Le communiqué final a exigé que le Conseil de sécurité de l’ONU adopte une résolution « contraignante » pour mettre fin à « l’agression » israélienne. Cette absence d’action démontre des divergences entre les différents États, mais surtout des tentatives de la part d’autres pour rester inactifs face à la guerre israélienne contre Gaza ou pour instrumentaliser cette cause palestinienne afin de servir les intérêts propres à chaque État, loin de toute considération pour les classes populaires palestiniennes. Cette situation s’inscrit dans des contours historiques régionaux.
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Après la Nakba, panarabisme et cause palestinienne
Après la Nakba en 1948, un certain nombre de Palestiniens s’investissent dans des organisations politiques à vocation panarabiste. Les nationalistes panarabistes s’inscrivaient à bien des égards avec d’autres mouvements tiers-mondistes dans une perspective de transformation sociale progressive des structures socio-économiques de l’oppression et de la domination. La politique économique des mouvements nationalistes arabes de Nasser et du Ba’th des années 1960 se caractérise par un capitalisme d’État qui promeut, d’une part, une stratégie hostile aux capitaux étrangers et à certains secteurs privés nationaux, et, d’autre part, une politique qui a pour objectif une vaste redistribution de la richesse au sein de leurs sociétés. Cela se traduit aussi par un soutien à la résistance palestinienne naissante contre l’ennemi israélien. Cependant, ces régimes ont pérennisé l’absence de réfèrent démocratique commun. De même, toute autonomie du mouvement ouvrier et toute forme d’opposition de gauche et progressiste sont violemment réprimés, et les minorités nationales sont souvent la cible d’une politique oppressive, comme les kurdes en Syrie.
Dans l’ensemble des pays de la région, à la suite de la défaite de la Guerre des six jours en 1967, un vent de forte radicalisation se lève, affectant tout particulièrement la jeunesse et s’inscrivant dans la vague mondiale de radicalisation qui allait culminer en 1968. L’expression la plus visible de cette radicalisation au Moyen-Orient fut l’expansion très rapide des organisations de lutte armée parmi les réfugiéEs palestinienNEs, en Jordanie en premier lieu, et leur prise de contrôle de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), initialement créée par la Ligue des États arabes, sous la tutelle de l’Égypte. À la suite de la défaite de la Guerre des six jours, l’OLP va se radicaliser rapidement, adopter une nouvelle charte nationale (en juillet 1968), et intégrer les différentes organisations armées palestiniennes. En 1969, les organisations palestiniennes conquièrent leur autonomie par rapport aux pays arabes. Le Fatah contrôle l’OLP et Yasser Arafat accède à sa tête.
Cependant, la crise des régimes nationalistes arabes est profonde. La défaite des régimes radicaux en Égypte et en Syrie lors de la guerre des Six Jours représente un tournant cinglant au niveau régional, y compris pour la question palestinienne. L’Égypte, la Syrie et d’autres États vont progressivement abandonner leurs précédentes politiques sociales radicales et anti-impérialistes. Leurs méthodes de développement capitalistes d’État ont commencé à stagner. En conséquence, ils optent pour un rapprochement avec les pays occidentaux et leurs alliés des monarchies du Golfe, et adoptent le néolibéralisme, mettant un terme à de nombreuses réformes sociales qui leur avaient valu une popularité parmi des secteurs des travailleurs et des paysans. Les régimes vont également se retourner contre le mouvement national palestinien cherchant des compromis avec Israël.
Les régimes régionaux trahissent la lutte de libération
À partir des années 1970, la répression du mouvement national palestinien et le rapprochement, la normalisation ou une forme de compromis tacite avec l’État d’Israël vont marquer les décennies suivantes. Un premier clash a lieu en Jordanie : la monarchie écrase le mouvement national palestinien en 1970 dans les évènements appelés Septembre noir, tuant des milliers de personnes et expulsant l’OLP.
En Égypte, à la suite à la mort du dirigeant Nasser en septembre 1970, le nouveau régime, dirigé par Anouar al-Sadate, va imposer une nouvelle orientation à la politique égyptienne en rupture avec le Nassérisme. Il va d’un côté établir une alliance tacite avec le mouvement des Frères musulmans contre les forces nationalistes et progressistes dans le pays, et de l’autre mettre en place la politique de l’infitah, qui est essentiellement une série de mesures promouvant la libéralisation et la privatisation économique du pays. De même, un rapprochement progressif a lieu pour se consolider en lien solide, et cela jusqu’à aujourd’hui, entre Washington et Le Caire à la suite de la conclusion des accords de Camp David et de la signature officielle des accords de paix entre l’Égypte et Israël en 1979. Le régime égyptien devient alors le deuxième récipiendaire de l’aide américaine (principalement militaire) après Israël, à hauteur de plus d’un milliard de dollars annuels. De même, l’Égypte collabore au blocus de Gaza par Israël depuis 2007.
L’arrivée au pouvoir de Hafez al-Assad en Syrie marque également une rupture avec la politique de son prédécesseur Salah al-Jadid qui soutenait les actions armées palestiniennes depuis le territoire syrien. Hafez al-Assad est issu de la section dite « pragmatique » du Parti Ba’th, qui n’était pas en faveur de politiques sociales radicales et de confrontation avec les pays conservateurs de la région, comme les monarchies du Golfe. L’objectif de Assad était en effet d’assurer la stabilité de son régime et l’accumulation du capital en apaisant les secteurs les plus puissants des milieux d’affaires syriens. En même temps, cela signifie mettre fin aux actions armées palestiniennes et plus généralement à toute forme de résistance depuis la Syrie contre Israël, y compris pour libérer le Golan syrien occupé. Entre 1974 et 2011, pas une seule balle ne sera tirée depuis le territoire syrien contre Israël. Plus grave encore, le régime syrien ne va pas hésiter à réprimer et attaquer les Palestiniens et le mouvement national palestinien.
En 1976, le régime syrien d’Hafez al-Assad intervient au Liban contre les organisations palestiniennes et libanaises de gauche pour soutenir les partis libanais d’extrême droite. Il a également mené des opérations militaires contre des camps palestiniens à Beyrouth en 1985 et 1986. En 1990, environ 2 500 prisonnierEs politiques palestinienNEs étaient détenuEs dans les prisons syriennes. [1] Si le régime syrien a accueilli et soutenu le Hamas pour une période, il a radicalement réduit l’aide qu’il lui apportait lorsqu’il a refusé de soutenir la contre-révolution du régime contre le soulèvement démocratique en 2011 et l’a poussé au départ en 2012. Les deux acteurs ont rétabli des relations politiques en 2022 à la suite d’une médiation du Hezbollah libanais. Cette évolution sert les intérêts de Téhéran afin de consolider son influence dans la région et rétablir les relations entre ses deux alliés.
Plus récemment, le processus de normalisation des accords d’Abraham en 2020, commencé par le président étatsunien Trump et poursuivi par Biden, vise à renforcer l’influence étatsunienne dans la région en renforçant l’intégration politique avec les États de la région, et à renforcer l’intégration économique de l’État d’Israël au Moyen-Orient. Cela était aussi un des objectifs des accords (mort-nés) d’Oslo conclus entre l’OLP et Israël en 1993. Les processus de normalisation officielle entre Israël et ses alliés dans la région, en particulier les monarchies du Golfe, qui avaient pour la majorité d’entre elles des relations antérieures avec Israël, ont pour objectif d’isoler encore davantage la question palestinienne, tout en renforçant une alliance régionale soutenant les États-Unis, opposée à l’Iran et garantissant la stabilité autoritaire néolibérale de la région.
D’autres régimes régionaux cherchent de leur côté à soutenir certains groupes palestiniens pour servir leurs objectifs politiques, tel que l’Iran ou la Turquie. Tout en maintenant des liens politiques avec le Hamas, l’Iran avait néanmoins réduit son aide à l’organisation après le départ de l’organisation palestinienne de la Syrie en 2012 et le désaccord qui s’en était suivi sur cette question. Il a fallu attendre le remplacement de Khaled Meshaal par Ismael Haniya à la tête du Hamas en 2017 pour ouvrir la porte à des relations plus étroites entre le Hamas, le Hezbollah et l’Iran. De plus, la nomination de Cheikh Saleh al-Arouri – l’un des fondateurs de la branche armée du Hamas, les Brigades al-Qassam – au poste de chef adjoint du bureau politique du groupe, a également facilité cette évolution. Tout comme l’élection de Yahya Sinwar, autre membre fondateur des brigades al-Qassam, à la tête du mouvement à Gaza. En effet, la branche militaire a toujours entretenu des liens étroits avec l’Iran, contrairement au bureau politique du mouvement dirigé par Meshaal. En fait, les dirigeants des Brigades al-Qassam se sont opposés aux tentatives de Meshaal pendant son mandat d’éloigner le Hamas de l’Iran et du Hezbollah, en faveur d’une amélioration des relations avec la Turquie, le Qatar et même l’Arabie saoudite à un moment donné. Les relations renouvelées et approfondies avec l’Iran ne se sont toutefois pas faites sans critiques dans la bande de Gaza et même parmi les bases populaires du Hamas. Une photo du défunt commandant de la Force iranienne Quds, le général Qassem Soleimani, affichée sur un panneau publicitaire dans la ville de Gaza, a été vandalisée et démolie quelques jours seulement avant le premier anniversaire de sa mort.
L’assassinat de Soleimani par une frappe américaine à Bagdad en 2020 a été fermement condamné par le Hamas, et Haniyeh s’est même rendu à Téhéran pour assister à ses funérailles. L’instigateur de l’action, Majdi al-Maghribi, a accusé Soleimani d’être un criminel. Plusieurs autres banderoles de Soleimani ont également été démontées et vandalisées, une vidéo montrant un individu le décrivant comme le « tueur des Syriens et des Irakiens ». C’est sans oublier la collaboration de Téhéran avec l’impérialisme américain en Afghanistan et en Irak. C’est pourquoi, lors du soulèvement irakien de 2019, les manifestantEs ont défilé sous le slogan « Ni les États-Unis ni l’Iran » [2]. Ces seuls exemples déconstruisent l’idée que l’Iran est un allié fiable de la cause palestinienne ou qu’il est un État anti-impérialiste.
De même, la Turquie, malgré les critiques de Recep Tayyip Erdogan à l’égard d’Israël, entretient des liens économiques étroits avec ce pays. Erdogan a augmenté le volume des échanges avec Tel Aviv, qui est passé de 1,4 milliard de dollars à son arrivée au pouvoir à 6,5 milliards de dollars en 20203. Ainsi, les régimes limitent leur soutien à la cause aux domaines où elle fait avancer leurs intérêts régionaux et la trahissent quand ce n’est pas le cas. Plus récemment, la Turquie et Israël ont soutenu l’agression et l’occupation militaire de l’Azerbaïdjan contre le Haut-Karabakh, initialement contrôlé par les ArménienNEs, et principalement peuplé d’ArménienNEs. Les drones israéliens et turcs, ainsi que le soutien des services de renseignement des deux pays, se sont avérés essentiels à la victoire de l’Azerbaïdjan sur les forces armées arménienNEs. Cette occupation a poussé plus de 100 000 personnes vers l’exode sur une population totale de 120 000.
Stratégie et Limites des mouvements politiques palestiniens
Après l’échec de sa stratégie consistant à s’appuyer sur le soutien politique des régimes régionaux et à s’allier avec eux, l’OLP s’est tournée vers une approche encore plus ruineuse consistant à rechercher un accord de paix négocié par les États-Unis et d’autres grandes puissances. L’espoir était d’obtenir un règlement à deux États par le biais des accords d’Oslo conclus en 1993. Cela a été un échec cuisant à tous les niveaux pour les PalestinienNEs.
Plus généralement, aucun de ces partis – le Fatah, le Hamas, le Jihad islamique, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) et d’autres – ne propose une stratégie politique capable de mener à la libération de la Palestine.
Les partis politiques palestiniens dominants ne considèrent pas les masses palestiniennes, les classes ouvrières régionales et les peuples opprimés comme les forces capables de gagner la libération de la Palestine. Au lieu de cela, ils cherchent des alliances politiques avec les classes dirigeantes de la région et leurs régimes pour soutenir leur lutte politique et militaire contre Israël. Ils collaborent avec ces régimes et plaident pour la non-intervention dans leurs affaires politiques, alors même que ces régimes oppriment leurs propres classes populaires et les PalestinienNEs à l’intérieur de leurs frontières.
L’un des exemples clés de l’évolution de cette approche se situe en Jordanie en 1970, et a culminé avec les événements connus sous le nom de Septembre noir. Malgré la force, l’organisation et la popularité de OLP en Jordanie – un pays dont la population est composée à 70 % de PalestinienNEs – la direction du Fatah de Yasser Arafat a d’abord refusé de soutenir une campagne visant à renverser le dictateur du pays, le roi Hussein. En réponse, et avec le soutien des États-Unis et d’Israël, Hussein a déclaré la loi martiale, et avec les gouvernements arabes régionaux largement passifs, Hussein a attaqué les camps de l’OLP, tué des milliers de combattants et de civils palestinienNEs, et finalement chassé l’OLP de Jordanie vers la Syrie et le Liban.
Malgré cette histoire, et ses expériences ultérieures en exil, l’OLP a poursuivi cette stratégie de collaboration et de non-intervention dans les affaires internes pendant des décennies. Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, soutient généralement l’ordre politique en place dans la région. Abbas a notamment envoyé un message de félicitations au despote syrien Bachar al-Assad pour « sa réélection » [3] en mai 2021, malgré la répression brutale exercée par Assad contre les PalestinienNEs participant au soulèvement syrien et la destruction du camp de réfugiés de Yarmouk.
Le Hamas poursuit une stratégie similaire ; ses dirigeants ont cultivé des alliances avec les monarchies du Golfe, en particulier, plus récemment, le Qatar, ainsi qu’avec le régime fondamentaliste d’Iran. En 2012, Ismail Haniyeh, Premier ministre du gouvernement du Hamas à Gaza à l’époque, a fait l’éloge des « réformes » [4] de Bahreïn alors que le régime, avec le soutien de ses alliés du Golfe, a écrasé le soulèvement démocratique du pays. De nombreux dirigeants du Hamas y voyaient un coup d’État « confessionnel » [5] des chiites de Bahreïn soutenus par l’Iran.
En avril 2018, l’ancien dirigeant du Hamas Khaled Mashal a fait l’éloge de l’invasion et de l’occupation d’Afrin en Syrie par la Turquie [6] lors d’une visite à Ankara. Il a déclaré que « le succès de la Turquie à Afrin sert d’exemple solide », en espérant qu’il sera suivi par des « victoires similaires de l’oumma islamique dans de nombreux endroits du monde ». L’occupation d’Afrin par les forces armées turques et ses mandataires syriens réactionnaires a chassé plus de 150 000 personnes, principalement kurdes, et réprimé celles qui sont restées.
Malheureusement, la gauche palestinienne a, pour l’essentiel, mis en œuvre sa propre version de la même stratégie. Elle aussi s’est abstenue de critiquer la répression de son peuple par ses alliés. Le FPLP, par exemple, n’a émis aucune objection aux crimes du régime syrien et a même soutenu son armée contre les « conspirations étrangères », déclarant que Damas « restera une épine dans le visage de l’ennemi sioniste et de ses alliés ». Les relations du FPLP avec la théocratie iranienne [7] suit un schéma similaire.
Conclusion
La clé pour développer une meilleure stratégie de libération est de placer la Palestine dans le contexte régional. Il existe une relation dialectique entre les luttes des PalestinienNEs et des classes populaires régionales : lorsque les PalestinienNEs se battent, cela déclenche un mouvement régional de libération, et le mouvement régional alimente en retour celui de la Palestine occupée. D’ailleurs on voit dans les dernières manifestations en solidarité avec le peuple palestinien que les critiques des politiques de ces régimes ne sont jamais loin de leurs compromissions envers Israël à leurs autoritarismes.
Le ministre d’extrême droite Avigdor Lieberman [8] a d’ailleurs reconnu le danger que représente les soulèvements populaires régionaux pour Israël en 2011 lorsqu’il a déclaré que la révolution égyptienne qui a renversé Hosni Moubarak et ouvert la porte à une période d’ouverture démocratique dans le pays était une plus grande menace pour Israël que l’Iran.
La stratégie de la révolution régionale basée sur la lutte des classes par en bas à la base est le seul moyen de gagner la libération contre Israël d’un côté et des régimes autoritaires régionaux de l’autre, ainsi que de leurs soutiens impérialistes, des États-Unis à la Chine et à la Russie.
Le 15 novembre 2023
Joseph Daher