« Nous, médecins, soignons des hommes en France depuis des années, travaillant dans des serres, pour des employeurs d’exploitations agricoles, payés la moitié du Smic horaire. Ces hommes doivent aujourd’hui devenir invisibles. Nous les avons rencontrés, ils nous ont dit leurs douleurs musculaires, tendinites, allergies, eczémas et prurits, asthmes secondaires à l’exposition directe aux pesticides, mycoses liées à la transpiration, problèmes dentaires ou ophtalmologiques liés à leurs conditions de vie précaire. Nous les avons examinés, soignés, sans bilan biologique, ni radiographie, ni échographie. En dehors de toute prévention ou médecine du travail à laquelle ils n’ont pas droit. Nous avons écouté leur souffrance morale, leurs insomnies, exprimées avec pudeur. Avec nos amis de l’Astib, de la Fondation Abbé-Pierre, de la Ligue des droits de l’homme et du Secours catholique, nous avons assuré pendant six ans une veille sanitaire, et avons effectué un travail de santé publique.
Le 5 juillet 2007, après plusieurs réunions de concertation, monsieur le sous-préfet a décidé de reloger les travailleurs agricoles munis de contrats de travail. Ce progrès indéniable, ne réglera pas le problème du Gourbi. Les hommes « sans contrat de travail », leurs compagnons, ne devront plus être là. Point. Ne plus être visibles : une cinquantaine d’hommes forts de leur existence, de leur identité, de leur travail, sans logement ni droit aux soins. Les demandes d’Aide médicale d’Etat (AME), à laquelle ils ont légalement droit ne peuvent aboutir faute d’adresse reconnue. Nous nous interrogeons depuis longtemps sur ce terme de sans-papiers, conscients de la confusion possible avec la notion de « sans identité ».
Le glissement a eu lieu. Nous résisterons à cette dérive. M. le sous-préfet parle d’ « éradication » des habitats. Leur habitat : un terrain vague, des serres capitonnées de cartons et de couvertures, de vieilles caravanes, du printemps jusqu’à l’hiver, sans électricité, avec dignité et solidarité. Dans ce lieu qu’ils ont eux-mêmes baptisé « Gourbi, » l’organisation Toilettes sans frontières a amélioré les conditions sanitaires. Ils doivent rester tous ensemble. Il en va de leur santé psychique. Il faut limiter les risques de maladie et de dérive sociale. Les 5 et 6 juillet l’opération d’éradication des abris a été menée. Nous nous inquiétons de ce que sera le devenir de ces hommes sans permis de travail ni de séjour, obligés de quitter leur lieu de vie.
Sur le plan individuel, l’isolement associé à une précarité quotidienne entraînera obligatoirement une aggravation de leur souffrance psychique, un glissement vers des pathologies mentales, un risque d’alcoolisation, et une plus grande vulnérabilité sociale. Sur le plan médecine du travail, l’absence de prévention et de médecine du travail entraînera des pathologies quotidiennes réactionnelles et des effets à long terme non dépistés. Sur le plan de la santé publique existe en permanence le risque de pathologies contagieuses non traitées, ni contrôlées.
Nous nous interrogeons : y a-t-il un temps, un lieu, une place, pour aborder humainement et dignement la réalité du problème de l’emploi, de l’embauche des ouvriers agricoles qui travaillent dans l’ombre, qui nous approvisionnent en fruits et légumes toute l’année à des prix concurrentiels, qui sont indispensables à l’économie agricole pratiquée dans la région ? Le déni de leur présence et le mépris de leur existence semblent être le prix à payer pour maintenir honteusement cet état de fait. La question de la violence faite à ces hommes reste posée : est-il plus violent de les reconnaître et de les interpeller que de les maintenir corvéables en les rendant invisibles pour satisfaire une économie souterraine ? Que penser de l’impunité accordée aux « employeurs en situation irrégulière » ?
La seule approche réaliste soucieuse des intérêts de tous, des hommes, de la collectivité, de l’économie locale, nous semble être, comme en médecine, la gestion de ce type de problématique, dans le concept d’une politique de « réduction des risques ». La solution d’éradication des habitats du Gourbi retenue par M. le sous-préfet fait-elle partie du concept d’ « immigration choisie », qui permet de maintenir invisibles et présents sur le sol français des hommes exploités, sous-payés, dont le travail équilibre et régule l’économie agricole de la région, reconnus dans leur seule utilité marchande ? La mission médicale MdM Gourbi continue auprès des hommes en demande de soin, conformément au code de la déontologie médicale. »
(1) Cf. les articles de Michel Henry dans Libération datés des 20 février et 3 juillet 2007.