PREMIERES NOTES POUR LE SEMINAIRE IIRF DE JUILLET
16 juin 2003
Bonjour à toutes et tous,
1. Sur les questions de “stratégies”, nous devions travailler à plusieurs (Christophe, Flavia, Penny, Salvatore et moi si j’ai bonne mémoire). Un travail qui devait être initié par une discussion collective à Berlin où trois d’entre nous (Christophe, Salvatore et moi) devions nous retrouver. En fait, Salvatore est parti avant que je n’arrive… et les choses en sont restées là.
Le mieux étant l’ennemi du bien, je propose que l’on échange sans plus tarder des notes sur le contenu de ce que l’on veut discuter, en les faisant directement circuler à tout le monde. Ce que je commence à faire ici.
2. Il est assez facile de construire un cycle de formation en partant, dans une large mesure, des luttes présentes et, en particulier, de l’altermondialisation. On peut ce faisant remonter aux questions de fond et théoriques, et introduire des périodes passées par comparaison. Cela présente un double avantage pédagogique : former à partir d’une expérience vécue de référence et nous forcer à mettre plus à jour nos propres exposés.
Mais cette utilité pédagogique reste limitée si l’on en profite pas pour actualiser la réflexion elle-même. Ou collectiviser les réactualisations en cours. Ou formuler plus explicitement les éléments incomplets de réactualisation. Et les débattre plus explicitement, en faisant un va-et-vient entre le fond et la politique : notre intervention. La pédagogie contemporéannisée nous conduit où ?
3. Le séminaire n’a de sens que si les « formateurs » qui ont la connaissance la plus intime de la nouvelle expérience historique constitutive en cours (dans l’altermondialisation et dans les autres luttes sociales) sont présents.
D’un côté, on est tou(te)s débordés et crevés. De l’autre, on a vraiment besoin de se parler. D’où la question : qui peut assurer sa présence ? [...]
A moins d’un mois du séminaire, il faut vérifier sa faisabilité.
Mais n’attendons pas que le point sur la présence soit effectué pour s’envoyer des notes de réflexions et des propositions. Ce qui m’amène à deux questions que je voulais aborder aujourd’hui.
J’écris au fil de la plume (ou plutôt au plan du clavier). Sans souci de l’équilibre ou de la diplomatie. Je ne fais pas de pédagogie avec vous. D’accord ?
I / CONVERGENCES SOCIALES ET SUJET(S) REVOLUTIONNAIRES
1. L’expérience contemporaine confirme, mais à un niveau qualitativement supérieur, des thèmes que nous avions formulé dans les années 1980 sur la pluralité du sujet révolutionnaire et le rôle des convergences de luttes sociales dans la dynamique globale de transformation révolutionnaire de toute la société, de l’ensemble des rapports sociaux.
C’est évident avec les résistances à la mondialisation capitaliste et l’altermondialisation. Mais cela apparaît aussi dans les combats en cours sur des questions comme les retraites et la sécu, qui apparaissent comme des « sujets de sociétés » concernant tout le monde. Ou dans la façon dont les questions agricoles sont perçues, même au Nord, comme vitales pour toutes et tous (vu leur portée pour la santé publique, l’emploi et l’environnement, l’incarnation de modèles de société opposés par l’agro-industrie d’une part et d’autre part une agriculture paysanne revalorisée).
Il faut donc tirer ce fil.
2. Que veut dire, dans ces conditions, la centralisé prolétarienne ? La réponse dépend d’abord de la question posée. Le prolétariat est le sujet central dans la remise en cause interne des rapports de production. Il ne l’est pas dans la remise en cause des rapports de genre (c’est le mouvement des femmes). Quant à la transformation révolutionnaire de toute la société, de l’ensemble des rapports sociaux, elle est d’autant plus profonde que les convergences (la pluralité du sujet révolutionnaire) sont riches.
Ces domaines sont inter-solidaires. Est-ce utile d’introduire ici une hiérarchie (le « plus important ») ? J’en doute. En revanche, l’expérience actuelle (le « peuple » réuni dans les forums sociaux) confirme que tout naturellement les segments du « peuple » qui maîtrisent l’expression et la visibilité sociale laissent peu de place aux segments les plus exploités et marginalisés. D’où une tâche constante, dans tous les mouvements comme dans le mouvement d’ensemble (y compris dans le salariat comme tel) : assurer la visibilité des plus démunis dans le concert des résistances et le poids de leurs intérêts spécifiques.
3. L’argument le plus souvent martelé sur la centralité du combat salarié, c’est qu’il pourrait seul paralyser la production et la société. C’est doublement discutable. La capacité de paralysie du salariat est très variable (voir les enseignants…). La capacité de paralysie de la population (comme telle) est immense.
J’ai évidemment en tête un modèle importé du tiers-monde. Celui de la « grève en masse », de la « grève territoriale » appelée « welgang bayan » aux Philippines (et je crois « hartal » en Inde, si ma mémoire est bonne [note : elle ne l’était pas...]). Non seulement des secteurs professionnels entrent en grève, mais la « grève » est organisée aussi sur une base territoriale. La population de la ville, par exemple, est organisée pour la lutte (ce qui est très différent d’une affirmation de solidarité avec la lutte des certains secteurs salariés).
Les liens sociaux dans une ville du tiers-monde facilitent (parfois, pas toujours quand le gigantisme l’emporte) une organisation territoriale des luttes, en plus de son organisation professionnelle. Est-ce que le problème se pose dans des pays du Nord ?
J’en ai bien l’impression. Quand l’objet de la lutte concerne des questions « collectives » comme l’avenir de l’Education nationale, les retraites ou la sécu. Et que le rapport des forces par la grève traditionnelle est insuffisant. Et que le gouvernement joue la montre et la fatigue d’une population en simple condition de solidarité. Et que bien des salariés ne peuvent pas (encore) être organisés dans la lutte sur le lieu de travail (le privé…).
La nécessité me paraît assez évidente, même pour diffuser à terme la grève dans des secteurs professionnels difficiles. Quant à la possibilité ? Est-ce que ce qui se passe à Marseille n’indique pas que cela l’est ?
Mais cela exige une révolution dans la pensée politique d’un mouvement ouvrier habitué à penser dans le seul cadre des inter-pros et de la solidarité des « autres » envers les grévistes.
4. On doit ici mettre en relation deux niveaux. Un niveau politique : comment construire un rapport des forces à la mesure des enjeux et des difficultés ? Un niveau plus profond : l’articulation des luttes, les convergences sociales, la pluralité du sujet révolutionnaire dans les sociétés d’aujourd’hui.
En poussant plus loin la réflexion sur l’évolution du rôle des syndicats au sein de la société.
5. En question aussi, dans l’expérience contemporaine, les modalités de représentation démocratique.
Il nous faut discuter plus à fond de l’expérience du mouvement altermondialisation. Le modèle de la pyramide des délégations démocratique (types les comités de grèves) reste évidemment souvent valable, mais pas ici. En effet, l’hétérogénéité, la diversité des groupes et mouvements à représenter est bien trop grande. C’est une question de fond, pas simplement une question de délais. De même, le mouvement est beaucoup trop « épais » dans sa composition pour fonctionner comme un réseau, qui lui aussi exige une certaine homogénéité des éléments composants.
D’où ce fonctionnement « ouvert », associatif, ou l’efficacité exige de « perdre » le temps nécessaire à la création du consensus (qui ne signifie pas unanimité) et à des rapports de confiance qui permettent des délégations non-formalisées mais néanmoins transparentes et responsables.
Je ne veux pas faire l’apologie de ce qui se fait ni chercher ce qui est le plus démocratique. Tout mode de fonctionnement et de représentation à ses limites et ses perversions. Perversions il y a. Simplement chercher ce qui est adéquat à quel mouvement dans quelle période et pourquoi.
Je pense, en l’état de ma réflexion, que le « mode de vie » de l’altermondialisation est lié à des données propres à la période (qui fait notamment que les alliances durable sont possible au niveau « social » entre des formations et surtout des militant.e.s qui s’opposent frontalement au niveau « politique-gouvernemental » : une situation ou se mêle intimement le très défensif et des aspirations très offensives) (voir l’introduction au document « Résistances » du dernier CI, amendé après discussion).
Mais je pense aussi que l’expérience de l’altermondialisation en la matière est probablement riche d’enseignements qui vont au-delà de cette période assez particulière et ouvrent une réflexion de fond sur la démocratie ouvrière / populaire / socialiste et ses modalités évolutives.
II / DESARMER L’ETAT ?
« Evolutive » peut servir de point d’entrée à une deuxième question que je veux aborder ici brièvement.
1. Le principal acquis « méthodologique » de notre réflexion « stratégique » (pas dans un sens étroit) des années 1980s est qu’il n’y a pas « des » tactiques et « une » stratégie reine, déterminée par des considérants sociologiques (le semi-féodal, semi-colonial et l’encerclement des villes par les campagnes pour les Maos) ou programmatique (la démocratie socialiste l’insurrection ces Conseils pour les Trots).
La définition d’une stratégie procède elle aussi d’une analyse concrète de situation concrète, sur la période dans sa complexité. Elle exige souvent une imbrication particulière de « modèles stratégiques », plutôt que le choix d’une modèle « pur ». Concrète, complexe, la stratégie est aussi évolutive.
Nous avons « ouvert » notre réflexion stratégique, et il faudrait éviter la rechute en ce domaine vers des « modèles » inexistants (comme hier le modèle de la Révolution russe – l’insurrection des Conseils— qui ignorait la guerre mondiale, le soulèvement des minorités et le point de vue paysan dans la révolution).
2. L’expérience historique actuelle nous permet de revenir sur la question du sujet révolutionnaire. Mais pas encore sur celle du désarmement de l’Etat. Or, nous sommes prévenus : la bourgeoisie continue à penser en termes de guerre civile. En Europe, Gênes est un bon indice. Mais l’un des exemples qui m’a le plus frappé, c’est la façon dont des plumes social-démocrates ont écrit en Europe de véritables lois de guerre civile en prétendant répondre au 11 septembre [2001]. A tel point que leurs projets initiaux étaient indéfendable au Parlement européen. Les sommets sociaux-démocrates étaient une nouvelle fois les lieutenants de la bourgeoisie dans la société (maintenant que les bons élèves de l’ENA éprouvent de plus en plus de mal à l’être « dans » le mouvement ouvrier).
On peut donc relancer notre réflexion stratégique, mais avec un point aveugle.
Il faudrait quand même essayer d’approcher à nouveau ce point aveugle. En reprenant cette question « méthodologique » (une réflexion ouverte, des stratégies concrètes et évolutives…). Mais en partant aussi à la recherche d’indices sur les réponses présentes. A mon avis, on va retomber sur l’un des points précédent : la « mobilisation en masse », « profesionnalo-territoriale » qui crée les rapports de forces les plus favorables. Qui délégitiment au fond les pouvoirs établis. Qui redonnera clairement à une contre-violence son caractère d’auto-défense. C’est à dire sa légitimité d’en bas.
Je ne propose pas de précipiter les expérimentations ! On n’est pas le moteur de la violence. Ce sont eux (et on ne maîtrise pas leur calendrier). Simplement de ré-initier une réflexion. En étudiant un éventail de situations, des Philippines à l’Europe.
Voilà deux thèmes. Avec des éléments de réflexion jetés en pâture.
A vous d’en jeter d’autres. Et de rebondir sur ceux-ci.
Si vous le voulez bien.
Pierre
SECONDE NOTE POUR LE SEMINAIRE IIRF DE JUILLET
10 juillet 2003 (notes complétées)
Rebonjour à toutes et tous,
Je voudrais, dans cette deuxième note pour notre séminaire, reprendre un « point d’entrée » déjà mentionné dans la première. Penser une école à l’époque de la mondialisation capitaliste n’est pas seulement affaire de pédagogie (partir de l’expérience contemporaine, vécue), mais aussi de fond. On est à la recherche de ce qu’il y a de neuf.
Mais le neuf, c’est aussi l’inachevé. C’est-à-dire du « neuf » ou du « repensé » dans les années 80 et 90 et dont il apparaît aujourd’hui que nous n’avons pas tiré toutes les implications (étant donné, évidemment, qu’il y a aussi du « neuf » qui peut tout simplement s’avérer de l’erroné).
C’est pourquoi je pense qu’il serait utile (et pas « passéiste ») de discuter de l’apport de l’école durant ses deux premières périodes (1982-1993 et 1993 à aujourd’hui), pour le réinvestir (de façon critique) plus collectivement et consciemment. En se laissant questionner. C’est l’une des choses qui me paraît essentielle : se laisser questionner.
Je ne peux qu’aborder la première période (82-93), et encore de façon partielle, assez personnelle. Je vais le commencer ici. Le commencer seulement et, une nouvelle fois, en écrivant au fil du clavier. Rapidement. Sinon, je n’aurais jamais le temps de le faire. Veuillez bien en tenir compte.
Il y a plusieurs points de départ possibles. Je choisis ici celui des « contradictions motrices ».
Les « contradictions motrices »
L’action politique se fait à partir de réalités concrètes où tous types de contradictions se nouent, où ce qui apparaissait hier « secondaire » peut devenir « principal ». Je n’offre donc pas ici une hiérarchie de ce qui serait éternellement, chaque moment, le plus important pour l’action politique.
Mais la notion de « contradictions motrices » me paraît très utile ; à savoir parmi l’infinité des contradictions propres à une société, celles autour desquelles s’articulent la transformation révolutionnaire de cette société. Celles qui permettent de donner dans la durée leur dynamique révolutionnaire à la multitude des contradictions susceptibles d’ouvrir des éléments de crise et de remise en question de l’ordre établi, sur tous les plans, sur tous les champs sociaux.
Trois d’entre elles me paraissent assez simples à localiser :
1. La contradiction de classe.
2. La contradiction de genre.
3. La contradiction écologique (dans le rapport des sociétés humaines à leur environnement naturel, à l’échelle maintenant de la biosphère). (Cette contradiction n’était peut-être « motrice » que localement dans le passé. Elle l’est généralement aujourd’hui).
J’aurai tendance à en introduire une quatrième, mais je crains d’en faire un fourre-tout :
4. La contradiction démocratique.
Avec une double dimension : l’exigence démocratique à l’heure où la démocratie bourgeoise se vide de sa substance et le combat contre les oppressions (autre que de genre). D’où l’impression inquiétante de fourre-tout (sexualité, question nationale...). Mais à l’heure de la mondialisation capitaliste, j’ai l’impression que cette « contradiction démocratique » devient bien plus centrale que dans la période précédente.
Ces contradictions opèrent au sein d’une même société et s’emboîtent. Comme on dit, la « diagonale de classe » traverse toutes les autres contradictions, travaillées par les polarités sociales jusqu’en leur propre sein. D’où l’universalité de la question de classe dans une société de classes. Ce qui explique bien des polarités politiques au sein des mouvements femmes, écologiques ou démocratiques. Et qui fonde la possibilité/nécessité (pour nous) d’un point de vue « révolutionnaire-prolétarien » pour répondre à ces polarités. D’agir pour que dans tous ces mouvements, les intérêts des plus opprimé(e)s et exploité(e)s soient prioritairement pris en compte.
Notons cependant que la réciproque est généralement vraie : la « diagonale de genre » et la « diagonale écologique » traversent les autres contradictions, y compris la contradiction de classe. Ce qui fonde aussi la possibilité/nécessité (pour nous) d’un point de vue « féministe, écologiste, démocratique » y compris dans la contradiction de classe. Retour donc à l’une des questions soulevées dans mes premières notes : est-ce vraiment utile de « hiérarchiser » en ce domaine ?
La contradiction écologique
La contradiction écologique est la dernière que nous avons prise en compte sur le fond, autrement que de façon militante (cela fait longtemps que l’on est investi dans des luttes écologistes). Or, on sait qu’il faut très longtemps pour percevoir toutes (?) les implications d’une telle prise en compte (voir la contradiction de genre…). On est ici encore loin du compte, malgré des avancées importantes.
La question écologique présente une particularité : elle n’opère pas seulement au sein de la société. Ce qui constitue le coup de grâce donné aux conceptions réductionnistes du marxisme (vraiment pas moyen de ramener la contradiction écologique à la contradiction de classe, considérée comme seule référence) ; ainsi qu’aux conception linéaires de l’histoire et au scientisme.
La critique de la conception linéaire de l’histoire a été l’un des fils conducteurs de l’école d’Amsterdam. Et pourtant, il reste encore beaucoup à assimiler en ce domaine (critique des technologies, critique des conceptions dominantes en ce qui concerne la « modernité » des structures sociales, etc.). Voir à ce sujet le plus récent de mes articles « écologie ».
On ne peut pas se contenter ici de répéter « l’acquis » des écoles antérieures. Il faut encore défricher.
La contradiction de classe
Il y a un premier piège dans la formule : il y a plus de deux classes dans une société, ce qu’elle occulte. Il y a un deuxième piège : dans les sociétés où le prolétariat est largement majoritaire (70-80% de la population ?), il est aussi très hétérogène. Dans un pays du tiers-monde « type », le prolétariat est très hétérogène parce que toute la « formation sociale concrète » est complexe et que bien des rapports sociaux concrets sont « à mi-chemin » (de la paysannerie et du prolétariat rural, etc.). En s’élargissant, dans des pays capitalistes développés types (comme la France), le prolétariat s’hétérogénéise aussi, produits de processus longs (la « prolétarisation » des ingénieurs, etc.) porteurs de consciences diversifiées. Un professeur d’université n’est pas vraiment un prolétaire au même titre qu’une institutrice (le balancement de genre est voulu).
Je voudrais seulement ici dire un mot des critiques convergentes que m’ont adressé Penny, Peter et Susanne, après l’envoi de ma première note.
Je ne tire pas un trait d’égalité entre salariés et prolétariat. D’abord parce que tous les salariés ne sont pas des prolétaires vu la nature de leur salaire et/ou de leur fonction (répressive…) dans la société (officier militaire de carrière, flics, encadrement de commandement dans l’entreprise, etc.). Ensuite parce qu’il englobe des non-salariés, au-delà des chômeurs (traditionnellement considérés, eux, comme des salariés entre-emplois) : par exemple, comme dit Penny, les « housewives of working-class families ».
Par ailleurs, quand je dis qu’il nous faut en permanence lutter dans les mouvements pour assurer la visibilité et les intérêts des plus démunis, je ne pense pas seulement à des non-salariés (sans-logement, etc) (voir remarque de Peter). Dans un pays comme la France, les « cols bleus » (qui sont souvent des ouvrières) sont devenus invisibles, il faut des grèves dures pour que l’on réalise qu’ils existent encore bel et bien. Or, il n’y a pas ici seulement le reflet de l’idéologie dominante de classe, mais aussi le reflet idéologique des polarités sociales au sein même du prolétariat : les couches mieux payées et maîtrisant mieux la communication font souvent naturellement disparaître du paysage les autres.
Enfin (Susanne), une « grève territoriale » inclut la grève sur les lieux de production. C’est une grève générale avec en plus une organisation directe dans la lutte de toutes les couches populaires (et au-delà). On ne fait pas mieux pour bloquer l’activité économique ! En sus du fait d’impliquer le plus grand nombre dans la lutte. Elle a conscience d’être une “mobilisation populaire”, d’opposer “le peuple” aux possédants et gouvernants. Ce qui semble, ma foi, d’actualité.
La citation de 1979 reprise par Penny parle de “fusionner” les objectifs et revendications du mouvement femmes avec le combat de la classe ouvrière. Une “fusion” présuppose un long processus de “convergences” et c’est ce dont je parle. Cette “fusion” risque de rester imparfaite, fragile. D’où le rôle propre du mouvement femme dans la longue durée.
La contradiction de genre à une très longue histoire qui lui est propre, même si (dans les sociétés de classe) elle est reconditionnée à chaque étape par la contradiction de classe. Et lorsque l’on discute du “sujet révolutionnaire”, on se réfère à des mouvements (dans toute la variété de sens du mot mouvement) et à des consciences. Or, aujourd’hui, “l’identité prolétarienne” ou l’identification avec le mouvement ouvrier ne me semble pas avoir le même pouvoir d’attraction qu’en d’autres périodes (au Vietnam, dans les années 30, la petite bourgeoisie nationaliste votait massivement pour les “candidats ouvriers” de La Lutte — le front uni entre PCI et une aile trotskiste !).
Le fait que le prolétariat soit largement majoritaire ne résout pas le problème. La distinction entre classe “en soi” et classe “pour soi” est probablement utile ici. Bien des mouvements à la composition sociale largement prolétarienne ne se perçoivent pas dans ses termes.
Il me semble plutôt y avoir une rencontre entre “celles et ceux d’en bas”, face à “ceux d’en haut”, le sentiment d’être ensemble, de s’affirmer comme le “peuple rassemblé”. Qu’est-ce qui est durable dans ce processus et qu’est-ce qui est plus conjoncturel ? C’est difficile à dire. Mais cela mérite d’être réfléchi.
Soit dit en passant, je ne suis pas certain que la distinction faite par Sergio Rodriguez entre le “sujet révolutionnaire pratico-politique” susceptible de faire la révolution et le “sujet révolutionnaire théorético-politique”, capable de penser le projet social en se projetant (mentalement) APRES la révolution soit pertinente. Pourquoi le mouvement social (salariés, paysans…) ne penseraient-il pas le projet de société ? Et pourquoi les composantes socialement plus minoritaires des mobilisations ne contribueraient-elles pas, dans un mouvement de convergence dynamique, à « faire » la révolution ? Dans la transformation révolutionnaire d’une société, le lien est très fort entre les luttes et mouvements qui préparent/assurent la révolution et ceux qui engagent/mènent la transition.
Stratégie quand tu nous tiens
Durant mes dix années d’école, je me suis plus d’une fois surpris en train de répéter des formules “programmatiques” toutes faites, en parfaite contradiction avec le contenu politique des exposés que je présentais. Ce fut notamment le cas sur la question de la stratégie avec des glissements successifs : “des tactiques, une stratégie”, “des stratégies de prise du pouvoir, une stratégie de la transition”, avant de renoncer à ces restrictions.
Alors Claude m’a fait nostalgiquement sourire en écrivant : “Les fondements programmatiques de l’école : - du modèle russe de la crise révolutionnaire pour les pays industrialisés (grève générale, auto-organisation, ruptures au sein de l’armée bourgeoise...)”.
Il n’y a (évidemment ?) pas de “modèle” russe pour les pays industrialisés. Pour une raison particulière et pour une raison générale. La raison particulière, c’est que la Russie était beaucoup trop différente d’un pays industrialisé pour servir de modèle, si modèle il pouvait y avoir. La raison générale, c’est qu’une révolution donnée est trop concrète pour offrir un modèle. Enseignements oui, modèle non.
La rupture au sein de l’armée bourgeoise est d’abord le fait des défaites russes dans la guerre mondiale. Puis d’une convergence de soulèvements (ouvriers-urbains mais aussi soldats, paysans et nationaux). C’est d’ailleurs pourquoi, dans le mouvement communiste international de l’époque, on avait tendance à croire qu’une guerre mondiale était la condition nécessaire d’une révolution (le “modèle” russe, précisément). Comment, sinon, désarmer d’un mouvement l’Etat bourgeois et armer le peuple ?
Les “modèles stratégiques” sont des abstractions utiles (de la grève générale à l’insurrection en masse, la guerre révolutionnaire prolongée...), qui aident à interpréter l’expérience et à réfléchir à la question. Mais les stratégies concrètes combinent de façon spécifique des éléments de plusieurs modèles. Et évoluent.
L’« empirisme conscient »
En nul domaine, on ne peut passer directement de la théorie à la politique (comme si la seconde pouvait être « logiquement déduite » de la première). La médiation de l’analyse concrète est indispensable. D’où l’importance de la notion « d’empirisme conscient » progressivement utilisée durant les années 80s.
Une notion qui marquait aussi une rupture par rapport à une certaine tradition dans notre mouvement qui -disons pour faire court- déduisait une politique d’un pronostic. Le cas type du genre était l’entrisme français dans le PCF déduit du pronostic de la guerre qui vient, alors qu’aucune des tendances annoncées n’avaient commencé à se manifester (dont la crise au sein du PCF). La guerre (mondiale) [...] n’est finalement pas venue… La génération militante des années 60-70 a été très marquée par cette tradition.
L’important n’est pas de « prévoir » ce qui n’existe pas encore (on se trompe en général), mais de percevoir le « neuf », les tendances nouvelles, aussi tôt qu’il s’exprime. Ce qui exige une attention ouverte et une perception militante (« l’empirisme ») et de solides fondements théoriques pour interpréter la réalité (« conscient »).
Pour conclure cette partie, je pense donc qu’il serait bon de revenir sur ce que chacun(e) d’entre nous voudrais réutiliser des deux périodes antérieures de l’école, comme, pour moi : la centralité de “l’analyse concrète de situations concrètes”, la notion de “stratégies concrètes et évolutives”, la critique inachevée de la conception linéaire de l’histoire et ses implications (quelle modernité ?), la notion « d’histoire ouverte » et de “contradictions motrices”, l’importance de la notion de “formation sociale concrète”, « l’empirisme conscient », etc. (la liste n’est pas limitative).
Bien entendu, le vocabulaire employé ici peut être fort « étranger », bizarre, pour beaucoup. On peut le mettre à jour. Mais au fond, je crois que toutes ces notions méritent toujours d’être mises en œuvre.
A l’heure de la mondialisation
J’aime en général bien la façon dont Claude aborde le problème : comment repenser l’école ? En particulier la page 8 (même si je pense qu’il nous reste un peu plus de programme et d’horizon stratégique qu’il ne conclut lapidairement). Notamment quand il dit (à cette page ?) qu’il est important de reposer explicitement des problèmes, même si on ne peut encore y répondre.
Je dois aussi remercier Claude de me protéger de l’accusation de “négrisme”. Je risque bien peu d’être sous-influence, n’ayant pas lu Negri (tout simplement parce que je n’ai pas le temps de lire) et ne rencontrant pas de négristes dans ma vie politique quotidienne. Mais être un négriste spontané est peut-être encore plus grave qu’être sous influence.
Une remarque cependant sur la façon d’introduire la mondialisation. Elle me paraît trop uniquement économique (même avec des références aux impacts sociaux et politiques).
La mondialisation capitaliste n’est pas seulement un “nouveau mode d’accumulation”, un “nouvel ordre productif”. C’est aussi un nouveau mode de domination, tant sur le plan international que, tendanciellement, sur le plan national. Et cet aspect des choses est trop négligé (même si le versant militaire de la mondialisation commence à être traité plus systématiquement). C’est notamment cette question qui constitue l’un des fils conducteurs de la résolution du CEI sur les résistances à la mondialisation.
On abordera probablement cette question dans la discussion sur l’Etat. Mais elle me paraît essentielle. Le nouveau mode d’accumulation peut peut-être marcher (au prix de violentes crises). Mais je ne vois pas comment le nouveau mode de domination peut se stabiliser (si ce n’est sur fond de défaite absolue) tant il ignore le problème de sa propre légitimité, de sa légitimisation (sociale ou démocratique). Tant il ignore l’importance du politique.
C’est parce que la mondialisation capitaliste à cette dimension globale qu’elle peut servir de fil conducteur à une formation d’ensemble, et non pas seulement de fil conducteur au cycle économico-social.
Et le parti dans tout cela ?
Le rôle changeant du parti (révolutionnaire) est probablement l’une des questions sur lesquelles il est aujourd’hui le plus difficile de conclure. La question se pose aujourd’hui dans des termes très différents suivant les pays (zones géopolitiques). Et la « photographie » de la situation conduit à des conclusions absurdes. Par exemple, en France (et pays similaires), le rôle du parti (même révolutionnaire) apparaît réduit au champ politique-électoral (projection du programme via l’élection) alors même que les possibilités d’obtenir des élu(e)s deviennent toujours plus aléatoires pour les « petits » partis (durcissement des lois) et que le pouvoir réel des enceintes électorales ne cesse de se réduire.
La « photographie » donne au parti militant deux rôle : celui de réseau de cadres dans les mouvements sociaux et citoyens, qui peut jouer un rôle fort utile mais « politiquement » invisible (c’est le cas pour la LCR), et celui de « vrai » parti, visible, sur le champ politique-électoral (les campagnes électorales étant le moment ou le parti recrute).
Heureusement, la Ligue a recommencé à recruter aussi en période de luttes non-électorales.
Cette photographie tient à mon sens à une période très particulière, ou l’horizon stratégique n’est que très diffus. Elle changera avec le changement de dynamique des luttes, quand l’ensemble des questions stratégiques fera à nouveau partie des débats politiques. La diversités des partis (reflétant des choix stratégiques différents) pourra à nouveau être perçue comme un moyen de préserver l’unité du mouvements social (en l’absence des partis, ce sera le mouvement social lui-même qui devra se diviser autour des choix stratégiques).
Je ne crois pas pour autant nous reviendrons à la situation d’antan où « le parti » était perçu par beaucoup (même si pas par toutes et tous) comme la « clef de voûte » de l’ensemble, le lieu privilégié de l’élaboration stratégique, « le guide ». Je ne parle pas ici des staliniens, mais de nous-mêmes.
Plus visiblement que par le passé, l’élaboration stratégique provient de bien des sources (c’était déjà visible dans le temps avec les questions de genre ou d’écologie politique). Il me semble que des rapports plus « coopératifs » et « égalitaires » se forment, au-delà de l’anti-partisme nourri par la succession des trahisons post-victoires électorales (l’affaire du PT et de Lula ne va pas aider en la matière).
Il y a à la fois beaucoup de matière et beaucoup de spéculation pour la réflexion sur le rôle à venir du parti (révolutionnaire). D’ailleurs, ce rôle n’est pas le même suivant la forme que prennent la crise révolutionnaire et les luttes révolutionnaires. C’est dans tous les cas un « parti de combat », un parti militant de masse, mais quel parti de combat dans quel combat ?
On retrouve une question précédente : on ne sait pas ce que seront les crises révolutionnaires de demain dans leurs variétés, ni que sera le cheminement des luttes révolutionnaires. Mais il est bon d’amorcer une réflexion « en continue », en ce domaine aussi.
Le reste sera pour une troisième série de notes.
Si elle est jamais écrite. (1)
Pierre
1. Elle ne semble pas l’avoir été...