coopérative ReSew est notre amie depuis de nombreuses années. Nous partageons leurs valeurs et leur programme de promotion de structures de travail alternatives. Mais nous savons qu’il est difficile de construire de telles alternatives et qu’elles doivent sûrement être plus visibles et soutenues au niveau sociétal pour apporter des changements systémiques. Et concernant votre question, nous souhaitons vous la renvoyer : pensez-vous que les coopératives sont une alternative au capitalisme patriarcal en Europe occidentale ? Nous ne pensons pas que ces efforts devraient être déployés uniquement en Ukraine.
Vous faites énormément de travail avec les sous-titres ou les descriptions audio des films en ukrainien. Êtes-vous nombreux à organiser ce festival ? Parlez-nous de votre équipe.
Notre collectif est composé de quatre personnes. Mais nous avons notre équipe élargie avec laquelle nous travaillons ensemble sur les traductions, les relations publiques et les descriptions audio. Les sous-titres SDH sont créés par notre responsable de la traduction Zhenya Perytska. Et nous avons notre propre processus de production d’audio-descriptions : d’abord l’audio-description est réalisée par l’agence « Cinéma Accessible » sous forme écrite et testée et approuvée par les personnes qui utiliseront cette option. Ensuite, c’est un processus d’enregistrement dans le home studio de notre ingénieur du son Kateryna Herasymchuk et nous invitons nos amis, activistes et membres du collectif à collaborer dans la création d’audio descriptions pour les films.
De plus, nous utilisons l’interprétation en langue des signes ukrainienne pour toutes nos discussions. Nous essayons d’être aussi accessibles que possible à notre public.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les films du festival ?
Dans le programme « Ceci est une adresse », nous avons soulevé la question du droit au logement, qui est important dans notre contexte en raison des déplacements massifs de personnes dus à la guerre et de l’incapacité de trouver un logement décent ou de survivre dans une situation de sans-abri. Le programme comprend cinq films : « No Address » d’Alanis Obomsawin, « Are You Listening ! de Kamar Ahmad Simon, « This is an Address » de Sasha Wortzel, « Dear Mandela » de Dara Kell et Christopher Nizza et « The Village of Roses » de Hannah Heilborn représentant les luttes de la population des Premières Nations du Canada, des personnes queer et séropositives dans les rues de New York (avec de précieuses images d’archives de Sylvia Rivera, l’une des pionnières des émeutes de Stonewall), le sans-abrisme dû au changement climatique et aux catastrophes naturelles au Bangladesh, le mouvement des habitants des cabanes (base d’Abahlali à Mjondolo) en Afrique du Sud et la ségrégation et refus d’accès aux infrastructures de la communauté rrom en Italie. Nous y avons travaillé avec Anastasia Bobrova, analyste et experte du logement social en Ukraine. Nous aurons une discussion « Nous avons tous besoin d’un chez-soi » avec Sasha Wortzel et Dara Kell pour réfléchir ensemble à l’universalité des problèmes de logement et à la manière dont ils peuvent se manifester dans différents environnements - l’enregistrement sera disponible sur notre site Web sous-titré en anglais.
Deuxième programme « Unis dans la lutte » comme mentionné précédemment consacré aux droits du travail et présente cinq films « A Bonus for Iren » de Helke Sander, « The Women’s Strike Continues » de Magda Maria Malinowska, « Complicit » de Heather White et Jialing Zhang , « Globalization Tapes » de Vision Machine Film Project et les ouvriers des plantations de Sumatra, « Rio Turbio » de Tatiana Mazú González. Trois films racontant principalement des histoires de femmes dans des usines, des mines, des jardins d’enfants sur des questions de harcèlement, de violence sur le lieu de travail, des inégalités de salaire et du travail reproductif. Dans les deux autres, nous examinons le capitalisme en tant que projet colonial, exploitant les travailleurs en Indonésie et en Chine et soumettant les gens à des traitements inhumains, à une surcharge de travail et à des conditions de travail dangereuses pour la santé. Le programme sera également accompagné d’une discussion « Solidarité dans le cinéma : quand l’art et la lutte ouvrière se rencontrent » le 6 décembre, modérée par Tonya (Ton) Melnyk et Masha Ravlyk Lukianova de la coopérative ReSew avec les réalisatrices Magda Maria Malinowska, une éminente militante syndicale actuellement en lutte avec Amazon, et Tatiana Mazú González, militante de gauche en Argentine.
« L’art de guérir » est notre dernier programme cette année basé sur des propositions suite à des appels ouverts et que nous avons reçues. Parmi plus de 60 films représentant des approches du cinéma féministe, nous en avons sélectionné cinq sur la survie à diverses expériences difficiles, la violence patriarcale, les conséquences de la guerre et la construction de communautés et d’amitiés en cours de route. « Botanical Documentation of Existence » de Darya Tsymbalyuk, « Tell me a Poem » d’Ana Gurdiș et Elena Chirila, « Julie On Line » de Mia Ma et « Survivor Manifesto - The Art of Making Kin » de Dan Dansen (que nous suggérons de voir en dernier) sera disponible dans le monde entier. Et « Mast-del » de Maryam Tafakori que nous présentons lors de nos projections (hors ligne) à Dnipro, Lviv et Kyiv.
D’une certaine manière, votre festival participe à la résistance contre l’agression impérialiste russe. Vous faites vivre un héritage politique d’émancipation nationale et sociale mais aussi sur la question du genre. Que pensez-vous de cette évaluation ?
Nous essayons de regarder au-delà des catégorisations et des étiquettes qui nous sont imposées, notamment en Occident. Parce qu’elles dressent un tableau général sans contexte et complexités de la situation à laquelle nous sommes confrontés quotidiennement. En tant qu’activistes, nous avons conçu notre festival comme une plateforme d’expériences réduites au silence, négligées et marginalisées qui trouvent un écho au niveau local et international. Et nous poursuivrons dans cette direction que nous avons entreprise en 2021.
Vous avez déjà des idées pour le prochain festival ?
Nous avons réfléchi à un programme sur les questions écoféministes prenant en considération les événements horribles et douloureux de l’explosion du barrage de Kakhovka et le danger pour de nombreuses espèces de plantes et d’animaux présents de ces régions en guerre. Et les conséquences globales de la guerre, de l’extorsion et du capitalisme sur l’environnement. Mais la programmation est un processus très difficile, nous verrons donc quelle direction il prendra l’année prochaine.
Avez-vous des relations avec d’autres festivals de films féministes à travers le monde ?
Nous suivons de nombreux festivals, de collectifs d’activistes et de cinéastes dans le monde. Certains espaces militants de base organisent nos projections pour leur public et nous en sommes très touchés. Cette année, nous souhaitons exprimer notre gratitude à Lisa Smith du festival du film romani « Ake Dikhea ? », qui a aidé à trouver le chaînon manquant dans notre programme « Ceci est une adresse » et à ajouter la perspective rrom sur le logement. Nous aimons nous inspirer des autres, soutenir différents collectifs et espaces et bien sûr collaborer.
Patrick Le Tréhondat
Filma Collective
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