Au début du mois, Yinon Magal, journaliste israélien et ancien membre de la Knesset pour le parti HaBayit HaYehudi (Foyer juif), a publié sur ses réseaux sociaux une photo de lui et de Boaz Bismuth, législateur actuel du Likoud et ancien rédacteur en chef du quotidien de droite Israel Hayom, montrant les deux s’entraînant dans un parc public. Magal est visiblement en liesse, portant un tee-shirt sur lequel on peut lire « Victoire totale », et Bismuth est rayonnant à ses côtés. « Il se prépare pour les élections du 27 octobre 2026 », peut-on lire dans la légende.
Pour Magal et Bismuth, il semble qu’une victoire sur le Hamas à Gaza et une future victoire électorale de la droite israélienne soient une seule et même chose. Un jour plus tôt, plus de 100 Palestinien·nes avaient été tué·es, la plupart abattu·es par des soldats israéliens qui se trouvaient à proximité, alors qu’elles et ils se battaient pour obtenir de rares denrées alimentaires dans des camions d’aide, et trois soldats israéliens avaient été tués à Khan Younis – mais selon ces politiciens de droite, la situation n’a jamais été aussi bonne.
L’exaltation qui se dégage de cette image n’est pas inhabituelle. En fait, depuis le 7 octobre, des éléments de la droite israélienne ont manifesté une excitation qui frise l’euphorie. L’exemple le plus frappant est bien sûr la soirée dansante qui s’est déroulée lors de la conférence sur la réinstallation à Gaza en janvier, à laquelle ont assisté 11 ministres, 15 autres membres de la coalition gouvernementale et des milliers de participants enthousiastes. Le ministre des finances, Bezalel Smotrich, a déclaré que les accusations selon lesquelles ils ont dansé alors que le sang des soldats était versé à Gaza étaient « scandaleuses » Pourtant, il est difficile de nier que de nombreux membres de la droite voient tout ce qui s’est passé depuis le 7 octobre à travers le prisme de la rédemption biblique.
« Une nation sainte, la vertu des nations, le lionceau de Juda, réveillé de son long sommeil pour revendiquer son héritage ». C’est ainsi que le rabbin Uzi Sharbaf, condamné à la prison à vie pour son implication dans le meurtre, en 1983, de trois étudiants palestiniens au Collège islamique d’Hébron, et libéré sept ans plus tard, a décrit la situation actuelle lors de la conférence sur les colonies de peuplement.
Les propos de M. Sharbaf font écho aux déclarations d’Amichai Friedman, le grand rabbin de la base de la brigade Nahal de l’armée israélienne. Dans une vidéo datant de début novembre, Friedman a déclaré que le mois qui s’était écoulé depuis le massacre du 7 octobre avait été « le mois le plus heureux de ma vie depuis que je suis né ». « Nous disons au monde ce que sont le bien, la justice, la moralité et les valeurs, et c’est pourquoi nous ferons taire le mal, nous éradiquerons le Hamas, nous éradiquerons les ennemis et nous détruirons tout le monde ».
Le rabbin Eli Sadan, directeur de l’académie prémilitaire des Bnei David dans la colonie d’Eli en Cisjordanie, aurait déclaré que « cette période sera inscrite dans l’histoire de la nation israélienne comme une période merveilleuse. Une période où le pouvoir de l’unité a surmonté toutes les divisions… Une période où le sens de l’identité et de l’essence de notre peuple éclate et se révèle dans toute sa gloire ». Pour que cette période soit vraiment miraculeuse, Sadan a prévenu qu’elle devait se terminer par « l’absence d’un lieu où pourraient retourner ceux qui, pendant des décennies, ont nourri et attisé les flammes de la haine envers notre peuple… Il n’y aura plus de Gazaouis à Gaza ».
Et bien sûr, il y a Magal lui-même, l’un des journalistes de droite les plus éminents d’Israël, qui a déclaré dans une interview avec Roni Cuban le 11 janvier, que depuis le 7 octobre, Israël se trouve dans une « période étonnante … Une période qui fait du bien au peuple d’Israël, qui nous relie à notre identité, à notre essence … C’est une période étonnante dans le sens où après des décennies de vie dans La La Land, les gens sont en train de dégriser ». Soudain, ces voix de droite insistent sur le fait qu’il existe une grande « unité au sein du peuple d’Israël ».
La catastrophe comme opportunité
Certes, la droite n’a jamais été favorable à l’unité. Elle s’attend plutôt à ce que le public israélien finisse par adopter ses positions, ou du moins à ce qu’il y consente. On peut également douter de la réalité de l’« unité » actuelle, mais il ne fait aucun doute que le mantra « ensemble, nous gagnerons » a eu d’énormes répercussions sur le discours politique en Israël.
En effet, il a étouffé pratiquement toute critique sur la façon dont la guerre est menée ou sur la légitimité de ses objectifs. Il a également inculqué le dogme selon lequel seule la pression militaire peut conduire à la libération des otages israéliens – une affirmation sans fondement factuel, puisque la force militaire n’a conduit à la libération que de trois otages en plus de cinq mois de combats, alors qu’un accord politique avec le Hamas a abouti à la libération de plus de 70 otages à la fin du mois de novembre. Les opérations militaires israéliennes, quant à elles, ont entraîné la mort d’au moins dix otages, voire de beaucoup plus.
Les bases de cette vision du monde ont été jetées bien avant le 7 octobre. Selon Avi-Ram Tzoreff, auteur et chercheur à l’Institut Van Leer de Jérusalem, la droite israélienne a depuis longtemps « conféré un caractère sacré au militarisme », percevant la puissance militaire comme une « rédemption » quasi religieuse. Ainsi, le consensus national selon lequel la guerre à Gaza doit se terminer par « l’élimination du Hamas » et qu’une telle guerre pourrait durer des mois, voire des années, est perçu par la droite comme une victoire évidente pour son programme politique à long terme.
L’unité ostensible créée sur le champ de bataille de Gaza a considérablement dilué la vague de manifestations antigouvernementales qui a déferlé sur Israël depuis le début de l’année 2023. Le fait que les manifestations de la rue Kaplan à Tel-Aviv peinent aujourd’hui à faire descendre les masses dans la rue – malgré la colère généralisée à l’encontre du Premier ministre Benjamin Netanyahou – est en partie révélateur de la puissance des slogans du gouvernement. Les manifestations de Kaplan ont constitué la plus grande menace pour l’hégémonie de la droite en 20 ans ; le slogan « ensemble, nous gagnerons » a été la bouée de sauvetage du gouvernement.
Le sentiment de « désillusion » a également joué en faveur de la droite. Cette désillusion consécutive au massacre du 7 octobre n’a pas tant à voir avec la perte de confiance dans un processus politique vis-à-vis des Palestinien·nes – qui n’était de toute façon pas à l’ordre du jour – qu’avec l’abandon de toute notion d’êtres humains pour les Palestinien·nes de Gaza, et peut-être pour les Palestinien·nes en général. L’affirmation inquiétante selon laquelle « il n’y a pas d’innocent·es » à Gaza est certes défendue par des personnalités de droite comme le journaliste Zvi Yehezkeli, mais elle ne leur est pas exclusive. En effet, la déshumanisation est considérée comme une réponse justifiée et même raisonnable aux massacres du 7 octobre et à la conviction que le Hamas jouit encore d’un soutien ou d’une légitimité considérables parmi les Palestinien·nes.
Cette indifférence morale totale à l’égard des souffrances des Palestinien·nes s’est reflétée dans la réponse israélienne aux meurtres de plus de 100 Palestinien·nes lors de la distribution de l’aide humanitaire à Gaza le 29 février. Lors de l’invasion du Liban en 1982, des centaines de milliers d’Israélien·nes étaient descendus dans la rue pour protester contre le massacre de Sabra et Chatila, perpétré par les milices phalangistes mais sciemment facilité par l’armée israélienne. Cette fois-ci, le porte-parole de l’armée israélienne et les médias israéliens ont imputé sans retenue la responsabilité de leur mort aux Palestinien·nes affamé·es de Gaza, alors qu’il est prouvé que des soldats israéliens leur ont tiré dessus et que la famine elle-même est le résultat direct du siège et des bombardements israéliens.
La droite exploite cette désillusion pour faire avancer son projet de « résolution du conflit », en expulsant la plupart ou la totalité des Palestinien·nes de Gaza, et plus tard de la Cisjordanie. Aux yeux de la droite, comme le dit M. Tzoreff, « l’objectif le plus moral est le transfert [de population] ».
Ce sentiment était évident lors de la conférence sur la colonisation à Jérusalem, où figurait en bonne place le slogan « seul le transfert apportera la paix ». Encourager l’« immigration volontaire » est « la solution morale pour la bande de Gaza », a écrit Yoav Sorek, un intellectuel de droite, qui a même abandonné sa kippa pour tenter de séduire le public laïc et créer une « alliance israélienne ». Le fait qu’un homme politique centriste comme le député Ram Ben-Barak de Yesh Atid ait exprimé son soutien à l’« immigration volontaire » est une autre raison de se réjouir au sein de la droite.
Lorsqu’ils sont interrogés sur la nette majorité que constituent les Palestinien·nes en Cisjordanie, et plus largement entre le Jourdain et la mer Méditerranée, de nombreux dirigeants de colons invoquent souvent la prophétie biblique de Gog et Magog – impliquant une guerre apocalyptique qui ne sera pas nécessairement déclenchée par Israël, mais qui déterminera finalement le problème démographique et l’avenir des Juifs et des Juives sur le territoire.
Tzoreff souligne que la vision de « la catastrophe comme opportunité est une tradition sioniste ». Il cite David Ben-Gourion, premier Premier ministre d’Israël et sioniste laïc, qui a déclaré en 1942 que l’Holocauste était « un désastre pour des millions de personnes [mais] aussi une force rédemptrice pour des millions de personnes. Et la mission du sionisme […] est d’imprégner la grande catastrophe juive de grands modèles de rédemption ». De même, le rabbin David Sabato, qui enseigne à la Yeshiva Ma’ale Adumim (dans une colonie de Cisjordanie), a expliqué comment la guerre des six jours de juin 1967 a été perçue par les religieux comme « un événement mythique … d’une ampleur biblique ».
Il semble que la guerre du 7 octobre soit désormais perçue de la même manière par la droite israélienne : une intervention divine concrétisant la vision d’un Grand Israël, débarrassé des Palestinien·nes. Cela explique peut-être pourquoi le rabbin Amichai Friedman, de la brigade Nahal, a pu décrire les semaines qui ont suivi la mort de plus de 1 200 Israélien·nes comme le mois le plus heureux de sa vie. Quelques victimes n’éclipseront pas ce moment historique et miraculeux.
Découragement collectif
Pourtant, malgré tous les succès remportés par la droite israélienne ces derniers mois, elle a lamentablement échoué sur un point essentiel : entraîner le public juif israélien dans le même sentiment d’euphorie messianique.
En effet, l’humeur de la grande majorité du public juif va de la profonde dépression à l’abattement prolongé. Il est vrai que la plupart des Israélien·nes sont retournés·e à leurs habitudes, mais le sentiment de détresse ne les a pas quitté·es. Dans les sondages, le chef du parti de l’Unité nationale, Benny Gantz, et le chef de Yesh Atid, Yair Lapid, devraient remporter un total combiné de plus de 50 sièges sur 120 lors d’une future élection ; ni l’un ni l’autre n’expriment quoi que ce soit de proche de l’euphorie de l’aile droite.
L’abattement collectif découle de divers facteurs, notamment le traumatisme persistant du 7 octobre, les soldat·es qui continuent d’être tué·es à Gaza, les centaines de milliers d’Israélien·nes évacué·es des régions du sud et du nord, la situation économique précaire et les otages toujours retenu·es en captivité.
Cependant, elle reflète également une profonde compréhension de la part d’une grande partie du public juif de plusieurs choses : la guerre à Gaza ne va nulle part ; la défaite totale du Hamas n’est pas un objectif réaliste ; la croyance que la force militaire libérera les otages est creuse ; et le transfert massif de population des Palestinien·nes n’est pas possible, à la fois parce que les Palestinien·nes refuseront de partir et parce que personne ne veut les accueillir.
Peu de juifs-israéliens / juives-israéliennes osent exprimer ces prises de conscience inconscientes. Elles et ils craignent que l’aveu public de l’inutilité de la guerre n’ébranle le fragile équilibre mental que de nombreuses et nombreux Juifs se sont forgé après le 7 octobre – l’illusion que, grâce à la puissance militaire, elles et ils reprennent le contrôle de leur destin après cette sombre journée d’octobre.
En ce sens, la barrière émotionnelle érigée face à la catastrophe humanitaire de Gaza permet aux Israélien·nes de maintenir leur ambivalence vis-à-vis de la guerre. S’elles et ils reconnaissent que des personnes en chair et en os vivent à Gaza,elles et ils devront reconnaître publiquement l’échec et la cruauté de leur opération destructrice.
Tout cela pourrait signifier que l’euphorie de la droite israélienne sera temporaire. Si un accord de cessez-le-feu est conclu dans les semaines à venir, il pourrait s’agir de la première étape vers la fin de toute la guerre, y compris l’échange d’otages et de prisonnier·es, le retour des Palestinien·nes dans le nord de la bande de Gaza, le retrait progressif de l’armée et peut-être les prémices d’un changement politique régional et international autour du conflit. En d’autres termes, au lieu de superviser l’élimination de la cause palestinienne, la droite pourrait voir Israël aller dans la direction opposée – avec la désillusion qui afflige les rêves de la droite elle-même.
Meron Rapoport