Berlin (Allemagne).– Un dimanche midi de mars, dans un café de Neukölln, quartier populaire de l’est de Berlin. Alon Sahar, un réalisateur israélien 39 ans, refait le scénario du mauvais film qui a embrasé l’Allemagne, quelques semaines plus tôt, lors de la Berlinale, le grand festival de cinéma allemand. En toile de fond, la guerre israélienne à Gaza et son effroyable bilan – plus de 32 000 morts à ce jour. « C’est le plus politique des grands festivals, plus que Venise et Cannes : je savais que ça allait exploser. »
En Israël, Alon Sahar a réalisé deux œuvres primées : Gelem (2014), sur le suicide d’un soldat israélien, « sujet longtemps tabou », et Out (2018), histoire vraie d’un militant d’extrême droite infiltré dans l’ONG israélienne Breaking The Silence. Il a quitté Israël en 2020 pour créer en « liberté » à Berlin, loin des intimidations et des menaces de censure. « Au festival, les gens viennent du monde entier. Des gens d’origines très diverses y travaillent. Mais il est financé par l’État, et l’Allemagne soutient Israël : le clash était inévitable. »
Des réalisateurs comme l’Américano-Indien Suneil Sanzgiri ont refusé de venir, en signe de protestation contre la « répression des voix palestiniennes en Allemagne ». Dès l’ouverture, le 15 février, le festival est émaillé d’actions et de die-in en soutien à Gaza. Un de ses comptes Instagram est piraté, barré des mots « Stop au génocide » et « Free Palestine from the river to the sea » – slogan jugé pro-Hamas, interdit depuis le mois d’octobre.
Dans des mails internes dont Mediapart a pris connaissance, des salarié·es de la Berlinale réclament, en vain, une déclaration en faveur d’un cessez-le feu. La demande est aussi formulée par des travailleurs et travailleuses du festival.
Le 24 février, Basel Adra (à gauche) et Yuval Abraham reçoivent le prix du meilleur documentaire lors de la Berlinale. © Halil Sagirkaya/Anadolu
En 2023, la direction de la Berlinale avait « fermement condamné la guerre russe d’agression contre l’Ukraine » et accueilli en visioconférence le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Un an plus tard, elle a adressé sa « sympathie à toutes les victimes des crises humanitaires, au Moyen-Orient et ailleurs ». Sans un mot spécifique pour les Gazaouis.
Lors du festival, Alon Sahar a participé à une discussion avec deux jeunes réalisateurs, le Palestinien Basel Adra et l’Israélien Yuval Abraham. L’un est activiste en Cisjordanie, l’autre en Israël. Ensemble, ils ont réalisé No Other Land, un documentaire projeté à Berlin en première mondiale, qui raconte le harcèlement des colons et de l’armée israélienne décidés à détruire le village natal de Basem, Masafer Yatta. « Ça m’a paru un peu étrange que l’échange n’ait pas été filmé, se remémore Alon Sahar. La discussion n’a pas été perturbée : ce fut une bulle calme de quelques heures, au milieu des actions et des protestations. »
« Antisémites »
Le soir du samedi 24 février, Adra et Abraham remportent le prix du meilleur documentaire. Sur leur visage, pas de joie mais de la gravité, et une urgence. Le Palestinien parle des « dizaines de milliers de personnes massacrées à Gaza », exhorte l’Allemagne à « arrêter d’envoyer des armes à Israël ». L’Israélien rappelle que son camarade, dans les territoires occupés, n’a pas les mêmes droits que lui : « Cette situation d’apartheid entre nous, il faut que ça s’arrête. »
Primé avec le Français Guillaume Cailleau pour Direct Action, un documentaire sur Notre-Dame-des-Landes, le cinéaste états-unien Ben Russell, s’avance sur la scène : un keffieh sur les épaules, il parle de « génocide ». C’est l’étincelle, puis l’hallali.
« Relativisation insupportable. […] C’est le Hamas qui est responsable de la profonde souffrance en Israël et dans la bande de Gaza », tweete Kai Wagner, maire conservateur (CDU) de Berlin. « Propagande anti-israélienne », fustige le ministre de la culture (CDU) de Berlin, Joe Chialo. « Perfide retournement entre les criminels et les victimes », commente le député écologiste Konstantin von Notz, dont le parti gouverne en coalition avec les sociaux-démocrates et les libéraux.
Discours « unilatéral », fait savoir le chancelier social-démocrate Olaf Scholtz, qui déplore que les attaques du 7 octobre n’aient pas été « mentionnées ». Son ministre de la justice annonce de possibles conséquences judiciaires. Claudia Roth, ministre fédérale de la culture, une écologiste, dénonce des « discours imprégnés d’une haine profonde d’Israël ». Après avoir été surprise en train d’applaudir, elle donne une explication étrange : elle a célébré l’Israélien, Abraham, favorable à une « solution politique ». Autrement dit : pas le Palestinien qui se tenait à ses côtés.
La presse conservatrice, notamment celle des médias du groupe Springer, crie à la « haine d’Israël ». Mais la condamnation se lit partout. Dans la Sueddeutsche Zeitung, étiquetée au centre-gauche, le journaliste Nils Minkmar fustige une « propagande antisémite », au diapason de Ron Prosor, ambassadeur israélien en Allemagne. Le rédacteur en chef du Tagespiegel, quotidien libéral berlinois, dénonce une cérémonie « pénible, honteuse, dérangeante ». Die Welt ou Stern s’en prennent à ce monde de la culture anti-Israël et financé par l’État.
Devant son cappuccino, Alon Sahar nourrit les pires craintes pour son pays d’adoption. « Depuis le 7 octobre, les voix palestiniennes sont combattues en Allemagne », juge-t-il.Il soupire. « Bien sûr, je connaissais la relation particulière du pays avec Israël, à cause de l’Holocauste. Mais je ne pensais pas que cela irait si loin. Cela me rappelle les menaces de censure que j’ai subies en Israël. C’est de la folie. Et sous un gouvernement avec des gens de gauche ! Je crains que cela nous annonce vingt ans de droite dure. »
Pendant ce temps, l’AFD, parti d’extrême droite, rempli d’identitaires et de nostalgiques du Reich nazi, planifie l’expulsion de millions de migrant·es et caracole en tête dans les sondages. Tout en se faisant passer pour le plus fervent défenseur d’Israël.
Étonnant paradoxe, puisqu’en 2022, 80 % des actes antisémites en Allemagne ont été commis par des militant·es d’extrême droite, comme lors du double meurtre de Halle (Saxe-Anhalt) en 2019. À Hanau (Hesse), en 2020, un assaillant d’extrême droite a aussi tué neuf personnes dans un bar à chicha.
Les musulmans invités à se distancier du Hamas
Depuis le 7 octobre, le drapeau israélien flotte aux côtés de l’étendard national et de celui de l’Ukraine sur de nombreux bâtiments officiels. L’Allemagne a vécu les massacres du Hamas en Israël comme un écho insoutenable de son affreux passé.
Cinq jours plus tard, le chancelier Olaf Scholz s’est adressé aux député·es : « Israël a le droit de se défendre […], ainsi que ses citoyens, contre cette attaque barbare. » Il a poursuivi : « Dans ce moment, il n’y a pour l’Allemagne qu’une seule place : aux côtés d’Israël. La sécurité d’Israël est notre raison d’État [“Staaträson”]. Notre propre histoire, notre responsabilité née de l’Holocauste créent pour nous un devoir immuable : celui de nous lever pour l’existence et la sécurité de l’État d’Israël. »
Le gouvernement décuple ses livraisons d’armes à Israël : blindés, équipements, mais aussi des armes offensives. Longtemps, l’Allemagne refuse d’appeler à un cessez-le-feu, préférant parler de « pauses humanitaires ». Elle conteste vigoureusement l’accusation de « génocide » de l’Afrique du Sud devant la Cour de justice internationale. Le Nicaragua a déposé devant ce tribunal une requête contre Berlin, en raison de son soutien militaire à Israël.
23 octobre 2023, manifestation propalestinienne interdite à Hambourg. © Georg Wendt / DPA
Juste après les attaques du Hamas, à Berlin, des militants de Samidoun,un « réseau de solidarité avec les prisonniers palestiniens »,ont distribué des pâtisseries aux passant·es de Neukölln, où vivent de nombreux musulmans et musulmanes. Indignation nationale : Samidoun est dissous. Des agressions antisémites sont signalées, notamment des cocktails Molotov lancés contre une synagogue de Berlin – en trois mois, les autorités ont recensé 2 200 délits antisémites, plus que pour la seule année 2022.
L’Allemagne panique. Les manifestations propalestiniennes sont interdites, particulièrement dans la capitale, où la police évoque le « danger imminent » de « déclarations séditieuses et antisémites ». Si elles ont lieu, elles sont réprimées, avec des centaines d’arrestations. « Ce n’est pas nouveau, mais c’est de plus en plus extrême. Nous sommes invisibles, et quand on parle de nous, c’est pour nous dépeindre en terroristes », estime Diana Nazzal, une militante du réseau Palestine Speaks.
« L’antisémitisme importé », autrement dit commis par des migrant·es et nourri au sein de « sociétés parallèles », envahit l’agenda médiatique. Le 20 octobre, Olaf Scholz promet en une du grand hebdo de centre-gauche Der Spiegel d’« expulser à grande échelle ceux qui n’ont pas le droit de rester en Allemagne ».
« Nous avons assez de jeunes hommes antisémites dans ce pays », déclare le leader de la CDU Friedrich Merz lorsqu’est posée la question d’accueillir des réfugié·es de Gaza. La ministre berlinoise de l’éducation, une autre membre de la CDU, demande aux écoles d’interdire les keffiehs, le drapeau palestinien et les stickers « Free Palestine ». Le président social-démocrate Frank-Walter Steinmeier et le vice-chancelier Robert Habeck suggèrent aux musulman·es de se distancier du Hamas.
« Le problème social général de l’antisémitisme allemand est projeté sur une minorité d’immigrés arabes, ensuite stigmatisés comme les antisémites les plus irréductibles », résume dans la London Review of Books le journaliste indien Pankaj Mishra.
Le vice-chancelier Habeck, un écologiste, s’en prend aussi à « l’antisémitisme de parties de la gauche politique » après que l’activiste du climat Greta Thunberg a appelé à un « cessez-le-feu immédiat, [à] la justice et [à] la liberté pour les Palestiniens et tous les civils concernés ».
« Ceux qui détestent Israël »
Au même moment, Udi Ratz, une guide free-lance de 37 ans, conduit des visites au musée juif de Berlin. Inauguré en 2001, l’impressionnant monument, construit par l’architecte Daniel Libeskind, est un symbole de la culture de la mémoire en Allemagne. Udi a grandi à Haïfa, en Israël. En 2009, une de ses amies est tuée dans l’attaque d’une association LGBTQI+ de Tel-Aviv. « Nétahyahou, dit-elle, avait promis de retrouver les coupables. Ça n’a jamais eu lieu. » Elle quitte Israël l’année suivante. « Je cherchais un espace sûr. C’est mon identité queer qui m’a conduite à Berlin. »
Au cœur de Berlin, les 2 700 stèles du Mémorial aux juifs assassinés d’Europe. © Maxime Gruss / Hans Lucas
À la fin de ses visites, Udi aborde la situation en Cisjordanie occupée. Elle a pris l’habitude d’utiliser le mot « apartheid », « utilisé par Human Rights Watch ou l’ONG israélienne B’Tselem ». En dehors de son travail, Udi est aussi une militante. Antisioniste, de gauche, elle est membre du conseil d’administration de Jüdische Stimme, un groupe proche du mouvement états-unien Jewish Voice for Peace, qui mobilise pour Gaza.
Le 6 octobre, la veille des attaques du Hamas, Udi reçoit un mail de sa direction, que Mediapart a consulté : « Le concept d’apartheid est chargé et peut polariser. » Udi est encouragée à « ne pas l’utiliser de sa propre initiative », pour ne pas « nuire à la réputation du musée ». Après le 7 octobre, elle persiste. La direction lui signifie qu’elle n’aura plus de créneaux de visites.
Le tabloïd Bild Zeitung s’empare de l’affaire. Le quotidien conservateur qualifie Udi d’« Israel-Hasser » : celles et ceux qui « détestent » Israël, un blason d’infamie dont sont désormais affublées nombre de voix propalestiniennes. « C’est devenu viral. J’ai reçu des menaces, y compris de mort, commente-t-elle. Je ne suis pas la seule, celles et ceux qui critiquent les politiques racistes de l’État d’Israël ont connu le même sort. »
Censures
En 2019, les député·es allemand·es ont voté une résolution décrivant la campagne BDS (boycott, désinvestissement, sanctions) comme antisémite. Elle enjoignait aux institutions de ne pas financer des structures qui « appellent au boycott d’Israël » ou « mettent en cause » son « droit à exister ».
Non contraignante, cette résolution a été appliquée bien avant le 7 octobre. Parmi beaucoup d’autres, le philosophe camerounais Achille Mbembe en avait fait les frais, accusé de « relativiser l’Holocauste » pour ses prises de position contre l’occupation.
Après les attaques du Hamas, médias, institutions culturelles et universités passent au peigne fin les prises de positions, récentes ou anciennes, d’artistes, salarié·es, collaborateurs et collaboratrices. Sur Instagram, le compte Archive of Silence dénombre les pressions, annulations d’événements ou licenciements, dans tous les secteurs – 124 à ce jour.
De quoi déprimer la philosophe états-unienne Susan Neiman, directrice du Forum Einstein à Potsdam, près de Berlin : « Les efforts des Allemands pour affronter l’histoire criminelle de leur pays et déraciner l’antisémitisme se sont transformés en un maccarthysme philosémite qui menace leur riche vie culturelle », avance-t-elle.
Juste après le 7 octobre, la Foire de Francfort, grand-messe européenne du livre, reporte la remise d’un prix à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli. Son livre, Un détail mineur (publié en France chez Actes Sud), raconte le viol d’une jeune Bédouine par des soldats israéliens en 1949. Il est qualifié d’« antisémite » par un juré.
La Tageszeitung, un quotidien de gauche, dénonce un ouvrage où « tous les Israéliens sont des violeurs et des tueurs ». Les organisateurs affirment que la décision a été prise avec son accord. Shibli dément, se dit sidérée. Six cent écrivains, dont les prix Nobel Annie Ernaux, Abdulrazak Gurnah et Olga Tokarczuk, estiment qu’elle a été « réduite au silence ».
19 octobre 2023, le livre d’Adania Shibli, désinvitée de la foire de Francfort. © Kirill Kudryavtsev / AFP
L’écho est mondial, mais ce n’est qu’un début. La Biennale de photographie actuelle et une exposition au musée d’Essen (Rhénanie du Nord-Westphalie) sont annulées car leurs curateurs, le photojournaliste bangladais Shahidul Alam et la plasticienne haïtienne Anaïs Duplan, ont parlé de « génocide ».
Le centre culturel Oyoun de Berlin voit ses financements supprimés pour ne pas avoir annulé une conférence de juifs antisionistes. La performance de Candice Breitz, une artiste juive et sud-africaine, est déprogrammée au musée de l’État de Sarre. Motif : tout en condamnant la « cruauté » du Hamas, elle a dit son soutien « à la lutte des Palestiniens pour les droits fondamentaux et la dignité humaine » et dénoncé les « dirigeants sadiques » d’Israël.
Mi-novembre, des dirigeants de la Documenta, prestigieuse exposition d’art contemporain, démissionnent après qu’a été exhumée une lettre signée il y a cinq ans par l’un d’entre eux, le poète indien Ranjit Hoskote. Ce texte comparait le sionisme, « idéologie raciste » selon lui, au nationalisme hindou.
En 2022, la précédente édition avait été marquée par d’autres polémiques, en raison de la présence d’une œuvre clairement antisémite. Mais aussi du tableau d’un artiste gazaoui, Mohammed Al Hawajri, comparant, déjà, le sort de Gaza à la ville espagnole de Guernica bombardée par les franquistes.
En décembre 2023, la Fondation Heinrich-Böll, proche du parti écologiste, annule la remise de son prix Hannah-Arendt. Motif : dans le New Yorker, Masha Gessen, journaliste russo-américaine qui devait le recevoir, a comparé Gaza à un « ghetto en train d’être liquidé ».
Dans le Guardian, Samantha Hill, biographe d’Arendt, a cette phrase ironique : « Dans l’Allemagne actuelle, Hannah Arendt [philosophe juive qui fut critique du sionisme à partir de 1942 – ndlr] ne serait pas retenue pour le prix Hannah-Arendt. » Depuis, des centaines d’artistes réuni·es au sein de l’appel Strike Germany ont appelé à « la grève » des institutions allemandes.
« Provincialisme »
« Ils vont trop loin. » Attablée dans son restaurant berlinois favori, Deborah Feldman savoure les polémiques qu’elle provoque. L’essayiste est une star mondiale. Elle a grandi aux États-Unis, dans une famille hassidique de Brooklyn. Son roman best-seller, Unorthodox, paru en 2012 et adapté par Netflix, raconte sa rupture avec ce monde ultrareligieux.
Cet été, elle a publié en Allemagne Judenfetisch, un livre diversement accueilli, où elle s’agace de la façon dont l’État allemand a construit une « relation transactionnelle » avec les communautés juives. La culture juive, dit-elle, y est « fétichisée », au point que certaines personnalités publiques vont jusqu’à se convertir, ou s’octroyer une judéité plus ou moins imaginaire.
Deborah Feldman lors d’un festival de littérature à Cologne, en mars 2024. © Horst Galuschka/dpa
Depuis la guerre à Gaza, Deborah Feldman tire à vue, dézingue le « provincialisme » des élites allemandes, dénonce une « hystérie de masse » où « tout est devenu antisémite ». Sa cible : les politiques, les journalistes et les personnalités juives qui soutiennent à tout crin Israël au point, dit-elle, de « se tirer des balles dans le pied ».
Elle est qualifiée d’arrogante, d’agressive. Elle s’en moque. « Ils disent que je suis folle, mais ils ne disent pas que j’ai tort, s’amuse-t-elle. J’ai rejeté ma famille. J’ai une communauté [qui la soutient – ndlr], mes propres revenus. Avoir une bonne réputation ne m’intéresse pas. »
À New York, Feldman parlait yiddish. Elle s’est installée à Berlin en 2014, pas peu fière de parler un allemand parfait. « Ma famille a vécu en Allemagne à partir des années 1300. Ils ont été déportés, presque tous gazés à Auschwitz. C’est ma maison. Moi aussi j’ai le droit de dire aux Allemands ce que c’est d’être juif. »
Le 23 octobre, elle signe un texte avec 130 intellectuel·les pour protester contre « les restrictions des libertés publiques », la répression des manifestations pro-Palestine et « l’autocensure » dans la culture. « Dès que l’antisémitisme et l’Holocauste sont évoqués, les Allemands prennent peur. Je suis là pour leur dire que ce mot d’“antisémitisme” est distordu par leurs responsables politiques », dit-elle.
Parmi celles et ceux que Deborah Feldman épingle souvent sur les réseaux sociaux, figure le juriste Felix Klein, délégué du gouvernement allemand « pour la vie juive en Allemagne et contre l’antisémitisme », un poste créé en 2018. Après la Berlinale, il a dénoncé les « narratifs antisémites » des lauréats avec ces mots : « C’est toujours étonnant d’entendre des artistes, féministes, queers, s’exprimer pour la cause des Palestiniens et contre Israël sans parler du Hamas, alors que le Hamas, selon son idéologie, leur promet une mort précoce et cruelle. »
Au nom du gouvernement, Felix Klein défend une définition restrictive de l’antisémitisme. « En Allemagne,a-t-il expliqué à des journaux régionaux, l’antisémitisme a toujours eu une signification particulière, parce qu’il y a cet arrière-plan de l’Holocauste. C’est pourquoi les frontières de ce qui peut être dit ici sont plus étroites qu’ailleurs. »
Il trace les limites du dicible et de l’indicible : « La limite est franchie lorsqu’Israël est délégitimé et démonisé. Par exemple lorsqu’il est dépeint comme un État d’apartheid ou que des comparaisons sont faites avec les crimes nazis : décrire la bande de Gaza comme un camp de concentration, ou l’armée israélienne comme criminelle. »
Cette définition est inspirée de celle écrite par l’Alliance internationale pour le souvenir de l’Holocauste (IHRA), à ce jour adoptée, de façon non contraignante, par 25 États européens (dont, partiellement, la France) et par les États-Unis. Elaborée en 2016, elle englobe les violences, les clichés antisémites, le négationnisme, l’assimilation entre les juifs et l’État d’Israël, etc.
Elle inclut aussi les affirmations selon lesquelles « l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste » ; proscrit de comparer « la politique israélienne contemporaine et celle des Nazis » ; ou d’opérer un « traitement inégalitaire de l’État d’Israël ». Une définition dont le propre inventeur, Kenneth Stern, craint désormais qu’elle ne soit utilisée pour censurer les discours critiques envers l’État d’Israël.
« Pendant longtemps,dit Deborah Feldman, il y a eu une seule position juive officielle en Allemagne : représenter les intérêts politiques d’Israël. Cela fonctionnait quand c’était encore un État laïque et démocratique. C’était aussi avant les réseaux sociaux, avant qu’il y ait beaucoup de musulmans en Allemagne. Ce cadre reste en place. Personne n’ose le remettre en cause : ils sont tous terrifiés. »
« Empathie à sens unique »
Ce « cadre » qui paraît encore inflexible, Daniel Marwecki tente de l’expliquer. Le jeune universitaire vient tout juste de publier la version allemande de son livre sur le soutien de l’Allemagne à Israël depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Son ouvrage porte un titre éloquent : Absolution ? Israël et la raison d’État. « Quand les Allemands parlent d’Israël, ils parlent en général d’eux-mêmes », y écrit-il.
Daniel Marwecki raconte comment dès les années 1950, l’Allemagne de l’Ouest fut, avant les États-Unis, le grand allié militaire et industriel du tout jeune État hébreu, qui n’en avait pas beaucoup. Le pays cherchait à la fois à se réhabiliter, mais agissait aussi par intérêt politique – l’État recyclait alors sans gêne d’anciens nazis.
Il rappelle comment, dans les années 1990, l’Allemagne réunifiée encouragea le processus de paix d’Oslo et finança les organisations palestiniennes. Et, finalement, la façon dont le soutien à Israël est devenu ces dernières années un pilier idéologique des grands partis allemands. « Pour la plupart des Allemands, dit-il à Mediapart, être pro-Israël, c’est être pour la démocratie. Et c’est la preuve que l’Allemagne a travaillé sur son passé. »
En 2008, l’ancienne chancelière Angela Merkel prend la parole devant la Knesset, le Parlement israélien : « Chaque gouvernement et chaque chancelier avant moi ont été les obligés de la responsabilité historique particulière de l’Allemagne pour la sécurité d’Israël. » Elle parle d’une « raison d’État ».
Pour les dirigeant·es allemand·es, le soutien à Israël devient alors identitaire : un dogme politique destiné à graver le travail de mémoire dans le marbre. « Le droit d’Israël à exister est le nôtre », déclare en 2018 la porte-parole des Grünen. « Les écologistes voient leur soutien inconditionnel à Israël comme une expression d’antinazisme : autrement dit, comme une position progressiste », remarque Hans Kundnani, chercheur à l’Institut Remarque de New York.
Avec le 7 octobre, dit Daniel Marwecki,la sécurité d’Israël s’est retrouvée menacée et l’argument de « la raison d’État a complètement gagné ». Il note combien nombre d’Allemand·es n’ont pas voulu voir les horreurs à Gaza. « Les médias n’ont pas montré beaucoup d’images de Gaza, ni donné la parole à des voix palestiniennes : l’empathie et la solidarité ont été à sens unique. »
Au fil des mois, assure-t-il, la situation commence à changer. Les dirigeants allemands s’aperçoivent que la position allemande est intenable : elle décrédibilise le pays à l’étranger et offre une carte blanche à Nétanyahou. « Officiellement, le discours reste le même. Mais dans certains partis, comme les écologistes, les débats sont de plus en plus vifs », note Daniel Marewcki.Il aura fallu six mois, un scandale aux yeux du monde dans un festival de cinéma, et d’innombrables cadavres.
Mathieu Magnaudeix