La révolution était assez forte pour chasser le président Saleh du pouvoir. Mais pas question pour les impérialismes étatsunien mais aussi français, pas question pour la monarchie saoudienne voisine, pas question pour les vieilles forces réactionnaires militaro-tribales yéménites, de laisser la révolution gouverner. Le détroit de Bab el Mandeb, par où transite un tiers du pétrole du monde, ne pouvait être sous le contrôle d’un gouvernement révolutionnaire. L’Arabie saoudite voisine, où jusque le nom du pays est privatisée par un seul clan, ne pouvait accepter une révolution qui chassait le tyran. Les richesses devaient retourner aux vieilles élites claniques marginalisées par le clan Saleh.
Cette coalition réactionnaire a d’abord bloqué l’accouchement d’une nouvelle Constitution démocratique, puis imposé un gouvernement de continuité avec l’ancien régime en imposant Hadi, l’ancien Premier ministre du président déchu, à la tête d’un gouvernement transitoire. Elle s’est unie, puis déchirée pour conquérir le pouvoir, plongeant le pays dans une crise militaire et humanitaire sans fin. Une crise décuplée par l’intervention militaire aventureuse Tempête décisive, lancée en 2015 par Mohamed Ben Salman, MBS, le nouvel homme fort de l’Arabie saoudite, avec le soutien de son allié et mentor Mohamed Ben Zayed, des Émirats arabes unis, sous l’égide du parapluie américain, et plus discrètement français. L’agression du richissime royaume saoudien contre le pays le plus pauvre du monde arabe devait régler en quelques mois le problème des Houthis, soutenus par l’Iran, qui avaient pris le contrôle de la capitale Sanaa, en alliance avec l’ex-président déchu Saleh, dans un retournement d’alliance spectaculaire. Huit ans plus tard, le Yémen est plus divisé que jamais, et la guerre est toujours là, qui aboutit à l’impasse d’aujourd’hui.
Tempête décisive, une aventure réactionnaire…
Cette aventure yéménite de MBS s’explique autant par la volonté du nouvel homme fort saoudien d’assoir son jeune pouvoir au sein du royaume que par l’affrontement sourd qui oppose les Saoud à la République islamique d’Iran depuis la chute du Shah. Un affrontement rythmé par la guerre Iran-Irak, où le royaume saoudien a financé l’agression irakienne, ou par les affrontements entre pèlerins iraniens et police saoudienne à La Mecque en 1987. Ces tensions n’ont fait que s’aviver avec la montée en puissance du nucléaire iranien. Avec Israël, l’Arabie saoudite a dénoncé la signature de l’accord sur le nucléaire de 2015, qui laissait un volet nucléaire civil et réintroduisait le pétrole iranien sur le marché au moment où son prix s’effondrait. Sans oublier la minorité chiite en Arabie saoudite, majoritaire dans la région de Al-Hassa, principale région pétrolière saoudienne, vue comme une perpétuelle menace intérieure. Pour le royaume sunnite, protecteur des lieux saints, les printemps arabes n’étaient rien d’autre qu’une volonté iranienne de constituer, contre les sunnites, un arc chiite du Bahrein au Yémen en passant par la Syrie et l’Irak.
C’est qu’au Yémen justement, en 2014, surfant sur le mécontentement populaire, les Houthis chassent militairement de la capitale Sanaa le gouvernement de transition de Hadi, qui d’un côté fait exploser le prix du gaz pour les Yéménites, mais de l’autre le brade encore et toujours à Total. Les Houthis sont issus d’une branche particulière du chiisme, les zaydites, qui ont dominé le Yémen pendant des siècles, puis ont été marginalisés par la République puis la réunification. Plus qu’un protagoniste d’un conflit religieux – chiites contre sunnites – les Houthis représentent une minorité qui critique haut et fort l’alignement du président Saleh sur l’impérialisme américain, sous prétexte de lutte contre le terrorisme après le 11 Septembre. Un adversaire bien commode, allié de l’Iran honni par l’impérialisme américain, contre lequel Saleh envoie des bombes, mais aussi des écoles coraniques sunnites ultra-orthodoxes, comme Dar al-hadith, en plein territoire chiite, pour réactiver un conflit religieux bien peu réel au départ. Ironie de l’histoire, Saleh, comme beaucoup de membres de l’élite yéménite, est issu de la minorité zaydite ! Que ne ferait-il pas pour garder le pouvoir 33 ans et pour avoir les subventions américaines. Il irait jusqu’à s’allier avec les adversaires d’hier ! Et c’est une alliance improbable et instable entre Houthis et Saleh tout juste chassé du pouvoir, qui expulse le nouveau gouvernement de transition Hadi de Sanaa. Le gouvernement Hadi, issu du fragile compromis entre les forces qui voulaient faire rentrer la révolution dans le rang et se partager le pays, doit se réfugier à Aden, dans le sud. Il ne doit son salut qu’au soutien militaire et financier de la coalition internationale réactionnaire États-Unis - Arabie saoudite - Émirats arabes unis.
Deux coalitions fragmentées
À Sanaa, les Houthis et l’ancien président déchu Saleh, alliés d’un jour, se déchirent à nouveau. Saleh est assassiné. Les Houthis sont seuls maitres du jeu fin 2017. Au Sud, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, alliés et soutiens financier et militaire d’une coalition anti-houthis hétérogène, voient leurs protégés respectifs s’affronter à l’arme lourde. C’est que l’Arabie saoudite porte à bout de bras les milices de Hadi réfugiées à Aden. Qui ont emporté dans leurs bagages Al-Islah, le parti militaro-tribal lié aux Frères musulmans. Ces mêmes milices qui ont mené la guerre contre les sudistes lors de la tentative de sécession de 1994, qui a fait des milliers de morts dans les rangs sudistes et emporté les espoirs d’autonomie. Les Émirats arabes unis, alliés de l’Arabie saoudite, financent surtout les milices du mouvement sudiste, certes opposés aux Houthis, mais qui créent, contre les protégés des Saoudiens réfugiés à Aden, un Conseil de transition du Sud, qui va bientôt s’affronter militairement au gouvernement Hadi et à ses soutiens d’Al-Islah.
Cette cohabitation improbable a en effet réveillé les vieilles fractures nord-sud. Le nord issu de l’occupation ottomane et de la lutte contre la monarchie, avec la République arabe du Yémen. Le sud issu de l’occupation par l’impérialisme anglais du grand port d’Aden et de son arrière-pays, pour sécuriser son empire et la route des Indes. Issu aussi de l’expérience avortée de la République démocratique populaire du Yémen, qui a suivi le retrait obligé des Anglais. Cette expérience très avancée, avec éducation et santé gratuites, égalité formelle hommes femmes et positions anti-impérialistes, a été la cible de nombreuses attaques qui ont limité son développement, favorisé les fractures internes et l’ont poussée dans les bras de l’URSS. Elle a pris fin à la chute du Mur, et s’est conclue en 1990 par une réunification entièrement dominée par les élites du nord de la République arabe du Yémen.
Mais le front anti-houthis fracturé au sud se lit aussi sur fond de concurrence économique grandissante entre Saoudiens et Émiratis. MBS veut un royaume saoudien qui ne soit plus seulement une pétromonarchie. Il veut engager une transition grandiose et probablement bien peu réaliste, développer les services, le tourisme, les investissements privés étrangers, avec son projet vision 2030. Il fait pression sur les multinationales pour rapatrier leur siège à Ryad, ce qui le met inévitablement en concurrence avec Dubaï, première ville des Émirats. En 2021, Ryad met un ultimatum aux grands groupes étrangers. Plus de contrats publics après 2024 si vous ne localisez pas votre siège régional dans le royaume, qui n’accueille que 5 % des sièges internationaux contre 76 % pour les Émirats. Il faut dire que l’assassinat de Jamal Khashoggi, journaliste de cour devenu critique du pouvoir saoudien, le kidnapping de centaines de princes enfermés de longs mois au Hilton Ryad et qui en ressortent les poches délestées, la démission forcée de Saad Hariri, Premier ministre libanais, sunnite et allié de l’Occident, après son kidnapping par MBS à Ryad, ont refroidi plus d’un investisseur étranger et suscité la colère américaine.
Le tableau de la fracturation du Yémen serait incomplet, si l’on n’ajoutait pas Al-Qaida dans la Péninsule arabique, AQPA, et la branche yéménite de l’État Islamique, qui profitent des affrontements pour gagner un temps des territoires, notamment le port de Mukalla et la vallée de l’Hadramaout. Sans parler aussi des drones américains qui frappent régulièrement marchés et chefs tribaux. Une fragmentation politico-militaire à l’infini, dont la principale victime est le peuple yéménite…
Les deux camps enlisés
Après huit années de guerre, l’Arabie saoudite n’a pas vaincu les Houthis, soutenus par l’Iran, qui contrôlent les deux tiers nord du territoire. Son alliance est fracturée, le Yémen balkanisé. Le gouvernement yéménite en exil qu’il fait et qu’il défait, n’a de pouvoir que sur les chambres des hôtels de luxe qu’il occupe à Ryad. Un enlisement qui coûte cher au royaume. Pire, l’Arabie Saoudite et ses terminaux pétroliers ont été plusieurs fois la cible de drones houthis de conception iranienne, réduisant temporairement ses capacités d’exportation de pétrole, richesse essentielle qui représente 90 % des rentrées de l’État. Mohamed Ben Salman retiendra que les États-Unis n’ont pas bougé le petit doigt, quand les drones iraniens ont frappé son pays.
La guerre est ingagnable par l’Arabie saoudite, qui souhaite se recentrer sur son agenda économique, dont l’horizon radieux s’éloigne encore avec la crise covid, et dont l’actualité est de moins en moins dictée par sa relation exclusive avec les États-Unis, qui ne l’ont pas soutenu, et qui doit reprendre langue avec l’Iran pour sortir de ce bourbier. De même, les Houthis, solidement installés au nord, ne peuvent espérer conquérir la totalité du territoire yéménite. Leur échec meurtrier, avec la mort de plusieurs dizaines de milliers de combattants, dont de nombreux enfants soldats, dans la tentative de prendre le contrôle de la région pétrolière de Marib a sonné le glas de leurs espoirs.
Le Yémen a faim et soif !
La guerre aurait fait plus de 100 000 victimes civiles. Près de quatre millions de personnes ont fui les combats et les bombardements. Mais la faim, la malnutrition, la soif tuent plus surement encore que les bombardements des écoles, des hôpitaux, des marchés, des mariages, par la coalition saoudienne. L’ONU parle de 200 000 victimes civiles indirectes. Vingt-quatre millions de personnes, 80 % de la population, ont besoin d’une aide d’urgence. Un chiffre jamais atteint par aucun pays au monde. Plus de la moitié de la population ne mange pas à sa faim. 7,4 millions de personnes souffrent de malnutrition, dont 2 millions d’enfants, selon Oxfam. Le système de santé est exsangue, les rares structures sanitaires qui fonctionnent, notamment celles des ONG, sont bombardées par les avions saoudiens. Les prix explosent alors que les revenus s’effondrent. Pour asphyxier financièrement les Houthis, qui prélèvent des droits de douane et rançonnent les organisations humanitaires, l’Arabie saoudite bloque l’acheminement de l’aide humanitaire, déjà largement sous-dimensionnée par rapport aux immenses besoins. La crise humanitaire s’aggrave avec le blocus saoudien du port d’Hodeida et de l’aéroport de Sanaa. Le pays est renvoyé au 191e rang de l’indice de développement de l’ONU. Voilà le prix payé pour l’intervention de l’impérialisme et la revanche des vieilles hiérarchies militaro-tribales contre la révolution.
On retiendra la participation française à la sale guerre du Yémen. Malgré les dénégations du gouvernement français, la fuite d’une note de la direction du Renseignement militaire a confirmé les accusations portées par les ONG françaises. En pleine affaire Khashoggi, elle révélait que 48 canons Caesar fabriqué par Nexter, détenu à 100 % par l’État français, d’une portée de 42 km, étaient déployés par l’Arabie saoudite à sa frontière avec le Yémen. La livraison s’est achevée en 2018, bien après le début du conflit. Un nouveau contrat d’exportation est même signé en décembre 2018, dans le plus grand secret, pour des blindés Titus et des canons tractés 105LG. Après les États-Unis, la France est le principal pays fournisseur de la sale guerre qui martyrise et affame le Yémen.
Le Yémen a faim, mais le Yémen a aussi soif ! Dans une des régions habitées les plus sèches du monde, le réchauffement climatique diminue encore le niveau des précipitations, les transformant en rares épisodes pluvieux diluviens qui arrachent les terres arables, avec d’autant plus de facilité que les cultures en terrasse ne sont plus entretenues avec la guerre. Mais l’effondrement du système hydrique ne date pas de la guerre. Il a été aggravé par les effets conjoints des politiques d’aide des institutions internationales néolibérales et de l’ancien pouvoir central yéménite. Tous deux ont favorisé, à coups de subventions et en fermant les yeux, la multiplication anarchique des pompages d’eau en forage profond, que seuls peuvent se payer les grands propriétaires terriens. Pour produire le quat, cette plante euphorisante gourmande en eau, qui rapporte beaucoup mais pompe 40 % de l’eau agricole yéménite. Pour produire des cultures d’exportation, comme la banane ou la mangue au service des multinationales. Ces forages épuisent les aquifères, détournent l’eau des cultures villageoises de subsistance, multiplient les conflits autour de l’eau. Les puits de surface des petits paysans s’assèchent. Cela augmente encore leur dépendance aux chefs tribaux, à leurs camions-citernes qui amènent l’eau potable, dont la qualité se dégrade, à la campagne comme à la ville. En 2017, le Yémen enregistre la pire épidémie de choléra connue au monde, avec plus d’un million de cas, alors que son système de santé est effondré. Ce modèle de gestion de l’eau est insoutenable à court terme. Il pompe plus que la ressource en eau ne peut se renouveler, alors que l’eau renouvelable n’est que de 72 m3 par habitant et par an, très loin déjà des 500 m3 définis comme seuil de rareté.
Le pouvoir saoudien veut se retirer du bourbier yéménite
Sur ce champ de ruines, la révolution matée, sans espoir de victoire pour aucun des multiples camps réactionnaires, les négociations directes entre les Houthis et l’Arabie saoudite ont commencé à porter leurs fruits, sous le regard de l’envoyé spécial de l’ONU Hans Grundberg. Des prisonniers sont échangés, l’accord de cessez-le-feu d’octobre 2022 fait cesser les bombardements aériens saoudiens et les attaques de drones houthis, l’accès à l’aide humanitaire s’améliore, des discussions commencent sur le paiement des fonctionnaires houthis sur les revenus du pétrole yéménite, gérés par l’Arabie saoudite, une revendication essentielle des Houthis… Tout cela constitue un fragile espoir de paix, mais dans un pays dévasté et fragmenté par les vieilles hiérarchies et l’agression impérialiste, qui semble avoir tué l’espoir démocratique et unitaire de toute une jeunesse. Fragile espoir d’une paix pourtant indispensable à la réorganisation d’une société civile et démocratique yéménite, seule véritablement porteuse d’espoir.
Car une « victoire » des houthistes, à travers le retrait de l’ennemi saoudien, et la fin de son soutien financier et militaire aux différents fronts anti-houthistes, n’est pas synonyme de victoire de la démocratie ou du droit des femmes. Loin de là ! Les nombreux emprisonnements, assassinats, disparitions, rafales de kalachnikov dans les jambes que le pouvoir houthis a infligé à ses oppositions, les multiples affaires de corruption ou les campagnes pour une tenue décente islamique en attestent.
Mais l’horizon saoudien de retrait du Yémen ne peut se comprendre seulement à travers l’échec de son aventure militaire. Il doit être mis en relation avec les évolutions de la situation internationale, et du rôle plus autonome que MBS peut et veut y jouer. Deux événements internationaux illustrent cette nouvelle donne. Un mois avant les élections américaines de mi-mandat, l’Arabie saoudite choisit de réduire de deux millions de barils de pétrole par jour la production de l’OPEP, pour augmenter sa rente pétrolière. Cela porte un coup sévère à Biden en faisant grimper les prix du pétrole juste avant une élection difficile pour les Démocrates. Et cela donne une bouffée d’oxygène à Poutine, qui voit la rente pétrolière s’envoler malgré les sanctions contre son invasion de l’Ukraine. Alors que Biden est allé jusqu’à serrer honteusement la main de MBS à Jeddah, après avoir réclamé son isolement suite au meurtre de Khashoggi, alors que Biden a tout fait pour bloquer la résolution au Sénat de Bernie Sanders sur les pouvoirs de guerre pour limiter le soutien étatsunien à la guerre du Yémen, alors que les tribunaux américains ont accordé l’immunité au prince, Biden n’a pu compter sur le soutien de l’Arabie saoudite dans son bras de fer avec la Russie sur le pétrole.
En avril 2023, lors d’une spectaculaire rencontre en Chine, donc sous l’égide de Xi Jinping, l’Arabie saoudite et l’Iran ont rétabli leurs relations diplomatiques, rompues depuis 2016. Autre annonce fracassante, la création en Arabie saoudite d’une usine de montage de drones de fabrication chinoise. Ou la participation aux BRICS aux côtés de la Chine et de la Russie. Dans le même temps, Mohamed Ben Salman met sur la table la proposition d’établir des relations diplomatiques officielles avec Israël, en échange d’un engagement contraignant de la part des États-Unis à sa défense en cas d’agression. La volonté de MBS est clairement de se désengager du bourbier yéménite, d’avancer dans les négociations de paix avec les Houthis, sur fond de rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite, pour profiter au mieux de la rente pétrolière, quitte à mettre en difficulté le parrain américain, pour se recentrer sur son horizon 2030, en profitant d’un monde multipolaire et des tensions Chine-États-Unis pour mieux négocier une place plus autonome. Quitte là encore à froisser les États-Unis.
Frank Prouhet