Une voiture incendiée à Al-Mughayyir, samedi. Crédit : AFP
« Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi les colons qui nous ont attaqués étaient masqués. Après tout, personne ne les punira et personne ne leur fera rien », a déclaré dimanche un jeune Palestinien du village d’Al-Mughayyir. Il a été sauvé de justesse des assaillants israéliens qui ont envahi son village vendredi après-midi, environ 24 heures avant que le corps de Benjamin Ahimeir, l’adolescent juif assassiné en Cisjordanie le même jour, ne soit retrouvé.
Cette phrase synthétise ce que les Palestiniens vivent collectivement depuis des dizaines d’années. Les colons gagnent à commettre des actes de violence, qui servent l’objectif de l’État : accaparer autant de terres palestiniennes que possible. Grâce à cette violence systématique, des dizaines d’avant-postes agricoles israéliens et de fermes d’éleveurs non autorisés ont ouvertement chassé les Palestiniens de centaines de milliers d’hectares en Cisjordanie. Au cours des dernières années, la menace de la violence des colons a contraint des dizaines de communautés d’éleveurs palestiniens à plier bagage et à s’installer dans des zones déjà construites dans des villages ou sur des terres avoisinantes.
Lorsque le ministre de la défense Yoav Gallant a appelé les colons à « ne pas se faire justice eux-mêmes », il ne s’est pas contenté de répéter le cliché creux que l’on entend habituellement dans ce genre de situation. En effet, la loi n’est pas censée infliger une punition collective à des personnes qui n’ont aucun lien avec le crime commis, en mettant le feu à leurs maisons et à leurs voitures. Monsieur Gallant était en train de décrire la réalité. L’application de la loi israélienne en Cisjordanie et le vol des terres palestiniennes - par des voies administratives telles que l’expropriation, la confiscation, l’interdiction de construire et les démolitions, ainsi que par la peur, les menaces, la violence et l’expulsion de facto - sont les deux faces d’une même médaille.
Tout au long de la journée de vendredi et de samedi, les habitants d’une dizaine de villages palestiniens situés entre Ramallah et Naplouse ont vécu en sachant qu’ils étaient entièrement à la merci d’attaques organisées - plus violentes que d’habitude - par des Israéliens armés et protégés par l’armée. Les villageois n’ont personne pour les protéger, bien au contraire. Ils savaient que toute tentative de se défendre pouvait leur coûter des morts et des blessés - comme cela s’est produit à Al-Mughayyir vendredi après-midi. Ils savaient aussi que l’armée était susceptible de faire une descente dans leurs maisons les nuits suivantes et d’arrêter tous ceux qui osaient essayer de tenir les colons à distance en lançant des pierres.
Des colons attaquent un village en Cisjordanie, samedi.
Le nouveau gouvernement palestinien a condamné l’attaque, comme tous ses prédécesseurs dans des circonstances similaires. Mais il est lié par les accords d’Oslo, qui lui interdisent de protéger ses populations civiles lorsque les Israéliens les attaquent, tandis que l’armée israélienne, elle, protège les assaillants.
Dès vendredi après-midi, des attaques de colons ont été signalées dans les villages d’Al-Mughayyir, Turmus Ayya, Sinjil, Khirbet Abu Falah, Mazra’a, Luban al-Sharqiya, Atara, Duma, Qusra, Dir Dibwan et Silwad. Dans chacun d’entre eux, les habitants ont informé les journalistes et le groupe WhatsApp « Recensement des attaques de colons » des attaques qui s’accumulaient, de la multiplication des attroupements de colons à l’entrée des villages, qu’une nouvelle invasion avait lieu ici, qu’une route était fermée là. Par des messages enregistrés, les habitants se sont vus déconseiller de circuler sur certaines routes, et des photos prises à distance ont permis de visualiser des groupes d’Israéliens éparpillés parmi les oliviers et les champs de la région.
Avant même que l’on sache si Ahimeir avait bien été assassiné, et a fortiori qui étaient les suspects, des masses de civils israéliens qui avaient l’air d’être des juifs religieux, sortant des avant-postes et des colonies de la région, ont saisi l’occasion de sa disparition comme prétexte pour faire ce qu’ils font constamment depuis des années, mais à plus petite échelle : terroriser, attaquer les villageois, détruire les biens, empêcher les travaux agricoles et le pacage, voler et bloquer les routes palestiniennes.
Selon les habitants d’Al-Mughayyir, au nord-est de Ramallah, Jihad Abu Alia - un jeune villageois qui a été tué par balle ce même vendredi après-midi - a été abattu par des colons et non par des soldats. Au moins quatre membres de sa famille, dont une femme et un garçon de 15 ans, ont été blessés par des tirs à balles réelles. Le garçon et la femme ont été touchés aux deux jambes, tandis qu’un homme a été blessé à la poitrine, ses proches affirmant que la balle avait presque atteint le cœur. Un autre homme a été blessé à la hanche, également par des tirs à balles réelles.
Les habitants ont déclaré que les soldats avaient protégé, par leur présence et leurs armes, les masses de civils armés, certains masqués, qui avaient fait irruption dans leur village. Comme dans des dizaines de cas, sinon plus, documentés au cours des 20 dernières années, les soldats n’ont pas empêché les envahisseurs de tirer, d’incendier des maisons et de voler un troupeau d’environ 120 moutons appartenant à un villageois qu’ils ont battu alors qu’il tentait d’empêcher le vol. Au cours du raid, un inconnu a abattu une vingtaine de jeunes chèvres dans un autre enclos. Le blessé grave, Jihad Abou Alia, n’a pas pu être conduit à l’hôpital car les soldats avaient bloqué les sorties du village. Les villageois ont déclaré qu’il aurait pu être sauvé si on n’avait pas empêché qu’il soit emmené en ambulance.
Selon les villageois, des personnes ont porté les blessés sur plusieurs centaines de mètres pour les rapprocher de voitures privées qui pouvaient les conduire à l’hôpital. Samedi matin, en raison du blocage des routes. les villageois ont dû prendre des voies détournées pour ramener le corps d’Abou Alia de l’hôpital de Ramallah jusqu’au village.
Samedi soir, dans le village de Beitin - à proximité de Ramallah et d’Al-Bireh au nord - un Palestinien de 17 ans, Omar Hamed, a été tué par des tirs à balles réelles lorsque des habitants se sont rassemblés à l’entrée sud-ouest du village et ont tenté d’empêcher les Israéliens d’y pénétrer. Les Palestiniens ont déclaré qu’un civil israélien avait tiré sur le jeune homme et l’avait tué.
Une compagnie de la police des frontières en Cisjordanie, samedi.
Les Palestiniens ont également fait état de l’incendie d’habitations suppémentaires par des civils israéliens : encore d’autres maisons à Al-Mughayyir, ainsi qu’à Qusra et Douma. Des attaquants ont également mis le feu à des voitures. Des civils et des militaires israéliens ont bloqué les accès aux villages situés le long de l’axe Ramallah-Naplouse, des Israéliens ont jeté des pierres sur des voitures portant des plaques d’immatriculation palestiniennes et ont tiré sur des maisons situées à la périphérie d’autres villages de la région, blessant encore davantage de Palestiniens.
Au total, 91 Palestiniens de ces villages ont été blessés ce week-end : 39 par des soldats, 43 par des Israéliens et neuf dont on ne sait pas exactement par qui. Environ la moitié d’entre eux ont été touchés par des balles réelles. Vingt-trois d’entre eux sont originaires d’Al-Mughayyir. Dans ce seul village, 21 maisons ont été entièrement brûlées par les Israéliens, qui ont également endommagé 32 véhicules et diverses installations agricoles, ainsi que des systèmes d’adduction d’eau et d’évacuation des eaux usées. Au total, 360 arbres ont été saccagés.
Dimanche, le jeune qui demandait pourquoi les Israéliens prenaient la peine de dissimuler leur visage a rendu visite à des proches et à des habitants de son village qui, blessés par les tirs et les coups, ont été hospitalisés à l’hôpital gouvernemental de Ramallah. D’autres habitants d’Al-Mughayyir ont accompagné ou rendu visite à leurs proches blessés. Tous les patients et les visiteurs ont parlé de la peur des enfants et de la crainte de les laisser seuls.
La peur des enfants n’est pas nouvelle. L’inquiétude pour les enfants n’a pas pris naissance le week-end dernier. Ce n’est pas non plus d’aujourd’hui que les Palestiniens de Cisjordanie savent qu’ils sont totalement démunis face à la violence des colons, sans qu’aucune organisation locale ou internationale ne soit en état de les protéger. Mais au cours des six derniers mois, la crainte d’une expulsion massive s’est ajoutée à la liste - expulsion non seulement de leurs terres agricoles, mais encore de leurs foyers et de leurs villages, et de leur pays.
Les Palestiniens ont toujours dit que l’objectif du sionisme était de les expulser, comme il l’a fait à grande échelle en 1948. Mais la tactique du summud - la ténacité - leur a permis, le croyaient-ils, de contrarier le projet israélien tout au long des sept dernières décennies. Depuis le 7 octobre, l’hypothèse selon laquelle Israël tente de les expulser s’est renforcée. Ils voient les dizaines de milliers de civils tués à Gaza, les destructions dans l’enclave côtière, les masses de Gazaouis qui voudraient partir à l’étranger pour s’en sortir, l’énorme pouvoir politique des colons, et le discours israélien sur l’expulsion « volontaire » considérée comme la solution.
Chaque attaque des colons, protégés par l’armée, est ainsi perçue par les Palestiniens comme une avancée de plus dans la concrétisation d’un plan israélien visant à les expulser de leur pays.
Amira Hass