Peu à peu, elle a pris sa place dans les mobilisations incontournables. Ce 8 mars, comme depuis plusieurs années, la journée internationale des droits des femmes donnera lieu un peu partout en France à des manifestations et à une grève féministes. L’histoire récente de ce rendez-vous − lancé au niveau mondial en 2017 par des militantes argentines − ne doit pas faire oublier la place des femmes au cœur des contestations sociales et populaires des XXe et XXIe siècles.
C’est ce que s’attache à rappeler l’historienne Fanny Gallot dans le livre qu’elle vient de publier, Mobilisées ! Une histoire féministe des contestations populaires (Le Seuil), en faisant revivre les débats qui ont fait se croiser les luttes des femmes et le mouvement social dès avant la Première Guerre mondiale. En montrant, aussi, comment la nouvelle vague mondiale du féminisme réactive ses débats. À cette occasion, elle insiste sur la division sexuée du travail militant et sur le concept, crucial à ses yeux, de travail reproductif. Entretien.
Manifestation dans le cadre de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2023 à Toulouse (Haute-Garonne). © Photo Lilian Cazabet / Hans Lucas via AFP
Mediapart : Dans le conflit social chez Vertbaudet au printemps 2023, les commentaires ont souligné, presque avec étonnement, le rôle prédominant des femmes dans la grève. Mais à vous lire, ce qui est étonnant, c’est que cette place surprenne : cela fait plus d’un siècle que des femmes sont impliquées dans les mouvements sociaux.
Fanny Gallot : On a vu cette surprise au moment de la grève chez Vertbaudet, mais la première fois que je l’ai vraiment soulignée, c’est au moment de l’émergence des « gilets jaunes », fin 2018. Il y a l’idée que si les femmes se mobilisent, cela veut dire que c’est très grave, parce que cela n’arriverait que très rarement. Cela peut d’ailleurs aussi créer une forme d’élan, de popularité.
Mais, même si c’est peut-être moins vrai ces dernières années, ce qui est vraiment étonnant, c’est qu’on oublie les femmes. Leur présence dans les conflits sociaux est très régulière depuis longtemps, mais elle est rapidement oubliée après les mobilisations. Justement parce que cela sort de la manière dont la société s’envisage : pour les femmes en lutte, il existe un perpétuel déni d’antériorité. Je reprends cette analyse à Delphine Naudier, une sociologue qui a travaillé sur les écrivaines, et je l’ai d’ailleurs déjà évoquée en 2019 dans l’émission de Mediapart « Les Détricoteuses ».
Comment expliquez-vous que cette mémoire soit toujours effacée ?
Un des éléments d’explication me paraît être qu’une mobilisation des femmes est encore vue comme une transgression. C’est ainsi qu’est vécu le fait que les femmes sortent de l’espace privé, du domestique, où on les a assignées au cours de l’histoire.
Sortir, aller dans la rue, faire grève, manifester, être présentes et visibles dans l’espace public, faire de la politique, aussi, c’est une transgression. Cela correspond également à la longue histoire de l’absence de droit de vote et au fait que la politique est restée longtemps un monde masculin, duquel les femmes étaient exclues.
Quelles formes ont pris les participations des femmes aux luttes sociales ?
Toutes les modalités traditionnelles des combats du mouvement ouvrier. On a de nombreux exemples d’ouvrières se mettant en grève, et certains sont célèbres aujourd’hui : les ouvrières des usines de sardines de Douarnenez en 1924, les femmes de l’industrie de la soie du Dauphiné à la même époque, qui ont été remises à l’honneur dans Mélancolie ouvrière, le livre de l’historienne Michelle Perrot…
En 1936, des femmes ont occupé des usines. Dans les années 1970, il y a aussi eu des séquestrations de patrons ou de directeurs d’usine. Tous ces exemples sont désormais cités assez régulièrement, et on continue pourtant de considérer que c’est un phénomène rare.
Les femmes ont aussi eu d’autres manières de participer aux luttes sociales. Comment cela s’est-il manifesté, notamment au début du XXe siècle ?
Les femmes ont toujours joué un rôle essentiel dans les soupes populaires, puis dans les soupes communistes. Il s’agissait de donner à manger aux grévistes, de façon que la grève puisse durer. Et puis, il y a eu des mouvements comme les « exodes » des enfants, qui ont commencé avant 1914, comme à Mazamet, par exemple. Les enfants de familles en grève étaient pris en charge par d’autres familles de la région, de manière qu’il y ait des bouches en moins à nourrir. Cela a encore été le cas au moment de la grève des mineurs de 1963, où 23 000 enfants de grévistes ont été accueillis dans des familles ou des colonies de vacances.
© Photo illustration Justine Vernier / Mediapart
Peut-on parler de division sexuée du travail militant ?
Cette question était déjà présente dans les années 1960, mais pas dans ces termes. Par exemple, Madeleine Colin, une dirigeante de la CGT, remarque que les femmes ne prennent pas la place qu’elles devraient avoir et invite le syndicat à s’adresser aux femmes, y compris aux compagnes de syndicalistes. Elle comprend aussi qu’il est nécessaire de discuter avec leur mari de leur implication militante, car il y a une difficulté pour certains à voir leurs femmes s’impliquer.
On retrouve l’idée que les femmes doivent assurer le quotidien, de manière que leur mari milite. Du coup, ça achoppe, il y a des tensions, y compris dans les couples. Alors même que, après 1945, les organisations syndicales essayent d’intervenir auprès des femmes salariées pour les faire entrer dans leur sphère militante.
Cette question est donc déjà discutée, mais pas en utilisant le concept de division sexuée du travail militant, qui est très récent. Il a notamment été développé par le sociologue Xavier Dunezat, qui a étudié le mouvement des chômeurs et des chômeuses de la fin des années 1990. À partir d’une étude systématique de la répartition des tâches dans ces mouvements, il a noté de manière très claire que les tâches les moins valorisées étaient assumées par des femmes, tandis que les plus valorisées l’étaient par des hommes.