Malgré les demandes légitimes qui lui furent faites de s’en abstenir, Marine Le Pen était présente lors de la panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian. Interrogée par France Télévision sur l’apport des étrangers à la Résistance, elle eut les propos suivants : « Vous savez, j’ai évidemment quelques liens familiaux avec la Légion étrangère, donc que des étrangers soient venus tout au long de notre histoire se battre pour défendre notre pays est une évidence ». Message crypté à l’intention du noyau dur militant du FN/RN, l’allusion fut sans doute incompréhensible au plus grand nombre.
Or il s’agissait bel et bien là de l’une de ces provocations dont est coutumière la famille Le Pen et qui montre une continuité entre le FN de son père et son RN. Une provocation particulièrement odieuse, puisque Marine Le Pen établissait ainsi un parallèle entre l’action de la Résistance étrangère, communiste et internationaliste, incarnée par Manouchian et la courte mais sanglante carrière de son père Jean-Marie Le Pen lors des guerres coloniales en Indochine puis en Algérie. Une provocation à laquelle elle s’est peut-être crue autorisée par le choix présidentiel de faire porter, tout au long de la cérémonie commémorative entre la place du Luxembourg et le Panthéon, les cercueils de Missak et Mélinée Manouchian, non pas par des militants partageant leur idéal internationaliste et leur adhésion aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais par les légionnaires en uniforme. Pourtant, des étrangers originaires de toute l’Europe comme aussi des hommes venus du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et d’Indochine ont participé à la Résistance française.
Illustration SARAH MEYSSONNIER | Crédits : REUTERS
Comme l’a rappelé dans un livre récent l’historien Fabrice Riceputi (1), Le Pen s’engagea en effet à deux reprises, en 1954 et 1955 puis en 1956-1957 dans un régiment « étranger parachutiste », composé de légionnaires, nommé 1er BEP en Indochine puis 1er REP en Algérie. Un épisode aussi éloigné que possible de celui de l’action des FTP-MOI pour la liberté des peuples occupés à disposer d’eux-mêmes, puisqu’il s’agissait de réprimer par la terreur l’aspiration des peuples vietnamien et algérien à la même liberté et à la même indépendance nationale que celle pour laquelle la Résistance française a lutté. Y compris en pratiquant des disparitions forcées, la torture et des exécutions extra-judiciaires, ce que fit le lieutenant Jean-Marie Le Pen lors de son séjour à Alger au premier trimestre 1957.
Pour ne rappeler que l’un des épisodes sanglants de son activité, dans la nuit du 1er au 2 mars 1957, il fit irruption dans la maison de la Casbah de la famille Moulay, y tortura le père, Ahmed Moulay, qui mourut au cours du supplice et dont la mort fut maquillée en « règlement de compte entre fellaghas ». Le jeune Mohamed Moulay découvrit ensuite un objet oublié par Le Pen : un poignard des Jeunesses hitlériennes dont la lame était gravée au nom de « JM Le Pen 1er REP ». On peut raisonnablement faire l’hypothèse que cette relique lui avait été offerte par l’un des nombreux légionnaires allemands : 30 000 prisonniers allemands furent en effet incorporés dans la Légion étrangère française après la défaite nazie. Tous les légionnaires allemands n’étaient pas nazis, il y eut des antinazis, parfois engagés dès 1940 qui ont combattu avec la France Libre ou après la défaite de l’armée Rommel, et même des déserteurs qui ont rejoint les maquis du FLN-ALN ; et certaines victimes de la torture ont indiqué que les légionnaires allemands qui avaient relevé les légionnaires français commandés par le lieutenant Maurice Schmitt, étaient moins cruels et violents qu’eux (2). Mais un nombre important – 3 à 4 000 – étaient d’anciens de la Waffen SS (3). Le Pen les côtoya parmi les « paras » en Indochine, à Suez, puis en Algérie. Il fréquenta en particulier l’un d’entre eux, Fritz Feldmeyer, ancien de la Waffen SS et bourreau à tout faire de la villa Sésini à Alger, cette véritable usine à supplices qui était le poste de commandement du 1er REP, son régiment.
Illustration RAPHAEL DALLAPORTA POUR LE MONDE
Marine Le Pen n’est pas seule en cause dans ce curieux mélange des genres, pour ne pas dire dans ce détournement mémoriel opéré lors de l’hommage à Manouchian. L’idée de faire porter les cercueils de ces deux résistants par des légionnaires à képi blanc apparaît comme une perche tendue à Marine Le Pen malgré les déclarations faites peu avant par Emmanuel Macron au quotidien l’Humanité affirmant ne pas souhaiter sa présence. Il eut été véritablement fidèle à leur engagement et autrement chargé de signification et d’émotion de les faire porter par des travailleurs venus d’ailleurs vivant dans notre pays, des personnes arrivées comme eux lors des immigrations successives qui ont construit la France. En choisissant au contraire de faire porter leurs dépouilles par des soldats de la Légion étrangère, Emmanuel Macron a, tout en feignant de rendre hommage aux communistes et sans que Fabien Roussel ne perçoive le piège, rendu possible la provocation de Marine Le Pen sous la voute du Panthéon de la République. Alors que cette panthéonisation est fondamentalement une victoire des antiracistes et des défenseurs des droits de l’homme, il a eu le front, peu après le vote de la loi sur l’immigration adoptée avec le soutien du FN/RN, de chercher à lui offrir une nouvelle victoire idéologique.
Gilles Manceron, Fabrice Riceputi, Alain Ruscio
Notes
(1) Fabrice Riceputi, Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, Le passager clandestin/Mediapart, 2024
(2) Voir le témoignage d’Huguette Akache-Timsit, torturée à l’école Sarrouy d’Alger à l’été 1957, publié sous le pseudonyme d’Esmeralda, Un été en enfer, Bararie à la française. Témoignage sur la généralisation de la torture, Algérie, 1957. Exils, 2004.
(3) Pierre Thoumelin, L’Ennemi utile 1946-1954 : des vétérans de la Wehrmacht et de la Waffen-SS dans les rangs de la Légion étrangère en Indochine, Fareham, Schneinder Text, 2013.