HISTOIRE ET TENDANCE ACTUELLE
Le premier pays à faire l’objet de sanctions onusiennes à caractère obligatoire fut, en 1968, le régime colonial et raciste de la Rhodésie du Sud, qui, après une longue lutte de libération nationale devint, en 1980, le Zimbabwe [2]. Depuis, le Conseil de sécurité de l’ONU a mis en place trente-et-un régimes de sanctions, dont plus de 80%e en Afrique et au Moyen-Orient. En dehors de de ces régions, l’Afghanistan et la Corée du Sud, en Asie, l’ex-Yougoslavie, en Europe, et Haïti, en Amérique latine, ont été ou sont sanctionnés [3]. À l’heure actuelle, quinze régimes de sanctions sont mis en œuvre par les Nations unies et plus de la moitié d’entre eux s’appliquent à des pays africains.
En vertu du chapitre VII (article 41) de la Charte des Nations unies [4], le Conseil de sécurité peut prendre des sanctions qui englobent un large éventail de mesures coercitives. Il s’agit donc d’une arme économique et politique centrée sur le maintien ou le rétablissement de « la paix et la sécurité internationales » dans des situations conflictuelles, et qui a été conçue comme un palliatif au recours à la force. Julien Antouly définit assez finement le régime des sanctions comme une « voie médiane entre les négociations diplomatiques et le recours à la force, un outil intermédiaire dans une zone grise entre guerre et paix » [5].
L’expérience des embargos imposés durant plusieurs années à des pays comme l’Irak (1990–2003) [6] et Haïti (1993-1994), qui ont eu des effets désastreux sur les populations, d’un côté, et la montée en puissance des États du Sud, qui ont partiellement redessiné le champ des forces sur la scène internationale, de l’autre, ont entraîné une réorientation et une redéfinition des sanctions. Aux sanctions globales s’est ainsi substitué un régime plus souple et plus ciblé, souvent qualifié de « smart » (intelligent), composé de sanctions spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes et temporellement définies. Depuis 2004, tous les nouveaux régimes de sanctions sont ciblés et comprennent généralement des interdictions de voyage, des gels des avoirs, des embargos sur les armes et des interdictions sur une série de produits. Le plus ancien régime de sanctions à l’œuvre est celui établi à l’encontre de la Somalie en 1992 ; le plus récent, celui visant Haïti.
Deux autres tendances générales s’affirment. Les sanctions unilatérales, c’est-à-dire celles adoptées par les États ou entités supranationales en dehors du système onusien, se sont, à partir de 1990 et de la fin de la Guerre froide, multipliées. Ainsi, l’Union européenne a mis en œuvre, de sa propre initiative, une trentaine de régimes de sanctions, tandis que les États-Unis « sont, de loin, le pays qui impose le plus de sanctions » : « au cours des deux dernières décennies, Washington a imposé presque autant de sanctions que l’Union européenne, l’Organisation des Nations unies (ONU) et le Canada réunis » [7]. Par ailleurs, ces sanctions visent davantage que par le passé des entités non étatiques et non juridiques telles que des groupes terroristes, à l’instar de l’État islamique d’Irak et du Levant (Daech) et d’Al-Qaïda [8].
MÉCANIQUE DES SANCTIONS
De manière générale, les régimes de sanctions peuvent être distingués en fonction de trois dimensions :
Selon leurs origines : s’agit-il de sanctions imposées par l’ONU, sur base de la Charte des Nations unies, ou, de manière unilatérale, par un ou plusieurs États ?
Selon leurs cibles et focales : s’agit-il de mesures générales ou de sanctions ciblées sur des personnes, institutions, groupes armés ou entreprises ; de mesures économiques, diplomatiques ou autres (sportives, culturelles, etc.Par exemple le boycottage d’un événement ou d’un pays) ?
Selon leurs motivations et justifications : au nom de la défense des droits humains, de l’appui aux transitions pacifiques ou de la lutte contre le terrorisme, ou en vue d’un changement de politique, voire de gouvernement ?
Le régime des sanctions adopté par l’ONU en Haïti (qui n’a que très partiellement été mis en œuvre jusqu’à présent [9]) est caractéristique de la dynamique onusienne. Se focalisant sur les « activités criminelles et des atteintes aux droits humains, qui compromettent la paix, la stabilité et la sécurité d’Haïti et de la région », il développe un triple volet : l’interdiction de voyager et le gel des avoirs des personnes visées par ces sanctions, ainsi que l’embargo sur les armes.
Mais, la question de l’efficacité de ces sanctions fait débat depuis longtemps [10]. Outre qu’il est difficile de mesurer celle-ci – les effets des sanctions ne peuvent être isolés de ceux d’une multitude de facteurs –, on s’accorde à reconnaître leurs limites et conséquences indésirables, voire contre-productives [11].
Pour être efficaces, les sanctions « doivent faire partie d’une stratégie politique globale, œuvrant en tandem avec le dialogue politique, la médiation, le maintien de la paix et les missions politiques spéciales » [12], affirmait, en 2022, la Secrétaire générale adjointe aux affaires politiques et à la consolidation de la paix à l’ONU, Rosemary DiCarlo. Or, cette stratégie globale fait souvent défaut ou est parsemée de « trous ». Ainsi, le contournement et le non-respect des régimes de sanctions sont un phénomène régulier. Ces mesures se heurtent par ailleurs à un marché mondialisé basé sur le libre-échange et l’opacité des paradis fiscaux, mettant à mal le contrôle et la mise en œuvre même des sanctions économiques et financières.
L’efficacité des sanctions onusiennes est cependant également d’ordre symbolique, dans la mesure où ces dernières mettent en scène une « communauté internationale », agissant de concert, et une action diplomatique démonstrative, à haute valeur morale et politique, tout en évitant le recours à la force armée.
Au-delà de la question de l’efficacité, demeure celle, plus radicale, de la légitimité. Or, si les sanctions ne sont pas perçues comme légitimes, elles risquent d’être entravées ou non appliquées, donc d’être inefficaces. Si les sanctions décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU jouissent d’une plus grande légitimité que les sanctions unilatérales, elles n’en sont pas moins contestées et contestables. Les régimes de sanctions ne sont-ils pas à géométrie variable et à sens unique, reproduisant et renforçant ainsi l’asymétrie Nord-Sud ? Et ne servent-ils pas, en partie au moins, à couvrir l’inaction et la responsabilité internationale, ainsi que le refus obstiné de contrôler les flux financiers, la circulation d’armes et de marchandises ; contrôle qui s’avèrerait autrement plus productif et efficace ? Enfin, l’immunité des États occidentaux – États-Unis en tête –, qui semblent hors de portée de toute sanction, ne tend-t-elle pas à faire peser sur la légitimité de ces régimes de sanctions un doute systématique ?
Frédéric Thomas
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