Le principal argument avancé par les opposant.es à l’accord d’otages est que les prisonniers de sécurité qui y seront libérés seront responsables d’attaques à l’avenir et que le nombre d’Israélien.nes qui y seront tués sera supérieur au nombre des otages dont la vie sera sauvée. Dans cette affaire, on peut même s’appuyer sur Moïse Maïmonide, qui affirme que « On ne rachète pas les captifs pour plus que leur valeur » (Mishné Torah). La preuve décisive présentée par les opposants à l’accord d’otages est que Yahya Sinwar, le cerveau et planificateur de l’attaque du 7 octobre, a été libéré dans l’accord de la libération de [Guilad] Schalit, [en 2011 – E.]. Or, cet argument repose sur des hypothèses erronées quant à la nature du conflit et à la nature des processus historiques.
Le débat sur l’importance de l’individu dans l’histoire est aussi long que l’histoire elle-même. La montée du nationalisme en Europe aurait-elle eu lieu sans Napoléon Bonaparte ? L’Holocauste aurait-il eu lieu sans Adolf Hitler et, à l’inverse, l’État d’Israël aurait-il été créé sans David Ben Gourion ? Une personne seule - un leader, un penseur ou un scientifique - est-elle un pionnier qui change le cours de l’histoire, ou représente-t-elle l’air du temps, un exécuteur de forces sociales, environnementales et politiques plus grandes que lui ?
L’historien français Fernand Braudel a comparé l’histoire humaine aux courants marins et a écrit qu’elle se divise également entre les courants de profondeur, les vagues et l’écume à la surface de l’eau. Les courants des profondeurs représentent le système environnemental, la démographie, la géographie, l’écologie, le développement agricole et industriel et les révolutions théologiques et scientifiques. C’est la « longue durée » de l’histoire humaine. Les vagues simulent l’histoire sociale, tandis que l’écume exprime les événements éphémères et les individus qui y agissent. Dans les médias et le discours public, il y a une nette tendance à se concentrer sur l’écume et à magnifier l’influence des individus, comme si son pouvoir était supérieur à celui des facteurs structurels. Toute la vision de l’histoire se résume dans les actions d’un chef d’État ou d’un leader d’un mouvement fondamentaliste, comme s’il n’existait pas d’idéologie théologique et nationale ou de réalité démographique et géographique qui dicte le cours de l’histoire pour des décennies durant.
Ces perceptions doivent également être prises en compte lors de l’observation des événements du 7 octobre. L’attaque aurait-elle eu lieu sans le leadership de Sinwar ? Si la réponse est négative, est-il possible d’attribuer le sang versé ce jour-là et depuis lors à la décision de libérer Sinwar dans le cadre de l’accord Schalit ? Peut-être que l’attaque est le résultat de facteurs profonds au sein de la société palestinienne à Gaza, qui ont exhorté les habitants de la bande de Gaza à lancer l’attaque meurtrière de l’autre côté de la frontière ?
Une règle non écrite stipule que le rôle de l’historien n’est pas de se demander ce qui se serait passé si. Si Sinwar n’avait pas été libéré de prison, si Hitler avait été admis dans une école d’art et si Ben Gourion avait immigré à New York. Cette limitation ne s’applique pas aux orateur.es de droite et aux opposant.es à l’accord. Ils sont convaincus que si Sinwar était resté en prison, une autre personne, plus modérée, aurait été à la tête des dirigeants de Gaza, l’attaque d’octobre n’aurait pas eu lieu, les habitants de Gaza auraient accepté leur situation avec résignation et il y aurait eu la paix entre Gaza et la zone israélienne aux alentours de Gaza. De là, le chemin est court pour conclure que si nous libérons aujourd’hui le Sinwar de demain, nous nous attirerons un futur désastre.
Ceux qui estiment que l’entière responsabilité incombe à un démon nommé Sinwar ignorent les conditions humaines qu’Israël a créées à Gaza.
Mais cette hypothèse se concentre sur l’écume à la surface de l’eau et réduit le nationalisme palestinien, l’islam politique et les désirs de 2,4 millions de Gazaouis à la personnalité d’un seul individu. C’est cette approche qui a conduit à la politique des assassinat ciblés. À la base se trouvait l’hypothèse selon laquelle la violence palestinienne est le résultat de la personnalité d’une seule personne et que si nous éliminons la tête du serpent, le problème sera résolu. Cette politique a été pratiquée pendant longtemps, même s’il est apparu à chaque fois que l’élimination de hauts cadres n’avait pas provoqué l’effondrement du mouvement qu’ils dirigeaient. Les places des cadres tuées ont été prises par d’autres cadres, et les suivants étaient souvent plus compétents et meurtriers que leurs prédécesseurs.
Réduire l’énorme problème de la bande de Gaza à la personnalité et au talent de Sinwar libère également les dirigeants israéliens, et Benjamin Netanyahu en particulier, de toute responsabilité. Parce que ceux qui soutiennent que l’entière responsabilité incombe à un démon nommé Sinwar ignorent les conditions humaines qu’Israël a créées à Gaza, ou les politiques qui ont renforcé le Hamas et opprimé ses opposants modérés. Et le pire de tout : cette perception superficielle de la réalité est l’excuse parfaite pour Netanyahu et ses porte-paroles pour bloquer un accord visant à libérer les personnes enlevées. Si une seule personne, un super-vilain à la Hollywood, est responsable de la mort de 1 500 civils et soldats, libérer des centaines de méchants entraînera ensuite un bain de sang, n’est-ce pas ?
Le terrorisme, la violence et les souffrances qui sont le lot des deux peuples proviennent de processus complexes et à long terme et de mauvaises décisions prises par les dirigeants israéliens et palestiniens au fil des années et des décennies. Personne ne sait ce qui se serait passé si Sinwar n’avait pas été libéré de prison et personne ne sait combien de sang sera versé en raison de la libération des prisonniers dans le cadre d’un accord visant à sauver les kidnappé.es. Au milieu de cette incertitude, il existe un fait certain et solide : il est encore possible de sauver la vie de plus de 100 personnes enlevées.
Nir Hasson et Oded Steinberg