Nulle trace d’une anxiété particulière dans les rues de Taipei, la capitale, ou de Tainan dans le sud de l’île. Encore moins de mouvement de panique car la population endure les menaces venues du continent depuis soixante-quatorze ans et s’y est habituée. Le regain de tensions constaté depuis la visite dans l’île de Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de la Chambre américaine des Représentants, l’an dernier n’y a rien changé.
Il est même frappant de constater à quel point la jeunesse semble se désintéresser du débat qui existe entre les quatre prétendants à la présidence : faut-il ou non rester ouvert à des négociations avec Pékin ? Dans les transports en commun, si la quasi-totalité de ces jeunes ont l’œil rivé sur leur smartphone, c’est pour y regarder des vidéos ou jouer à des jeux. La politique n’est visiblement pas leur sujet de préoccupation.
Les sondages de ces dernières semaines donnent tous un clair avantage au candidat du Parti démocrate progressiste (PDP), Lai Ching-te (賴清德). Le poulain de la présidente sortante Tsai Ing-wen maintient une position ferme à l’égard de Pékin et exclut pour le moment toute idée de négociations avec le Parti communiste chinois.
TSAI ING-WEN : « NOUS SOMMES PEUT-ÊTRE MÊME TROP CALMES »
Un sondage réalisé les 24 et 25 novembre, soit après l’annonce de l’échec d’une tentative d’union des candidats de l’opposition, fait état d’une forte avance de Lai Ching-Te avec 34 % des intentions de votes. L’actuel vice-président taïwanais semble donc avoir toutes les chances de l’emporter. L’opposition n’a pas réussi à se mettre d’accord pour présenter un candidat commun. Terry Gou (郭台銘), le milliardaire et fondateur du géant taïwanais de l’électronique Foxconn, s’était lancé dans la bataille mais s’en est retiré le vendredi 24 novembre devant l’impossibilité pour lui de réunir autour de sa candidature les partis de l’opposition. Quant à Ko Wen-je (柯文哲), candidat du Taiwan People’s Party, il a lui aussi renoncé à former une alliance avec le candidat du Kuomintang Hou You-ih (侯友宜). En cause, leurs désaccords persistants sur le mode de répartition des voix.
En arrière-plan de la campagne électorale qui bat son plein, la rivalité entre Chine et États-Unis connaît une période de relatif apaisement depuis le sommet entre les présidents des deux superpuissances de la planète Xi Jinping et Joe Biden à San Francisco le 15 novembre dernier. La réalité semble avoir rattrapé les dirigeants du Parti à Pékin : il ne faut rien attendre de Joe Biden sur le plan géostratégique, y compris sur le dossier explosif de Taïwan. La priorité aujourd’hui pour la Chine est de reconstruire son économie qui traverse des turbulences sociales inédites depuis des décennies.
Dans une analyse consacrée à la Chine, le Financial Times soutient que les Etats-Unis et leurs alliés ou sympathisants conservent pour le moment et pour un certain temps encore un avantage économique indiscutable sur la Chine et les pays qui lui sont favorables. « La Chine, indiscutablement, fait face à un fort vent de face qui pèsera sur son économie pendant les vingt-cinq prochaines années », estime le quotidien économique britannique.
Mais la question reste posée : bientôt un conflit armé entre les États-Unis et la Chine ? Quelle issue aux tensions actuelles ? Un conflit qui pourrait s’étendre au Japon, à la Corée du Sud d’un côté, à la Russie ainsi qu’à la Corée du Nord avec le risque qui ne peut être exclu d’une Troisième Guerre mondiale.
Plusieurs thèses s’affrontent. Celles alarmistes pour qui la guerre est inéluctable du fait du désir incandescent d’un régime chinois en difficulté et en mal de légitimité auprès du peuple chinois à cause d’une crise économique et sociale toujours qui ne cesse de s’amplifier. Xi Jinping, pour qui conquérir Taïwan est devenu une véritable obsession, a plusieurs fois déclaré que la « réunification » de l’île avec le continent sous la houlette du Parti communiste chinois constitue une « mission sacrée » devant être accomplie lors de la génération présente, par la force si besoin.
Il existe aussi d’autres thèses, plus réfléchies, pour qui la raison l’emportera. Il existerait ainsi à Pékin une prise de conscience selon laquelle un tel conflit causerait d’énormes pertes en vies humaines avec un coût économique considérable et mènerait, selon toute probabilité, à une défaite cuisante de l’Armée populaire de libération (APL). Si l’armée chinoise a accompli des avancées importantes depuis une vingtaine d’années, en face, la présence de l’armée américaine dans la région semble rester écrasante. Une défaite de la Chine aurait également de lourdes conséquences politiques car Taïwan en profiterait de façon quasi certaine pour déclarer son indépendance formelle et recueillerait alors le soutien diplomatique de nombreux pays. Ce ne serait pas sans conséquences pour le PCC et son chef.
La présidente sortante a, sur ce sujet, donné son avis lors d’une interview au New York Times diffusée le 29 novembre. Aux yeux de Tsai Ing-wen, il est « improbable » que la Chine envahisse Taïwan à court terme : « La direction chinoise est à un moment de bascule. Mon avis est que peut-être ce n’est pas le moment pour eux d’envisager une invasion. En grande partie du fait de [la situation] économique et financière de même que des défis politiques mais aussi du fait que la communauté internationale a fait savoir de façon forte et claire que la guerre n’est pas une option et que la paix et la stabilité est dans l’intérêt de tous. » Si Taïwan est en effet confrontée à une coercition militaire accrue de la Chine, les Taïwanais demeurent calmes, insiste la dirigeante : « Nous sommes peut-être même trop calmes. » Les Taïwanais sont « très au fait » de la situation dans le détroit de Taïwan et « nous continuons de fournir le maximum d’efforts pour renforcer nos capacités de défense et notre résilience sociétale. Seul le peuple de Taïwan peut décider de son avenir »
Interrogé sur ces propos, le ministère chinois de la Défense par le biais d’un de ses porte-parole, Wu Qian, a repris le narratif habituel de Pékin : « La Chine sera, en fin de compte, réunifiée de façon certaine. L’Armée populaire de libération prendra toutes les mesures nécessaires pour sauvegarder la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Chine. »Autre souci permanent de la présidente de Taïwan : la Chine tente de s’ingérer dans le processus électoral dans l’ancienne Formose. « Ce n’est pas un secret. Mais je suis d’avis que les efforts [du régime de Pékin] pour influencer le scrutin ici ne sont pas particulièrement couronnés de succès. Principalement car c’est une démocratie et que les gens savent qu’ils ont déjà pris leur décision sur le prochain dirigeant de Taïwan. »
Le Bureau des affaires de Taïwan à Pékin a, quant à lui, renforcé ses diatribes contre le candidat Lai Ching-te et Hsiao Bi-khim, l’ancienne représentante de Taïwan à Washington, choisie pour devenir vice-présidente en cas de victoire le 13 janvier. « L’indépendance de Taïwan signifie la guerre. Le PDP qui pousse [Taïwan] vers l’indépendance ne va faire qu’empoisonner les intérêts et le bien-être des compatriotes à Taïwan », a ainsi affirmé Chen Binhua lors d’une conférence de presse, propos là aussi bien connus dans la phraséologie utilisée à Pékin. Réponse immédiate jeudi 30 novembre à Taipei du chef de la Commission des affaires du continent, Chiu Tai-san : « Pour vous parler franchement, ces commentaires montrent à quel point ils ne savent même pas ce que signifient un système démocratique et des élections. »
« N’Y A-T-IL DONC AUCUNE RAISON DE S’INQUIÉTER ? »
Dans une analyse des forces en présence autour de Taïwan, le quotidien japonais Nikkei Asia decrit un sentiment qui gagne une grande partie des milieux politiques américains. Si une guerre devait éclater entre les États-Unis et la Chine, le conflit tournerait probablement en faveur de l’Amérique. Pour Iskander Rehman, chercheur au Kissinger Center for Global Affairs de l’université Johns Hopkins, cité par le journal, un tel conflit serait long et coûteux. L’issue reposerait sur trois facteurs : l’efficacité militaire et son adaptabilité, la puissance économique des protagonistes et leur degré de résilience, et enfin, la gestion de leurs alliances. « Une analyse comparative détaillée de Pékin et Washington fondée sur ces trois facteurs montre que les États-Unis semblent très bien placés pour, à terme, l’emporter. »
Même optimisme chez Bryan Clark, chercheur au think tank conservateur Hudson Institute : « Il apparaît que les États-Unis l’emporteraient. Une guerre de longue durée est devenue la norme pour l’armée américaine ces dernières décennies. Lorsque l’on entame le combat, nous sommes préparés pour une guerre longue jusqu’à que l’un des deux abandonne 20 ans plus tard. » La Chine, estime Clark, n’est pas en mesure de mener et d’endurer un conflit du type de celui de l’armée russe contre l’Ukraine. « Son industrie le pourrait, mais son système politique et son système économique le pourraient-ils ? »
Moins catégorique, Dan Blumenthal, chercheur à l’American Enterprise Institute, rappelle dans The National Interest que l’armée américaine est aujourd’hui déployée sur trois fronts – l’Ukraine, le Moyen-Orient et l’Asie de l’Est -, et que ses capacités militaires dans la zone de Taïwan sont affaiblies. « La Chine tire parti des ces conflits globaux de différentes façons. Elle soutient la Russie et l’Iran tout en récoltant des gains auprès de certains pays qui n’aiment pas la politique étrangère de l’Occident », souligne ce spécialiste questions sécuritaires en Asie de l’Est et des relations sino-américaines.
« Au moment où Washington lutte pour mener à bien sa stratégie en Ukraine, la Chine fait en sorte que la Russie puisse continuer de combattre dans un avenir prévisible ». Et de récolter des gains économiques et commerciaux considérables en profitant de la faiblesse de la Russie. Or les stocks de munitions des États-Unis risquent de bientôt s’épuiser et si « Washington a mis en œuvre une coalition impressionnante, […] il lui faudra rapidement trouver un accord bipartisan pour les augmenter » pour poursuivre son aide militaire à l’Ukraine et demeurer une force de dissuasion crédible sur le théâtre de Taïwan.
Autre note plus pessimiste, celle de l’ancien diplomate et ex-colonel de la marine américaine Grant Newsham, dans une tribune publiée sur le site hongkongais Asia Times, à capitaux pour partie chinois. « J’entends partout ces derniers jours que l’Armée populaire de libération n’est qu’un « tigre de papier » et qu’il n’est donc pas besoin de s’inquiéter à propos d’une attaque contre Taïwan. N’y a-t-il donc rien qui donne matière à s’inquiéter ? Un de ces jours, le commandant d’un destroyer de la marine américaine verra une douzaine de missiles antinavires s’approcher à une vitesse supersonique et il aura 12 secondes pour répondre. Il pourra alors être pardonné pour avoir pensé que l’APL n’est pas un tigre de papier. Cette séquence montre qu’il y a là quelque chose à garder à l’esprit lorsque vous observez l’Armée populaire de libération : un militaire doit être en mesure de réagir à tout moment dans un endroit spécifique et à un moment spécifique. Une attaque contre Taïwan ne sera pas seulement un assaut amphibie. Elle inclura un tir de barrage massif de missiles de haute précision, un contrôle total en mer et dans les airs, une guerre électronique agressive. Les communications internet seront coupées. Tout ceci causera le chaos. Avec en outre la menace d’une guerre nucléaire contre les États-Unis. Il est peut être réconfortant mais dangereux d’estimer que Xi [Jinping] et les Chinois ne sont pas à la hauteur ou sont trop effrayés ou qu’ils ne font que bluffer. »
DÉFI POLITIQUE PERMANENT
Il est une autre question désormais centrale aujourd’hui aux yeux d’une bonne partie de la population à l’approche du scrutin : l’île de Taïwan est-elle chinoise ? Ce débat se traduit par une identité qui évolue dans la société taïwanaise. Les sondages d’opinion qui se succèdent montrent tous une double augmentation des habitants de l’île qui se déclarent d’abord taïwanais avant d’être chinois et des Taïwanais qui se disent non chinois.Taïwan est grande comme la Belgique et peuplée d’à peine 24 millions d’habitants. Face à l’immense Chine et son milliard et demi d’âmes, l’île n’est qu’un minuscule confetti. Il n’empêche, Taïwan est devenue un bastion de la démocratie, au moment où la Chine semble progressivement basculer de l’autoritarisme vers le despotisme sinon même vers le fascisme, confrontée à de multiples défis que son maître, le président Xi Jinping, n’est pas sûr de pouvoir relever. La Chine communiste revendique sa souveraineté sur ce petit bout de terre. Mais le fait est qu’elle ne l’a jamais contrôlé. De ce fait user du terme « réunification » comme le fait toujours le narratif officiel chinois est impropre.
En réalité, devenue une authentique démocratie, Taïwan donne l’image d’un défi politique permanent lancé au régime communiste installé à Pékin en 1949. Moins de 200 kilomètres séparent les rives du continent et celles de Taïwan. Ce fameux « détroit de Taïwan » est réduit à 135 kilomètres dans son passage le plus étroit. Il symbolise quelque peu cet univers de différences : d’un côté, des élections libres, une justice indépendante, une presse libre, un multipartisme authentique et de l’autre, l’autoritarisme avec un Parti communiste omniprésent qui décide de tout.
Fin 1949, le général Chiang Kaï-chek fuit la montée des communistes. Ses troupes défaites par l’armée de Mao, il s’installe à Taïwan, emportant avec lui les plus beaux trésors de Chine, dont la majorité est aujourd’hui conservée dans les entrailles du Musée national à Taipei. 1,5 million de Chinois suivent le généralissime dans son exil à Taïwan. Il y déclara la République de Chine comme dirigeante légitime de toute la Chine. Il proclame aussi que toute opposition y est désormais interdite. Son parti nationaliste, le Kuomintang, décide de forcer Taïwan à accepter le même régime autoritaire qu’il imposa en Chine continentale.
Les Taïwanais ne mirent pas longtemps pour se soulever contre ce nouveau régime, jugé injuste et brutal. Les troupes de Chiang Kaï-chek interviennent et c’est le drame : des milliers de Taïwanais périrent au cours d’un massacre désormais connu sous le nom de « l’incident 228 » (28 février 1947) qui donne naissance à la « terreur blanche » avec des dizaines de milliers d’arrestations et d’exécutions arbitraires.
Le grand virage pour Taïwan fut l’élection au suffrage universel en 1988 du natif de l’île Lee Teng-hui à la présidence de la République. Taïwan devient alors une démocratie authentique et vivante, la seule dans le monde sinophone. Au Kuomintang succède le nouveau Parti démocrate progressiste (PDP) de 2000 à 2008 avec la présidence de Chen Shui-bian, puis de nouveau depuis 2016 avec l’élection de Tsai Ing-wen, femme native de Taïwan, brillamment réélue en 2020.
L’accession de Taïwan à la démocratie fait mentir les « experts » autoproclamés de la Chine qui affirmaient de façon péremptoire et passablement ridicule que la démocratie n’est pas faite pour la civilisation chinoise. Ce démenti retentissant s’accentue de jour en jour. Le temps passant, les enjeux stratégiques de Taïwan n’ont cessé de croître tandis que l’île est devenu un défi démocratique pour la Chine. Plus que jamais, le Parti communiste chinois et son maître Xi Jinping voient en Taïwan un modèle dangereux pour la survie du régime communiste. Car même si peu d’habitants de Chine continentale savent ce que peut être la démocratie à Taïwan en raison de la censure, ce défi grandit de jour en jour car Taïwan se fait progressivement des amis à travers le monde. De plus, le pouvoir chinois est aujourd’hui confronté à des difficultés gigantesques avec une croissance économique qui s’effondre, des investisseurs étrangers qui font leurs bagages, une montée du chômage, surtout celui des jeunes, et une démographie en panne.
Mais outre l’aspect politique, au moins deux autres raisons peuvent expliquer l’appétit de Pékin pour Taïwan. La première est que la situation géographique fait de l’archipel taïwanais un verrou stratégique crucial sur l’Indo-Pacifique. Taïwan constitue un nœud vital pour un accès à l’espace océanique le plus important de la planète car il borde les États-Unis, l’Amérique Latine, le Japon et la péninsule coréenne avec une ouverture au Sud sur la Mer de Chine méridionale. La deuxième raison, peut-être plus importante, est le fait que le géant des semi-conducteurs TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) se trouve à Taïwan. Or ces « chips » sont vitales pour l’industrie et l’économie d’aujourd’hui et de demain, celle de la révolution numérique en marche depuis deux décennies. La production de TSMC en semi-conducteurs représente à elle seule 53 % du marché mondial et même près de 92 % pour les puces de dernière génération gravées à 5 nanomètres, et bientôt à 2 nanomètres.
Pierre-Antoine Donnet