Il n’est pas si facile de décrypter une décision judiciaire surtout lorsqu’elle a vocation à trancher dans un conflit dont la charge humaine, idéologique et politique est aussi élevée que celle de la guerre en cours à Gaza. La réalité des faits, des narratifs de justification, et surtout des attentes légitimes existantes imposent un contexte de tensions, d’urgence et d’espoir auquel le droit, dans ses modalités d’expression, dans ses temps de décisions et ses pratiques, a du mal à répondre. Parce qu’il n’est pas fait pour cela. Pour simplifier, on pourrait dire en l’occurrence que le droit a pour mission de trancher, hors de toute influence idéologique et politique, voire géopolitique, donc de façon la plus objective possible, dans un conflit… très politique.
Naturellement, on comprend une certaine déception palestinienne puisque le verdict du 26 janvier ne contient pas de référence ou d’exigence de cessez-le-feu comme mesure conservatoire avant un jugement sur le fond devant intervenir plus tard. Ce qui signifie que l’État d’Israël pourrait estimer qu’il est en droit de continuer la guerre… avec ses inacceptables conséquences. Et c’est bien ce qu’il fait. Nous allons voir cependant que les choses ne sont pas si simples pour Benyamin Netanyahou et son gouvernement.
Une première remarque « préventive », si l’on peut dire, est nécessaire. Toute sur-interprétation du verdict du 26 janvier (= l’ordonnance de la Cour) doit être évitée afin de sérieusement conserver la crédibilité du processus judiciaire. C’est l’intérêt de tous ceux qui sont attachés à la justice et qui veulent soutenir le peuple palestinien. Ainsi, l’absence d’une exigence de cessez-le-feu n’est en rien une « victoire » pour Israël. Ce que l’ordonnance de la CIJ montre très bien. De même, l’affirmation selon laquelle Israël doit prendre toutes les mesures pour prévenir le crime de génocide ne peut être considérée comme un appel « de facto » à un cessez-le-feu. Ce n’est pas ce que dit la Cour. Il faut prendre le verdict tel qu’il est formulé.
Si on veut que le droit produise une légitimation et une justice crédibles… il faut respecter les logiques et les processus qu’il détermine. C’est d’autant plus important, et même davantage que cela, que l’action judiciaire de l’Afrique du Sud, soutenue aujourd’hui par un bon nombre de pays appartenant à ce qu’on appelle le Sud Global, pourrait constituer une forme de renversement ou une transformation majeure du contexte politique et idéologique en démontrant, à la « face du monde », sans contestation crédible possible, à quel point Israël bafoue le droit international, le droit international humanitaire, les résolutions de l’ONU et la Charte des Nations Unies. Pour beaucoup, la chose est tellement évidente qu’elle n’est plus à démontrer. Évidemment. Mais pour des millions de personnes, Israël reste un allié des Occidentaux, c’est à dire un pays non susceptible d’être accusé du crime le plus grave parmi les crimes : le génocide. Cela dans un contexte général d’occupation, de répression et de colonisation. Il faut y être attentif.
L’ordonnance de la Cour a du sens
Alors, il est nécessaire bien lire l’ordonnance de la CIJ. Soulignons d’abord que la Cour rappelle à sa façon qu’elle ne peut indiquer des mesures conservatoires (donc avant un jugement ultérieur sur le fond) que si elle estime, en substance, la démarche sud-africaine comme légitime et fondée. Or, elle l’estime légitime en déclarant sa compétence à juger. Et elle l’estime fondée en considérant comme « plausible » les accusations portées par l’Afrique du Sud (partie IV, § 35). Il y a donc un lien logique, de connexion si l’on peut dire, entre des décisions de mesures conservatoires et un jugement sur le fond, même si cela constitue des phases juridiquement très distinctes.
L’Afrique du Sud n’a donc pas seulement « qualité à agir » en tant que signataire de la Convention sur le génocide, elle est légitimée dans son action. La Cour s’inscrit ainsi dans un processus judiciaire logique, pertinent et objectivement accusatoire même si cela n’est pas formulé ainsi. C’est un premier pas fondamental.
Il est nécessaire, ensuite, de remarquer que la Cour, en rappelant quels sont les actes prohibés par la Convention, prend acte ou constate des circonstances, des faits et des déclarations (de responsables politiques, de l’ONU, d’experts, d’ONG…) qui la conduisent donc à déclarer « plausibles » les accusations de l’Afrique du Sud vis à vis d’Israël au titre du non respect de la Convention sur le génocide. En fait, dans plusieurs parties du texte de ce verdict (en particulier les pages 15, 16, 17 et 18, mais aussi les pages 21 et 22) les constats de la Cour sont particulièrement accablants pour Israël. C’est évidement ce qui justifie pour la Cour la nécessité de l’urgence à agir par des mesures conservatoires.
Ces constats sont tellement accablants et objectivement accusateurs que si la Cour avait préconisé un cessez-le-feu, cela aurait pu être considéré (c’est mon interprétation) comme une décision sur le fond, ce que la CIJ ne peut surtout pas faire à ce stade de la procédure. Mais elle peut constater l’urgence à agir… ce qu’elle fait. Si elle veut conserver à son action la crédibilité nécessaire, la Cour doit en effet « laisser intact » le droit de chacune des parties à intervenir avant qu’elle puisse conclure sur le fond. Sinon, c’est toute la procédure aujourd’hui et demain qui pourrait être mise en cause.
Dans ses conclusions la Cour a pris 6 mesures conservatoires qui confirment ce qui précède, en particulier l’urgence à agir et la possibilité de génocide de la part d’Israël dans ses opérations militaires à Gaza. Les 3 premières mesures indiquées (adoptées par 16 voix contre 1 ou par 15 voix contre 2) touchent à cette question-là. Elles établissent que l’État d’Israël doit « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de toute action entrant dans le champ d’application de l’article II de la Convention ». On ne pouvait guère mieux exprimer l’idée qu’on se situe aujourd’hui dans la situation d’une suspicion légitime de crime de génocide.
Malgré les déclarations de Netanyahou, c’est un coup dur pour Israël et son gouvernement. Cela ne signifie pas que la Cour se prononcera ultérieurement sur le fond dans la ligne de ce premier verdict d’urgence. Il est impossible de prévoir ce qui sera décidé alors dans un contexte que l’on ne connaît pas. Mais qu’un tel jugement puisse tomber ainsi dans le contexte dramatique d’aujourd’hui constitue un fait positif à considérer comme tel.
Comment et pourquoi l’affaire de l’UNRWA est instrumentalisée
Il faut aussi souligner dans ce contexte l’importance de l’affaire des employés de l’UNRWA accusés d’avoir participé à l’opération armée du Hamas le 7 octobre. Certains pays (notamment les principales puissances contributrices) ont décidé une suspension de leur financement à ce programme humanitaire de l’ONU. C’est évidement très problématique, voire irresponsable et totalement incompréhensible dans le contexte actuel de catastrophe humanitaire pour plus de 2 millions de Palestiniens. Mais c’est aussi inadmissible dans la dimension politique que cette affaire recouvre dans la réalité. Tel Aviv, en effet, cherche manifestement à instrumentaliser ce problème pour essayer de déconsidérer l’ONU, ses organisations spécialisées et ses programmes, mais aussi sa Cour Internationale de Justice qui vient de mettre Israël en cause par son verdict du 26 janvier. En même temps, on peut noter la contradiction évidente entre la suspension de contributions financières de plusieurs États à l’UNRWA, avec la 4e mesure conservatoire de l’ordonnance de la CIJ qui concerne l’aide humanitaire requise… « de toute urgence ». Comment peut-on décider de suspendre sa contribution à une aide humanitaire d’urgence, alors que cette aide vient d’être expressément demandée… d’urgence par la Cour Internationale de Justice ? N’y-a t’il pas là une forme désinhibée de cynisme politique ?
En suspendant leur propre financement à l’UNRWA le 28 janvier, les autorités françaises se mettent elles-mêmes en contradiction avec le verdict de la Cour, mais aussi avec les valeurs de justice pourtant si souvent invoquées. Elle suit les décisions d’Israël et celles des États-Unis. Elle fait là ce qu’elle sait le mieux faire en politique étrangère. C’est déshonorant pour la France.
L’ONU a immédiatement pris des mesures administratives individuelles et a décidé des actions judiciaires contre les employés concernés (12 sur 13 000 à Gaza…), tout en appelant au maintien des conditions, en particulier financières, de l’activité humanitaire indispensable de l’UNRWA. En toute logique… Le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a appuyé cette démarche de responsabilité et de sagesse. On remarque ainsi qu’un certain nombre de pays préfèrent considérer l’ensemble de l’UNRWA et l’ensemble de ses employés comme collectivement responsables voire coupables… un peu comme Israël a considéré comme collectivement responsable l’ensemble du peuple palestinien dans les crimes du 7 octobre. C’est tout simplement ignoble.
Il s’agit en fait d’une convergence d’opportunité afin d’éviter, ou essayer d’éviter, à Israël de se voir retirer totalement l’argument et la crédibilité morale et démocratique. Évidement, lorsqu’il est question d’Israël, le droit international, la justice et les principes ont toujours du mal à s’imposer. J’explique dans mon prochain livre l’histoire longue, intéressante et problématique des relations entre Israël et l’Afrique du Sud. L’Afrique du Sud qui aujourd’hui sauve l’honneur.
Jacques Fath