Pierre Rousset – Peut-on revenir sur la visite président français Emmanuel Macron, qui s’est rendu en Inde les 25 et 26 janvier derniers. Le 26, il a assisté au défilé militaire du « Jour de la République » (Republic Day). Six mois auparavant, le Premier ministre Narenda Modi avait assisté en tant qu’« invité d’honneur » au défilé militaire des Champs-Élysées, à l’occasion de la fête nationale française.
Emmanuel Macron n’était pas le « premier choix » de Narenda Modi. C’était le Joe Biden qui était l’invité initial de cette cérémonie, mais il a fait faux bond. Macron ne semble pas s’en être formalisé. Depuis plusieurs années, il cultive sa proximité avec Modi, qu’il reçoit avec faste en France et qu’il a élevé au rang de grand-croix de la Légion d’honneur. La relation bilatérale franco-indienne semble déséquilibrée, Paris étant plus « demandeur » que New Delhi…
Qu’est-ce qui ressort de cette visite (accords de coopération, ventes d’armes…) ?
Sushovan Dhar – A l’occasion de la fête de la République, Emmanuel Macron a été accompagné d’une importante délégation de haut niveau, composée de PDG, de dirigeants d’entreprises et des ministres des Armées, de la Culture, de l’Europe et des Affaires étrangères, a accompagné le président Macron lors de sa visite en Inde. En contrepartie de la participation d’un contingent indien des trois armées et d’avions de combat à la fête nationale française le 14 juillet à Paris, trois avions de l’armée de l’air et de l’espace français ont volé aux côtés d’avions de l’armée de l’air indienne au-dessus de l’avenue du Chemin de Kartavya, là où sont organisées les grandes cérémonies. En outre, un contingent militaire français a pris part au défilé de la fête de la République. Tous ces éléments suggèrent que Macron et Modi avaient l’intention de créer un battage médiatique autour de l’événement, même si le premier s’est présenté pour remplacer à la hâte le président américain Joe Biden.
Le président français a félicité l’Inde d’avoir proposé d’organiser la COP 33 en 2028. Il a également réitéré le soutien de la France à la candidature de l’Inde à l’Agence internationale de l’énergie (AIE), qui compte en actuellement 31, issus uniquement des pays de l’OCDE. Le cas de l’Inde est considéré comme une exception, puisqu’elle est censée affirmer le leadership des économies émergentes dites du Sud et le non-alignement géopolitique tout en n’étant pas membre de l’OCDE. Comme elle est « appelée à jouer un rôle de plus en plus central dans les efforts visant à préserver la sécurité énergétique, à favoriser des transitions énergétiques inclusives et à lutter contre le changement climatique », l’Inde est poussée à devenir membre de l’AIE.
En y regardant de plus près, la visite de M. Macron relève davantage du rituel et du symbolisme que du contenu, en dépit de déclarations légères et insignifiantes. Alors qu’elles célébraient les 25 ans de leur alliance stratégique en 2023 – une année marquée par de multiples rencontres entre le Premier ministre Narendra Modi et le président Macron –, l’Inde et la France avaient en réalité déjà signé un certain nombre d’accords. Les deux nations avaient précédemment dévoilé une feuille de route de partenariat très ambitieuse « Horizon 2047 », avec l’intention de produire ensemble des équipements militaires, de transférer des technologies de pointe et de conclure de nouveaux accords d’acquisition de moteurs, d’avions et de sous-marins français. Ayant bien peu de temps devant eux, avant la visite du Jour de la République, et une pléthore d’accords déjà rendus publics, les diplomates ont eu du pain sur la planche pour faire du neuf avec l’ancien.
Il est donc compréhensible que bon nombre des accords annoncés après la rencontre Modi-Macron à Jaipur et le moment où ils ont assisté ensemble à la parade du Jour de la République ont été essentiellement fondés sur les feuilles de route précédente. Il s’agit notamment de la feuille de route « Industrie de la défense », qui vise à développer les projets de co-conception, de co-développement et de co-production de matériel de défense dans les airs, sur terre et en mer, ainsi qu’un partenariat espace-défense. En outre, les deux parties ont signé des protocoles d’accord sur l’agriculture, la santé numérique et la coopération scientifique et technologique. La fabrication en série d’hélicoptères civils (Airbus-Tata) était une première, mais il s’agissait d’un accord privé B2B [« Business to Business », des accords inter-entreprises.]. Les deux parties ont également publié une déclaration commune sur les développements régionaux et internationaux. L’Inde n’a pas été en mesure de trouver un terrain d’entente avec d’autres partenaires, notamment les États-Unis et la Russie, sur ces questions, mais elle a pu adopter des positions communes avec la France sur la condamnation des « attaques terroristes en Israël », la nécessité d’une aide humanitaire à Gaza et en Ukraine, et les inquiétudes suscitées par les attaques en mer Rouge.
Les attentes en matière de divers contrats de matériel de défense, de fournitures nucléaires pour le projet énergétique de Jaitapur, longtemps retardé, et de petits réacteurs modulaires ont été trahies.
Cependant, si la Russie reste le plus grand fournisseur d’armes de l’Inde, au cours des dernières années les importations de nature militaire ont considérablement augmenté en provenance de la France et des États-Unis. La part de la France dans les importations d’armes de l’Inde n’était que de 0,09 % pour la période 2009-2013, mais, pour la période 2019-23, sa part a atteint 33 %, ce qui en fait le deuxième plus grand fournisseur.
En résumé, les deux dirigeants ont profité de la Fête de la République pour renforcer mutuellement leur profil et leur légitimité sur la scène internationale. Il s’agissait davantage d’une action de sensibilisation du public que d’un quelconque contenu politique. Cela s’est produit à un moment où les valeurs républicaines indiennes sont remises en question par le régime actuel.
Emmanuel Macron s’est en effet rendu en Inde pour le Jour de la République alors même que Narenda Modi assassine toute tradition « républicaine » en Inde. En outre, le 22 janvier, ce dernier a inauguré en grande pompe la construction (en cours) d’un temple hindou sur les ruines de la mosquée d’Ayodhya détruite par des extrémistes antimusulmans en 1992. Il assassine cette fois ce qui peut rester de la tradition laïque indienne (le chef d’Etat présidant en personne cette cérémonie religieuse) et avivant encore le suprémacisme hindouiste. Macron n’en a cure, mais symboliquement, il boit ostensiblement la coupe de la realpolitik jusqu’à la lie…
D’un point de vue historique, l’extrémisme religieux et la haine sont profondément ancrés dans le corps politique socioculturel de l’Inde. Les racines de l’intolérance religieuse se trouvent dans l’inconscient collectif, qui est le produit d’une évolution longue de plusieurs centaines d’années. Pendant la période coloniale, les différences existantes entre les deux communautés ont été aggravées par les impérialistes à des fins politiques. La politique britannique a creusé le fossé entre hindous et musulmans et a finalement conduit à la partition de l’Inde en 1947, suivie de violentes émeutes communautaires de part et d’autre de la frontière, qui ont coûté la vie à des milliers d’hindous et de musulmans.
Bien qu’un grand nombre de musulmans soient malgré tout restés en Inde, les relations avec les hindous sont restées tendues. L’histoire de l’Inde indépendante est jalonnée d’attaques communautaires sanglantes, comme les plus récentes au Gujarat (2001) et à Muzaffarnagar (2013).
Dans les années 1980, la laïcité indienne a été mise à rude épreuve en raison de la complaisance manifeste du Parti du Congrès à l’égard des différentes communautés religieuses. Le Premier ministre Indira Gandhi a capitalisé sur les différences religieuses pour renforcer son emprise sur le pays. N’oublions pas l’inauguration du Bharat Mata Mandir, un temple construit en 1983 avec le soutien du Vishva Hindu Parishad (VHP) [1], l’encouragement des militants sikhs pour affaiblir l’Akali Dal [2] au Pendjab, etc. Rajiv Gandhi, qui est devenu Premier ministre après la mort d’Indira, a invoqué la charia comme modèle de loi communautaire musulmane pour apaiser les musulmans indiens. Cette stratégie a permis aux nationalistes hindous de prétendre que le Parti du Congrès se livrait à un pseudo-laïcisme, ce qui leurs a permis de se renforcer politiquement.
Le nationalisme hindou a cédé la place à l’extrémisme hindou (hindutva), en particulier en ce qui concerne le vigilantisme des vaches [contre les personnes qui assurent l’abatage commercial des vaches et le traitement de leur viande ou peau.] et le jihad de l’amour, rigorisme moral répressif contre les mariages inter-communautés religieuses. Au sein de la communauté hindoue, l’extrémisme est un phénomène relativement récent.
Réduire l’excitation entourant l’inauguration du Ram Mandir, le 22 janvier dernier, à un gadget électoral reviendrait à interpréter de manière totalement erronée une situation désastreuse. Fondamentalement, il est évident que l’objectif de l’organisation de la population (uniquement les hindous) pour la dédicace du temple de Ram est de susciter l’opinion populaire sur la nécessité d’un Rashtra (d’une nation) hindou. L’excitation généralisée entourant l’ouverture officielle du temple de Rama à Ayodhya, qui a été facilitée par l’administration Modi, est une indication claire de la victoire du fondamentalisme religieux sur la laïcité, de l’Hindutva sur l’hindouisme, de la religiosité sur la religion, de l’exclusion sur l’inclusion, et de la haine sur la fraternité. Le Premier ministre, grand prêtre de l’Hindutva, a supervisé la grande consécration du 22 janvier, qui devait être le plus grand événement politico-religieux de notre temps. Mais le Ram Mandir, construit sur les vestiges d’une mosquée vandalisée par des extrémistes religieux et actuellement aux mains de ces derniers et de leurs mentors, est davantage le symbole de la victoire d’un nationalisme majoritaire que l’apogée d’une grande foi.
Malheureusement, les murmures des médias occidentaux sur les attaques contre les aspects fondamentaux de la laïcité indienne n’ont pas trouvé d’écho auprès des élites politiques occidentales, parmi lesquelles Macron ne fait pas exception.
Des élections vont se tenir en Inde au printemps prochain et Modi saura jouer de sa stature internationale dans la campagne électorale… avec l’aide consentante d’Emmanuel Macron.
Le BJP était quelque peu inquiet quant à ses chances électorales après sa défaite aux élections législatives du Karnataka en mai 2023. Cette défaite a non seulement montré que le charisme de Modi n’est pas invincible, mais elle a également encouragé les partis d’opposition à se rassembler et à former un front uni contre le BJP lors des prochaines élections législatives. Le BJP a le vent en poupe après avoir remporté les élections dans les trois États en décembre 2023. Non seulement cette victoire a eu des répercussions sur le plan national, mais les médias internationaux l’ont accueillie avec enthousiasme, la saluant comme « une expansion de la domination du Premier ministre Modi » et ajoutant que les résultats sont « vitaux » avant les élections de la Lok Sabha en 2024.
La visite de Macron va certainement donner de la crédibilité à l’image de Vishwaguru [Qui enseigne au monde] de Modi, une perception selon laquelle Modi a réussi à établir l’agenda économique visant à façonner la croissance mondiale dans divers forums internationaux. L’exercice de marketing et de remise à jour de ce Vishwaguru autoproclamé ne peut que se renforcer, et le BJP entend l’exploiter pour les prochaines élections.
En Inde, le climat de répression contre les opposants politiques et les minorités, la restriction des libertés civiques et la censure de la presse semblent s’aggraver encore.
Aucun pays n’est un meilleur exemple du recul démocratique mondiale que l’Inde. La démocratie indienne est menacée par la polarisation croissante, la censure, la suppression des médias, l’intégrité électorale compromise et le rétrécissement de l’espace de dissidence. Le gouvernement dirigé par le BJP, qui a pris le pouvoir en 2014 et en 2019, a été critiqué pour ses piètres performances en matière d’indices démocratiques.
Freedom House maintient le statut « partiellement libre » de l’Inde, mais les experts affirment que le pays est devenu une démocratie de plus en plus illibérale, ancrée dans l’idéologie. Le BJP, une extension du Rashtriya Swayamsevak Sangh [[RSS, puissante organisation d’extrême droite promouvant le Hindutva.], étant au pouvoir, a encouragé les nationalistes hindous radicaux, ce qui a entraîné une augmentation des attaques contre les minorités religieuses et des discriminations à l’encontre des musulmans et des chrétiens.
L’Inde a été classée comme une « autocratie électorale » par le projet Varieties of Democracy (V-Dem) et comme une « démocratie imparfaite » par l’Economist Intelligence Unit, ce qui souligne le déclin démocratique du pays. Cette situation a conduit à classer 1,4 milliard de personnes dans la catégorie des autocraties et à réduire de moitié le pourcentage de personnes vivant dans des pays libres. Les tendances antidémocratiques du gouvernement indien se sont intensifiées, avec l’expulsion de Rahul Gandhi du parlement à la suite d’une condamnation pour diffamation concernant une blague sur le Premier Ministre. Le gouvernement a également pris le contrôle de l’une des rares chaînes de télévision encore indépendante, ce qui a entraîné un recul significatif de l’Inde dans le classement mondial de la liberté de la presse 2023. L’Inde occupe la 161e place sur 180 pays.
Ce qui est inquiétant, c’est qu’en dépit des critiques, la popularité de Modi auprès des citoyens reste forte, avec des taux d’approbation qui dépassent régulièrement les 70 %.
New Delhi est accusé d’avoir ordonné l’assassinat (menés avec succès ou pas) d’opposants au Canada, aux Etats-Unis, et de promouvoir à l’échelle internationale le Hindutva, le suprémacisme hindouiste… Quelles en sont les implications diplomatiques et quel en est l’impact sur les importantes communautés indiennes expatriées ?
L’assassinat de Nijjar, un sikh de la province canadienne de la Colombie-Britannique, attribué à des agents des services de renseignement indiens, a attiré l’attention de la communauté internationale lorsque Justin Trudeau, le Premier ministre canadien, s’est levé au parlement et a fait une déclaration explosive blâmant l’Inde. Les ramifications ont été immédiates. Le Canada a expulsé un diplomate indien de haut rang qui aurait été impliqué dans le renseignement. L’Inde a rapidement riposté, qualifiant les accusations d’« absurdes » et de politiquement motivées, et a expulsé un diplomate canadien en retour. Les négociations commerciales entre les deux pays ont été interrompues.
Fin décembre, Joe Biden a fait une exception et s’est entretenu avec le Financial Times, qui avait rapporté pour la première fois comment le gouvernement américain avait déjoué un prétendu complot ourdi par un agent indien visant à tuer un « séparatiste » sikh sur le sol américain.
La rumeur dans les cercles diplomatiques internationaux tourne autour du fait que Joe Biden a refusé l’invitation pour le défilé indien du Jour de la République après que les services secrets des États-Unis ont lancé une alerte concernant un lien possible entre l’Inde et un projet d’assassinat sur leur sol.
Bien qu’aucune raison officielle n’ait été rendue publique, le refus de Joe Biden de se rendre à New Delhi a également contraint l’Inde à reporter une réunion de la Quadrilatérale - qui comprend également l’Australie et le Japon - qu’elle espérait organiser pendant la visite du dirigeant américain.