Photo : Sofia Orr a 18 ans. Elle refusera de faire son service militaire obligatoire en Israël le 25 février 2024. © Assiya Hamza France 24
On les appelle les « refuzniks ». En Israël, ce néologisme venu de l’ex-URSS, désigne les jeunes qui refusent de faire leur service militaire obligatoire. Une anomalie dans un pays où la conscription est bien plus qu’un rite de passage. Elle forge non seulement la citoyenneté mais aussi l’appartenance à la nation. Depuis les attaques du 7 octobre et la guerre contre le Hamas, cette minorité, habituellement peu visible voire inaudible, tente de sortir de l’ombre.
« Le 25 février, date à laquelle est prévu mon enrôlement, je refuserai de m’engager dans l’armée de défense israélienne (IDF) et j’irai en prison militaire pour cela, affirme Sofia Orr, une jeune femme de 18 ans rencontrée à Pardes Hanna-Karkur, une municipalité du district de Haïfa. Je refuse de prendre part aux politiques violentes d’oppression et d’apartheid qu’Israël a promulguées à l’encontre du peuple palestinien, et plus particulièrement maintenant avec la guerre. Je veux me battre pour faire passer le message qu’il n’y a pas de solution militaire à un problème politique. Cela est plus évident que jamais aujourd’hui. Je veux faire partie de la solution et non du problème ».
Un discours mûrement réfléchi qui fait écho à celui de son ami, Tal Mitnick. Ce jeune homme de 18 ans est le premier objecteur de conscience depuis le début de l’opération « Glaive de fer » à Gaza. Le 26 décembre, il a été condamné à 30 jours de prison par un tribunal militaire pour avoir refusé de s’enrôler.
« La violence ne peut pas résoudre la situation, ni par le Hamas, ni par Israël, a écrit Tal Mitnick, dans une lettre ouverte publiée sur les réseaux sociaux. Il n’y a pas de solution militaire à un problème politique. Par conséquent, je refuse de m’enrôler dans une armée qui croit que le vrai problème peut être ignoré, sous un gouvernement qui ne fait que perpétuer le deuil et la douleur ».
Sofia admet être « très fière » de lui. « Son courage m’inspire. Chacun a ses convictions mais je soutiens sa lettre ouverte et sa position, ajoute-t-elle, le regard bleu vert empreint de détermination. Aujourd’hui, il est plus difficile que jamais de prendre cette décision car l’environnement politique en Israël s’est considérablement durci depuis le début de la guerre. Il y a eu un fort glissement vers la droite et toute la sphère politique est devenue beaucoup plus violente et agressive ».
En Israël, l’armée s’appuie presque essentiellement sur les réservistes. Les hommes doivent s’enrôler pendant 32 mois, les femmes 24. Ils sont ensuite mobilisables respectivement jusqu’à leurs 40 et 38 ans. Au lendemain des massacres du 7 octobre, l’armée a ainsi appelé plus de 360 000 personnes. Du jamais vu depuis la guerre qui a opposé l’État hébreu au Hezbollah en 2006. Dans un pays qui compte environ 9,7 millions d’habitants, cela représente 4 % de la population.
« Une décision motivée politiquement »
Mais pour Sofia, la décision était prise bien avant la guerre. Pour celle qui se définit comme une « personne politique » voire une « activiste », le choix de refuser est devenu une évidence dès l’âge de 15 ans.
« C’est devenu une certitude. Plus je grandissais et plus j’apprenais. Et le 7 octobre n’a rien changé, ni dans un sens ni dans l’autre, explique la jeune femme. On aurait dû s’y attendre parce que lorsque vous soumettez des gens à une violence extrême, celle-ci se retourne contre vous. C’est inévitable. Et cela n’a fait que me conforter dans l’idée que c’était la bonne décision. Bien sûr, depuis que la guerre a commencé et l’horrible violence qui est exercée sur les habitants de Gaza et la destruction, cela m’a rendue encore plus sûre que nous devons nous battre pour une option différente. Cela ne résoudra jamais rien. Je dois résister à ce cycle d’effusion de sang ou il ne se terminera jamais ».
L’armée israélienne accepte rarement les refus d’enrôlement pour cause de pacifisme ou d’éthique. Outre les ultra-orthodoxes et les Arabes israéliens, exemptés d’office de service militaire, seuls les jeunes israéliens souffrant de problèmes médicaux ou mentaux peuvent être déclarés inaptes après examen.
Pour Sofia il était hors de question de se faire exempter. « J’ai choisi de faire partie des quelques rares personnes dont la décision est motivée politiquement. J’ai choisi de la rendre publique pour résister et pour sensibiliser autant de monde que possible à la situation dans son ensemble ».
Soutenue par ses parents et sa sœur, elle est convaincue de pouvoir changer les choses. Un de ses camarades de classe s’est même rallié à sa cause. « Cela m’a permis de croire que je pouvais changer les choses et que, même si mon impact est minime, il reste important et en vaut la peine ».
« Pas de solution militaire à un problème politique »
Son rêve est d’ouvrir les yeux de tous les Israéliens sur le sort des Palestiniens. Sofia explique qu’il suffit de le voir pour s’en convaincre. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle s’est rendue en Cisjordanie. « J’ai parlé aux colons puis je suis allée parler aux Palestiniens. C’est une expérience très importante que de voir comment les colons vivent et comment les Palestiniens vivent, ce que les uns et les autres disent. Au cours des 70 dernières années, nous avons constaté que l’utilisation de moyens militaires ne menait nulle part. Les seuls progrès que nous ayons jamais réalisés sur ce territoire ont été obtenus par des moyens politiques et des négociations, en essayant de faire la paix. Ce problème est à la fois politique et humanitaire. Et l’armée ne résout ni l’un ni l’autre ».
Sofia déroule un discours déstabilisant de maturité. Et de convictions. Si le camp de la paix est devenu inaudible dans le pays en raison des massacres commis par le Hamas, même au sein de la gauche, elle refuse pour autant de le déserter.
« Les tentatives d’Israël d’éradiquer le Hamas ne font que le renforcer. Si vous n’offrez aucune alternative aux Palestiniens, ils penseront que la résistance violente est la seule solution. C’est le seul langage qu’Israël sait parler, et c’est le seul langage qu’ils comprennent. C’est leur seule chance de liberté. Alors ils rejoindront le Hamas et essaieront la résistance violente. L’horrible attaque du 7 octobre n’a pas fait progresser la cause palestinienne. Et je ne le justifierai jamais et je ne justifierai jamais ce qu’Israël fait actuellement à Gaza. La violence ne fait qu’engendrer plus de violence. Le seul moyen d’affaiblir réellement la résistance violente est d’offrir une alternative. Et cela doit venir de l’intérieur d’Israël parce qu’elle est beaucoup plus forte dans cette équation. Essayer de faire la paix, même si c’est difficile parce que les deux parties deviennent de plus en plus extrêmes, c’est la seule solution viable. »
Sofia sait que ses mots ne seront pas forcément compris. Ou acceptés. Elle sait qu’elle sera haïe voire menacée. Elle l’est déjà. Sur les réseaux sociaux, elle a déjà été traitée de « traîtresse », de « juive qui se déteste », on a menacé de la tuer et même de la violer.
« La façon dont je choisis de m’exprimer peut avoir des conséquences plus importantes parce que c’est très public. Les gens ne sont pas censés vous demander si vous avez fait l’armée et surtout pas pourquoi vous ne l’avez pas fait. Si vous tapez mon nom sur Google, c’est de notoriété publique. Je vis dans une société militariste et j’en supporterai les conséquences sociales ».
Lorsqu’on lui demande si elle a peur d’aller en prison, la jeune femme, qui compte entamer des études en littérature après avoir purgé sa peine, ne se dérobe pas. « C’est effrayant. Je sais que ce sera difficile. J’y pense mais ça fait partie de l’histoire. J’ai fait la paix avec ça il y a longtemps ».
Evyatar Rubin, 20 ans, a fait quatre mois de prison après avoir refusé l’enrôlement en Israël. © Assiya Hamza France 24
La prison, Evyatar Rubin l’a goûtée. Pendant quatre mois au total. Pour les mêmes raisons. C’était en 2021. Il avait 19 ans.
« Le 1er septembre 2021, je me suis présenté à l’armée et j’ai dit que je refusais de m’engager. J’ai été condamné à 30 jours de prison, détaille-t-il. Ensuite, je rentrais chez moi. Je restais deux semaines et je refusais à nouveau de me présenter au quartier général de l’armée ».
Evyatar est un esprit vif. Tranquillement posé à une terrasse d’un café de Haïfa, il raconte comment il a dit non. Né dans une famille libérale qu’il définit comme « sioniste dovish » [conciliant]. « Enfant, ma mère m’achetait des mini biographies de Martin Luther King, Mahatma Gandhi et Nelson Mandela. J’ai toujours considéré ces gens comme des héros. En 2016, avec l’arrivée de Trump, Internet est devenu beaucoup plus à droite ou beaucoup plus bigot, homophobe et sexiste. J’ai donc dû trouver des endroits où je me sentais à l’aise en raison des valeurs qu’on m’avait inculquées. Et à cause de cela, naturellement, j’ai dû aller vers des endroits de plus en plus gauchistes ».
Le jeune homme, qui travaille actuellement dans l’informatique, s’éduque en regardant des vidéos de l’intellectuel américain Noam Chomsky. Il continue à évoluer au point de devenir « antisioniste ». En 2021, il participe à des manifestations de juifs et d’arabes à Cheikh Jarrah, à Jérusalem-Est. Ce quartier est l’objet d’une violente bataille judiciaire depuis plus de 20 ans pour expulser des familles palestiniennes. Evyatar ne sait alors pas encore qu’il ne va pas s’enrôler. Il hésite. Se faire exempter ? Comment ?
« À chaque fois, la solution c’est de bombarder Gaza »
Lors de l’un de ces rassemblements, on lui présente un membre de l’ONG Mesarvot, « Ceux qui refusent » en hébreu. Le réseau informe, conseille les jeunes mais n’incite pas à refuser de servir. Comme Tal Mitnick ou Sofia, Evyatar découvre qu’il est possible de refuser pour raisons politiques. Mesarvot l’accompagne juridiquement, lui rend même visite en prison. « Je suis heureux d’avoir refusé non pas parce que je suis pacifiste, mais parce que j’ai grandi en considérant l’occupation et la Nakba [catastrophe en arabe, l’exode des Palestiniens en 1948] avec dégoût. Faire partie de l’IDF reviendrait à faire partie de cette chose. Et je pense que c’est ce qui m’a poussé plus que tout à ne pas m’engager dans l’armée ».
Lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de l’occupation, Evyatar répond du tac au tac « rien de bon ». Le jeune homme avoue avoir découvert ce qu’était la Cisjordanie à 16 ans. « Quand j’étais en prison et que je disais aux gens que je refusais à cause de l’occupation, ils m’ont demandé ce que c’était. J’ai dit : ‘vous savez ce qu’il y a au-delà de la ligne verte’ [ligne de démarcation entre Israël et la Cisjordanie établie en 1949]. Ils m’ont demandé ce que c’était. Honnêtement, je ne leur en ai pas voulu parce que trois ans auparavant, je ne savais pas ce que c’était non plus ! ».
Evyatar a choisi de s’ostraciser. Il explique avoir refusé de porter la marque de Caïn [marque visible apposée par Dieu sur le front de Caïn pour que les hommes reconnaissent en lui le meurtrier de son frère Abel]. « La seule chose que j’ai sacrifiée, c’est un travail facile parce que si je m’étais enrôlé, j’aurais été dans un service de renseignements. J’aurais fait trois ans, peut-être signé pour deux ans de plus, puis je serais parti et j’aurais trouvé un boulot pépère dans une entreprise de haute technologie avec un salaire à six chiffres. C’est en gros ce que tous mes amis du lycée vont faire ».
Ses amis n’ont pas essayé de le dissuader. Sa famille non plus. C’était tout simplement inutile. Le 7 octobre n’a pas changé ses convictions. « Israël a cette capacité spectaculaire à ne jamais tirer de leçons de quoi que ce soit. Nous bombardons, occupons et tuons. Puis un massacre se produit. Mais à chaque fois, la solution est de bombarder Gaza. Mais cette fois-ci, ça marchera, ironise celui qui se définit comme ‘gauchiste’. Cette fois-ci, ça sera différent. C’est ce que les gens disent ».
Evyatar convoque l’histoire. Il est intarissable. « L’OLP a commis des actes de terreur et des massacres mais, en fin de compte, au début ils voulaient une solution démocratique laïque à un seul État, puis une solution à deux États. Puis, dans les années 80, Israël n’a pas voulu traiter avec l’OLP. Nous avons donc envahi le Liban. À la place, nous avons eu le Hezbollah, qui est un million de fois pire. Ensuite, Israël n’a pas voulu traiter avec l’OLP dans les territoires occupés de Gaza et a donc aidé à créer le Hamas, un million de fois pire. L’histoire d’Israël est une succession de solutions militaires qui ne font qu’empirer la situation, encore et encore ».
Quand on lui parle d’avenir, le refuznik ne cache pas son pessimisme. « Israël est dans une spirale de mort. La seule façon pour le sionisme de continuer à exister, c’est de ne pas reculer. Il deviendra si toxique qu’il deviendra impossible pour l’Occident de le soutenir. Peu importe qui sera le prochain Premier ministre. Yahir Lapid ? Benny Gantz ? Cela n’a pas d’importance. Ils sont pareils que Benjamin Netanyahu« .
Mais pas question pour autant de fuir son pays. Comme son héros Oskar Schindler, l’industriel allemand qui a sauvé plusieurs centaines de juifs des camps d’extermination nazis, Evyatar veut se sacrifier pour sauver les autres. « C’est la chose la plus héroïque qu’un homme puisse faire. C’est ce qui compte le plus pour moi. Il n’y a pas d’autre endroit au monde où je puisse le faire qu’en Israël. Ma place sera toujours ici ».
Assiya HAMZA