Chez Marx et Engels, la question stratégique est peu développée. Il existe un
hiatus entre l’attention qu’ils portent à la spontanéité sociale et à ses inventions
(attention à la mesure de leur méfiance envers le volontarisme blanquiste et le
culte conspiratif de l’action minoritaire), et une pensée stratégique parfois
rabattue sur son aspect directement militaire, pour lequel se passionnent non
seulement Engels, mais Marx aussi dans ses articles sur la guerre de Sécession
ou celle guerre de Crimée. Il arriva même à Engels d’évoquer la révolution
comme « un phénomène purement naturel commandé par des lois physiques » [1].
La question stratégique émerge donc de façon intermittente, en rapport étroit
avec les moments d’intensité révolutionnaire (révolutions de 1848, Commune de
Paris). L’énigme de la métamorphose du « rien » en « tout », - d’une classe
exploitée, dominée, et mutilée par le travail – en classe hégémonique capable de
changer le monde, semble résolue par un pari sociologique sur le fait que la
croissance et la concentration du prolétariat entraîneraient mécaniquement une
élévation de sa conscience collective et un progrès de ses modes d’organisation.
L’intermittence de l’organisation politique, que Marx appelle aussi « le parti
éphémère » pour le distinguer du « parti historique » qui ne serait rien d’autre
que le mouvement d’auto-émancipation de la classe en tant que telle, apparaît
comme la conséquence des intermittences de l’occasion révolutionnaire. C’est
pourquoi Marx a prôné par deux fois la dissolution des partis qu’il avait
contribué à fonder, la Ligue des communistes en 1852 et l’Association
internationale des travailleurs en 1874 : « Je te ferai observer qu’après que, sur
ma demande, la Ligue (des communistes) eut été dissoute en novembre 1852, je
n’ai appartenu et n’appartiens à aucune organisation secrète ou publique,
autrement dit le parti, dans le sens tout à fait éphémère du terme, a cessé
d’exister pour moi depuis huit ans. En outre, j’ai essayé d’écarter ce malentendu
qui ferait comprendre par parti une Ligue morte depuis huit ans ou une rédaction
de journal dissoute depuis douze ans. Lorsque je parle cependant de parti,
j’entends le terme parti dans son sens large, historique » [2]. Autrement dit, il faut
savoir se défaire d’un parti prétendu révolutionnaire quand la défaite le
transforme en « pépinière de scandales et de bassesses ».
De même, Engels commente dans une lettre à Becker [3] la dissolution de l’AIT
après l’écrasement de la Commune et la réaction qui s’ensuivit : « Au
demeurant, l’Internationale continue effectivement de subsister. La liaison entre
les ouvriers révolutionnaires de tous les pays, pour autant qu’elle puisse être
efficace, est là..., et je ne vois pas en quoi le regroupement de tous ces petits
centres autour d’un centre principal pourrait donner une force nouvelle au
mouvement, cela ne ferait qu’augmenter les frictions. Néanmoins, le moment
venu, il importera de rassembler les forces pour toutes ces raisons, il faudra une
longue préparation ». Engels recommande donc de ne pas « galvauder » cette
nécessité par la reconstitution prématurée d’une « Internationale officielle »,
réduite par la force des choses à une société de propagande. L’opposition entre
« Internationale officielle » et « Internationale de fait » prolonge la distinction
de Marx entre parti éphémère et parti historique.
Au début du XXe siècle, le jeune Trotsky et Rosa Luxemburg restèrent dans une
large mesure tributaires de ce déterminisme sociologique. Pour Trotsky, les
« intérêts du prolétariat » sont « si puissants et si inéluctables qu’ils le
contraignent finalement à les faire passer dans son champ de conscience, c’est-à-
dire à faire de la réalisation de ses intérêts objectifs son intérêt subjectif. »
Périlleuse dialectique de l’objet et du sujet, de l’en-soi et du pour-soi ! Qui
aboutit à un véritable credo : « la foi dans la destinée révolutionnaire de la classe
ouvrière » et « dans la réception inévitable des idées révolutionnaires comme
celles qui conviennent le mieux au mouvement historique du prolétariat » [4]. Il
s’agit bien là d’un acte de foi dans le sens de l’histoire. De même pour Rosa
Luxemburg, la social-démocratie n’est rien d’autre que le « mouvement propre
de la classe ouvrière », formule au demeurant très proche de celles du Manifeste
du Parti communiste.
Débats fondateurs
Les débats stratégiques fondateurs prennent donc forme au début du XXe siècle
dans les rangs de la grande social-démocratie allemande. L’Etat parlementaire
rend alors la lutte politique plus complexe et semble ouvrir, grâce au suffrage
universel, une perspective de conquête graduelle du pouvoir : il devient ainsi
imaginable que la majorité politique (électorale) finisse par rejoindre, ainsi que
le répétera François Mitterrand au soir de sa première élection à la Présidence, la
majorité sociale. Cette perspective traduit et entretient l’illusion d’une
homogénéité ou d’une continuité entre le politique et le social. D’autre part,
période de croissance de capitalisme dément les illusions de son effondrement
inéluctable. Enfin, la croissance du prolétariat n’entraîne pas la disparition de
classes moyennes (de la petite bourgeoisie) sans cesse renaissante.
Edouard Bernstein en tire plusieurs conséquences. Celle, d’abord, d’une longue
marche dans les institutions comme voie d’accès à l’exercice du pouvoir. Celle,
ensuite d’une continuité idéologique entre libéralisme et socialisme : « Pas une
idée libérale qui n’appartienne en même temps aux idées socialistes ». Il
relativise en conséquence la question de la propriété, pourtant cruciale depuis la
naissance du mouvement socialiste, au profit d’une simple régulation juridique
des rapports sociaux : « La moindre loi de fabrique renferme plus de socialisme
que toute nationalisation ». Il en tire enfin la conclusion logique : « Là où l’Etat
est moins rentable, il faut donner l’avantage au privé ». C’était presque aussi
beau que du Rocard en 1977 devant le Forum patronal de L’Expansion ou
comme du Ségolène Royal. Ce socialisme parlementaire relooké donne une
importance nouvelle à la question des alliances de classes – notamment sur le
terrain électoral – et diminue d’autant l’importance de la spontanéité ouvrière.
Dès lors que le mouvement est tout, et que le but n’est rien, cette vision laisse
peu de place à la question stratégique. C’est déjà la « force tranquille » qui
s’avance – sans rupture ! - à pas de sénateur sur la voie romaine de l’histoire.
Angelo Tasca a parlé à ce propos d’un « socialisme hors du temps », sans cibles
ni échéances, sans solutions de continuité, ni changements de rythme. Or, le
temps stratégique est précisément un temps brisé, « kairotique », scandé
d’instants propices et d’opportunités qu’il faut saisir, tout le contraire donc
d’une durée uniforme, « homogène et vide ».
Face à ce qui apparut comme une grave révision de l’orthodoxie, Kautsky s’en
fit le champion contre Bernstein. Lénine, virtuose pourtant de la « lecture
symptômale », fit des Chemins du pouvoir (1909) son livre de chevet. Il se
déclarait en parfait accord et restait aveugle à ce qui, quand on connaît sa propre
logique, aurait dû lui apparaître comme des énormités : « Le parti socialiste est
un parti révolutionnaire. Il n’est pas un parti qui fait des révolutions. Nous
savons que notre but ne peut être atteint que par une révolution, mais nous
savons aussi qu’il ne dépend pas de nous de faire une révolution, ni de nos
adversaires de l’empêcher. Nous ne songeons donc nullement à provoquer ou à
préparer une révolution. Et comme nous ne pouvons pas faire une révolution à
volonté, nous ne pouvons pas dire le moins du monde quand, et sous quelle
forme elle s’accomplira. » Qu’on ne puisse décréter une Révolution, ou tout
autre événement, ni déclencher à volonté un soulèvement de masse, cela relève
du bon sens. Prétendre que les adversaires n’ont aucun moyen de l’empêcher est
déjà beaucoup plus imprudent et rassure à trop bon compte, comme les coups
d’Etat en Indonésie (1965) ou au Chili (1973) l’ont cruellement rappelé : la
détention du pouvoir d’Etat et de ses organes répressifs permet aux dominants
en situation critique, de prendre l’initiative et d’écraser dans l’œuf une
révolution naissante. C’est une des conséquences stratégiques élémentaires de
l’asymétrie entre dominés et dominants. S’il est vrai de dire, comme Kautsky,
qu’on ne « fait » pas une révolution à sa guise, il est en revanche fort discutable
d’en conclure comme il le fait qu’on ne saurait donc la préparer et s’y préparer.
C’est cette position passive qui lui valut de la part de ses opposants, en
l’occurrence de Pannekoek, la caractéristique pertinente de « radicalisme
passif ».
Pour Kautsky, la révolution se limite en effet à « un déplacement de forces dans
l’Etat » et à « la conquête des pouvoirs publics ». La dictature du prolétariat,
dont il se réclame en bon orthodoxe, se réduit alors à l’occupation « d’une
position dominante dans l’Etat » et à « l’expression de l’hégémonie politique du
prolétariat ». La conquête du pouvoir signifie l’investissement de l’Etat et des
institutions existantes, dans la mesure où, si l’Etat moderne demeure un
« instrument de domination de classe », ses fonctions sociales augmentent,
provoquant d’ailleurs la réaction manchestérienne (libérale) contre l’Etat social
naissant : « L’action économique de l’Etat moderne est l’origine naturelle de
l’évolution qui conduit à la société socialiste. » [5]. Il s’agit donc de transformer
l’Etat en « grande coopérative économique » conformément à une « nécessité
implacable de l’évolution économique ». Dans ce grand Etat moderne, il ne peut
être question de rendre le Parlement superflu, mais tout au plus d’en corriger
l’action dans certains cas particuliers : « Tant qu’existera l’Etat moderne, le
centre de l’action politique sera toujours le Parlement », et dans la République
parlementaire, la question politique cruciale est celle du suffrage [6].
A la différence de Bernstein, Kaustky relativise la question des alliances en
misant la croissance organique de la masse ouvrière qui deviendrait « de plus en
plus nombreuse et de plus en plus puissante ». Mais il rejette aussi l’anarchisme
en tant qu’ « utopie prolétarienne » qui « aboutit tôt ou tard à un syndicalisme
purement corporatif ou à un corporatisme anti-politique. » Il prône enfin « une
défiance totale à l’égard de tous les partis bourgeois », s’érigeant en gardien
d’un « socialisme pur » auquel la logique du progrès et la victoire promise au
happy end garanti de l’histoire, épargnerait les compromissions
compromettantes. Il suffirait donc de se livrer patiemment à une accumulation
passive de forces : « Il est nécessaire de garder notre poudre au sec pour la
prochaine grande bataille » - c’est-à-dire pour les prochaines élections au
Reichstag ! A la différence de Kropotkine, prétendant que « le peuple sent
toujours correctement la situation », Kautsky se méfie par conséquent des foules
à la spontanéité brouillonne, vulnérable aux provocations susceptibles de
perturber la marche tranquille sur les chemins du pouvoir : « La masse ne peut
réaliser que des actions qui ne durent que quelques heures, et ne peuvent être
que des actes de destruction » ; de sorte que l’action de masse peut vaincre,
« mais ne peut engranger les fruits de la victoire. » [7]
La controverse sur la grève générale illustre ces réticences. Devant les grèves
belges et russes du début du siècle, Rosa Luxemburg a vite compris qu’il y avait
là la manifestation d’une énergie sociale capable de bousculer l’inertie
conservatrice des appareils. A la différence des bonzes syndicaux, carrément
hostiles à ces mouvements spontanés, Kautsky adopte une position médiane, qui
oppose la grève générale « coercitive » ou offensive (russe ou orientale), à la
grève générale simplement « démonstrative », ultime recours défensif face à un
adversaire qui ne jouerait plus le jeu. Car « une grève de masse politique –
coercitive – et une lutte électorale s’excluent totalement l’une l’autre ». [8] En
l’absence de droits politiques, la grève était en Russie le seul moyen de
protestation, et elle représentait en soi une victoire, mais en Allemagne les
socialistes disposent d’autres moyens, de sorte que la grève sera « l’arme
ultime qui permet de porter le coup décisif », le moment venu [9].
Il n’est donc pas étonnant que le terme d’évolution revienne sans cesse dans son
propos. Il exprime une inébranlable confiance dans la téléologie historique
associée au déterminisme économique : l’agonie catastrophique du capitalisme
est « nécessaire » et « inévitable ». La Commune de Paris aurait en revanche
apporté la preuve que les temps de « l’anéantissement étaient provisoirement
révolus » [10]. Cette stratégie révolue, dont le terme est emprunté à la grande
histoire militaire de Delbrück, pouvait encore valoir là où les transports sont peu
développés et où prédomine une grande métropole urbaine. Kautsky reprend
ainsi à son compte la fameuse préface d’Engels de 1895 à La lutte des classes en
France, pour plaider une « stratégie d’usure » correspondant au suffrage
universel. Engels n’imagine cependant pas que l’usure puisse dispenser de la
lutte finale [11]. En insistant sur la détention par L’Etat moderne d’un monopole
sur les armes efficaces et en réfléchissant sur « l’ architecture des villes
modernes », Engels aurait voulu signifier à ses héritiers « l’impossibilité d’une
insurrection armée » : le temps des « coups de main » et « des révolutions
exécutées par des minorités à la tête de masses inconscientes » était désormais
révolu [12]. La masse organisée dispose à présent de ses propres institutions, bien
qu’il fût vraisemblablement impossible d’organiser la totalité de la population
dans le cadre du mode de production capitaliste.
La référence à la guerre d’usure ou de position, par contraste avec les
insurrections de décision rapide, met l’accent sur la dimension de la durée : « Le
sort d’une Révolution sociale ne peut pas être décidé d’un seul coup [...] Les
révolutions se préparent dans des luttes politiques et économiques qui durent des
dizaines d’années ; elles se poursuivent à travers des alternances, des
changements continuels dans la force des classes et des partis, et sont souvent
interrompues par de longues périodes de réaction. » [13] Kautsky est donc bien,
avant Gramsci, celui qui introduit le vocabulaire militaire dans le débat du
mouvement ouvrier à partir de l’opposition entre guerre d’usure et guerre
d’anéantissement : il s’agirait face à l’Etat moderne d’affaiblir, d’user
l’adversaire, et de se mettre en situation de légitime défense. Cette stratégie rêve
à la possibilité de n’avoir jamais à livrer bataille.
C’est ainsi que la guerre mondiale et le fascisme seront d’abord perçus comme
de simples parenthèses (détours ou contretemps) sur la voie rectiligne du
progrès, sur son escalier que l’on monte et jamais ne descend, ainsi qu’ironisait
déjà Péguy. C’est ce quiétisme historique que Walter Benjamin accusa, dans son
pathétique testament philosophique, d’avoir endormi la vigilance
révolutionnaire face aux périls : « Rien n’a plus corrompu le mouvement ouvrier
allemand que la conviction de nager dans le sens du courant [...]. Dans sa
théorie, et plus encore dans sa pratique la social-démocratie a été guidée par une
conception du progrès qui ne s’attachait pas au réel mais émettait une prétention
dogmatique. » Ce progrès, « tel qu’il se peignait dans la cervelle des sociaux-
démocrates », était d’abord un progrès de l’humanité en tant que telle et non
simplement de ses connaissances et de ses capacités ; c’était aussi un progrès
illimité répondant à un dogme de perfectibilité tout aussi illimitée ; c’était enfin
un progrès irrésistible et irréversible inscrit dans « un temps homogène et vide ».
Ce que ne précisait pas Benjamin, c’est qu’un reproche comparable pouvait déjà
être adressé au mouvement communiste stalinisé et bureaucratisé [14].
Dès la polémique de 1902 autour de Réforme et Révolution, Rosa Luxemburg a
compris l’enjeu et le danger du conservatisme d’appareil en politique. Elle
perçut ensuite la spontanéité ouvrière comme une antidote : « 1905 ouvre une
époque nouvelle pour le mouvement ouvrier » grâce à l’irruption d’un élément
nouveau, « la manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution ». La
grève générale n’est donc pas pour elle un ultime recours défensif, mais
l’irruption qui rend pensable une stratégie révolutionnaire. Kautsky lui concède
alors la distinction entre « grève générale russe » et « grève générale
occidentale », qui concrétise la différence paradigmatique entre Orient et
Occident [15].
Pour Rosa, l’opposition entre guerre d’usure et d’anéantissement est formelle, et
l’opposition entre la Russie asiatique et l’Europe parlementaire trop abrupte.
Mais, quelque années plus tard, c’est le hollandais Anton Pannekoek qui fait
scandale en affirmant qu’il ne s’agit pas de conquérir les pouvoirs publics,
ministère après ministère, mais bien de briser l’appareil d’Etat [16]. Ce débat
rebondit, à la lumière du traumatisme d’août 14, par un article de Boukharine
accueilli dans un premier temps avec incrédulité par Lénine [17]. Pannekoek insiste
sur l’époque de l’impérialisme, sur l’importance de la course aux armements,
sur la montée de la pression fiscale qui rejettent la classe ouvrière à la défensive.
Il souligne la supériorité culturelle et organisationnelle des classes dominantes
par le biais de la maîtrise du pouvoir d’Etat, alors que, « dans son être même,
l’organisation du prolétariat est quelque chose d’intellectuel qui représente un
total bouleversement de l’identité des travailleurs. » [18] L’élimination de la
domination de classe n’est donc possible que « parce qu’existe un pouvoir
populaire permanent, qui se construit pas à pas et de façon inexorable, jusqu’au
point où sa force sera telle qu’il écrasera le pouvoir d’Etat de la bourgeoisie et le
dissoudra dans le néant ». Avant, il suffisait qu’une partie des classes populaires
« s’ameute dans la capitale », désormais une minorité agissante peut entraîner
des secteurs de plus en plus large, mais Kautsky ignore la composition sociale
spécifique des classes modernes, ce qui le conduit, en érigeant en système la
« vieille tactique éprouvée », à développer une théorie de « l’expectative
passive » et du « radicalisme passif » opposés à l’activité révolutionnaire.
Kautsky lui répond que, dans un contexte de montée des conflits, « l’élément
cataclysmique de la situation » réside dans la combinaison de l’action d’un
prolétariat organisé avec celle des grandes masses inorganisées. Pour
Pannekoek, les masses qui étaient naguère encore bourgeoises, sont devenues
prolétariennes, mais l’instinct de classe ne va pas toujours dans le bon sens. Il ne
dispose cependant pas d’une théorie de l’idéologie, du fétichisme, de la
réification, qui lui permettraient de comprendre qu’il n’est d’issue au cercle
vicieux de la reproduction du rapport social, que par la rupture avec la
temporalité homogène et linéaire, par une pensée des crises et des situations
révolutionnaires.
Pour Anton Pannkoek, la nouvelle tactique se limiterait à préconiser que « la
direction du parti organise la révolution ». Dépassant la controverse entre
anarchistes et sociaux-démocrates (ou prétendant le faire), il entend à la fois
« s ‘emparer du pouvoir d’Etat et le détruire ». Mais que s’agit-il au juste de
détruire ? La centralisation ? Mais la vieille Ligue des communistes de 1848
voulait exactement le contraire... Supprimer l’administration ? Ou plutôt
l’élire... ? Et quels ministères supprimer ? Pour Kautsky la question n’est
vraiment pas la destruction du pouvoir d’Etat, mais plutôt l’affirmation « d’une
prééminence » du législatif sur l’exécutif et le judiciaire, et la démocratisation
du système électoral par l’élimination des chambres hautes, « mais jamais, au
grand jamais, ce processus ne peut déboucher sur la destruction du pouvoir
d’Etat, mais toujours sur un déplacement des rapports de forces au sein du
pouvoir d’Etat » [19]. Contre le « crétinisme de l’action de masse », la voie royale
reste donc la conquête de la majorité parlementaire.
Pour Pannekoek, au contraire, la Révolution sociale se présentait jusqu’alors
comme un but « à distance inaccessible ». Le réformisme était absorbé par
l’action syndicale et parlementaire, alors que, « pour nous, la révolution est un
processus qui, dès ses premières phases, permet d’aller de l’avant ». Dans cette
perspective, le parti est un « transformateur d’énergie », qui entreprend des
actions révolutionnaires [20]. L’erreur de Kautsky, c’est son incapacité à concevoir
la transition comme processus dialectique. Il réduit par conséquent le Parti à un
rôle de pédagogue qui cultive et organise le prolétariat plus qu’il ne prend
d’initiatives : « Développer l’organisation, enlever toutes les postions que nous
pouvons conquérir par nos propres forces, que nous pouvons tenir, étudier l’Etat
et la société, éduquer les masses : nous ne pouvons nous assigner et assigner à
nos organisations de façon consciente et méthodique d’autres tâches
aujourd’hui. Nous pouvons réfléchir sur l’imprévisible, mais nous ne pouvons
anticiper sur l’avenir en prenant à l’avance des décisions de caractère
tactique ». [21]
L’esprit d’Erfurt cherchait à réunir le mouvement ouvrier réel et la doctrine
socialiste nés séparément : « Le socialisme et la lutte de classe surgissent
parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre ; ils surgissent de prémisses
différentes. La conscience socialiste aujourd’hui ne peut surgir que sur la base
d’une profonde connaissance scientifique [...] Or le porteur de la science n’est
pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois [souligné par Kautsky] Ainsi
donc la conscience socialiste est un élément importé du dehors (von Austen
Hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui
en surgit spontanément. » [22] Lénine cite cette page avec approbation. Mais vingt
pages plus loin, il la paraphrase en disant tout autre chose : « La conscience
politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est à
dire de l’extérieur de la lutte économique, de la sphère des rapports entre
ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance
est celui des rapports de toutes les classes et catégories de la population avec
l’Etat et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elle
[...] Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les sociaux-
démocrates doivent aller dans toutes ls classes de la population, ils doivent
envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée... » [23]. Cette
interprétation (très) libre est en effet cohérente avec sa compréhension des
spécificités de la lutte politique, irréductible à la seule revendication sociale.
Salué par Trotsky comme « éclectique de génie », Jaurès développe sa
conception du socialisme en revisitant l’héritage de la Révolution française,
mais aussi en écho à la controverse allemande. Principe d’organisation de la
société, la république est conçue comme une république sociale jusqu’au bout [24].
Sa thèse latine était déjà consacrée aux rapports entre Etat et propriété. La
critique luthérienne de l’usure préfigure à ses yeux la critique socialiste de « la
puissance reproductive de l’argent abandonnée à elle-même ». Il en résulte un
« socialisme moral », héritier de la critique chrétienne de l’argent, et une
réhabilitation de l’Etat comme contrat rationnel et levier nécessaire de
l’émancipation politique : « Les droits politiques et économiques de chaque
citoyen ne se discernent pas en dehors de l’Etat et du contrat social ; donc
l’individualisme et le socialisme ne s’opposent pas, mais s’unissent et se
concilient. » [25] Entre socialisme d’Etat et collectivisme, subsiste cependant un
abîme : le premier est, en fait, « un capitalisme d’Etat dans les services
publics », alors que le socialisme est « l’intervention de la société dans les
rapports économiques que crée entre les hommes l’existence de la propriété » :
le collectivisme est donc le seul moyen de « rétablir et d’universaliser la
propriété personnelle » dans le cadre de la « souveraineté économique de la
nation ».
Jaurès adhère ainsi à la perspective de dépérissement de l’Etat, au fur et à
mesure que la fonction publique devient « fonction sociale ». Il revendique la
Constitution de 1793 et considère que tout ce qui, dans les constitutions
modernes, s’en éloigne constitue une concession à l’esprit de défiance
conservatrice et de privilège où survivent les habitudes monarchiques. Alors
que, pour Rosa Luxemburg, la démocratie bourgeoise n’est qu’une « démocratie
imaginaire abstraite », il se propose de « greffer la révolution prolétarienne sur
la révolution démocratique bourgeoise ». En bon cartésien, il conçoit « la
méthode socialiste » comme une méthode scientifique qui « comprend la loi
d’évolution et impose à toute pensée révolutionnaire une longue période
préparation économique et politique ». « Evolutionnaire », autant ou plus que
révolutionnaire, le but visé est pour lui toujours préformé, et la transformation
sociale présuppose une « idée préalable de la justice et du droit », un « idéal
préconçu que poursuit l’humanité ». Il reproche par conséquent à Blanqui, mais
aussi à Marx et à Engels, une conception conspirative, encore bourgeoise, de la
révolution, qui maintiendrait le prolétariat dans un situation subalterne. C’est
pourquoi le Manifeste du parti communiste appartient encore à « la période de
l’utopie » : c’est « chimère d’espérer que le communisme puisse être greffé sur
la révolution bourgeoise ». Il ne souscrit pas pour autant à l’orientation de
Bernstein qui lui semble « dissoudre dans les brumes de l’avenir le but final du
socialisme. » [26]
Malgré ces critiques, Jaurès reste discret et évasif dans la controverse
stratégique. Lors de la polémique sur la participation du socialiste Millerand à
un gouvernement bourgeois, il est considère, avec Kautsky, la question comme
tactique, alors que, pour Rosa Luxemburg, l’Etat républicain est la forme
pratique de l’hégémonie bourgeoise.]
Révolution dans la révolution
Lors de la controverse allemande, Lénine reste fidèle à l’orthodoxie incarnée par
Kautsky, contre le révisionnisme de Bernstein, mais aussi contre le radicalisme
de Rosa Luxemburg. Pourtant, sa propre démarche l’engage dans une
problématique fort différente, dont il mettra lui-même bien du temps à prendre
la mesure. Contre l’économisme qui prédomine dans le socialisme russe
naissant, il insiste très tôt sur la nécessité d’une « ample campagne politique de
dénonciation de l’autocratie ». S’affirme ainsi un primat de la politique contre
les limites corporatives d’une vision étroite des intérêts de classe. Il s’agit chez
lui d’une idée force dont on retrouvera la logique dans la polémique de 1921
contre l’Opposition ouvrière. Pour affronter le despotisme tsariste au niveau de
l’organisation étatique de sa domination, les luttes économiques locales ne
suffisent pas, il faut « un parti pour toute la Russie ». Sa critique de la
spontanéité (« stikhiinost », en russe, signifie cependant désorganisation autant
que la spontanéité) semble alors s’apparenter aux réticences de Kautsky envers
les mouvements de foule improvisés : « Il est tout à fait possible et
historiquement vraisemblable que l’autocratie tombera sous la pression d’une de
ces explosions spontanées ou de ces complications inattendues qui la menacent
sans cesse de tous côtés. Mais à moins de tomber dans l’aventurisme, aucun
parti politique ne peut fonder son activité exclusivement sur l’attente de telles
explosions et complications. Nous devons suivre notre propre voie, et moins
nous spéculerons sur les opportunités imprévisibles, moins il y aura de risque
qu’un tournant historique nous prenne au dépourvu. » [27]
Jusqu’à la guerre, Lénine demeure donc un kautskyste apparemment orthodoxe.
Il faudra le choc du vote des crédits de guerre (que dans un premier temps il eut
du mal à croire) pour qu’il prenne conscience de la fracture qui s’était produite
entre sa propre démarche stratégique et l’orientation majoritaire de la IIe
Internationale. Dans La Faillite de la IIe Internationale la notion de « crise
révolutionnaire », mûrie depuis 1905 au fil de ses articles, prend alors toute sa
portée. Elle est en rapport logique avec celles de conjoncture et de situation qui
singularisent politiquement le moment opportun et brisent la linéarité temporelle
du socialisme hors du temps : la lutte a ses propres rythmes ses battements et ses
pulsations. C’est donc bien le choc traumatique d’août 14 qui fait sauter à la
pensée stratégique de Lénine le pas décisif en donnant leur cohérence à diverses
réflexions théoriques : une prise de conscience soudaine de la banqueroute
social-démocrate et de ses causes (formation d’une aristocratie ouvrière,
conservatisme bureaucratique des appareils, enlisement dans les routines
parlementaires ; une élaboration du concept d’impérialisme comme
surdétermination mondiale des formations sociales nationales ; un réexamen de
la question de l’Etat qui trouvera son aboutissement dans L’Etat et la
Révolution ; une redécouverte, consignée dans ses Cahiers philosophiques, de la
dialectique à la lecture de la Grande Logique de Hegel. [28]
C’est dans ce contexte, que Lénine systématise la notion de crise
révolutionnaire, qui guidera sa démarche entre février et octobre 17. Elle permet
de briser le cercle vicieux de la soumission et rend enfin concevable la prise du
pouvoir par une classe soumise à toutes les dominations (y compris
idéologique), lorsque se déchire la routine de la reproduction sociale. La
description générale est connue : la crise survient quand ceux d’en haut ne
peuvent plus gouverner comme avant ... ; quand ceux d’en bas ne le supportent
plus ... ; quand ceux du milieu hésitent et basculent dans le camp de la
révolution... Ces trois éléments sont étroitement interdépendants. Une crise
révolutionnaire est donc une crise politique, et non le simple prolongement
d’une lutte revendicative ou corporative, fût elle purement ouvrière.
C’est une « crise nationale » de l’ensemble des rapports sociaux (Lénine y
insiste à maintes reprises). Elle est étroitement associée à un autre concept
stratégique essentiel, celui de dualité de pouvoir entre deux légitimités
antagoniques. Une telle situation n’est concevable que si surgissent des
instruments qui commencent à remplir mieux ou autrement des fonctions que le
vieil appareil d’Etat paralysé, en voie de dislocation, ne parvient plus à remplir.
Encore faut-il que les formes nouvelles apparaissent, non seulement plus
démocratiques, mais plus efficaces pour remplir les fonctions nécessaires à la
vie quotidienne de la majorité des populations. La crise nationale implique donc
la question de l’hégémonie.
Pour que la crise puisse déboucher sur un dénouement victorieux, il faut encore
qu’aux trois éléments énumérés par Lénine, s’en ajoute un quatrième : un projet
conscient et une force capable d’initiative – de décision [29]. Le parti n’est plus
alors le pédagogue kautskyen, dont la tâche se limite à rendre consciente
l’expérience inconsciente et à éclairer le chemin déjà tracé de l’histoire. Il
devient un opérateur stratégique capable de saisir le moment propice,
d’organiser s’il le faut une retraite en bon ordre, de prendre l’initiative de la
contre-attaque et de passer à l’offensive, de faire la décision en rapport avec les
flux et reflux de la lutte des classes. Si la révolution est avant tout un
soulèvement social, son sort se décide politiquement et militairement, dans une
conjoncture où les heures comptent pour des mois et où les jours valent des
années. C’est pourquoi, il faut « préparer » (contrairement à ce qu’affirmait
Kautsky) la révolution en construisant un collectif capable d’agir dans les
situations extrêmes, sans être paralysé à la première épreuve, sans se diviser
devant le premier obstacle. Ce qui permet de décider et d’agir, ce n’est pas la
simple accumulation passive de forces et la seule bonne éducation des cadres du
parti, c’est la qualité des liens tissés avec le mouvement social et la légitimité
politique et morale de sa direction. [30]
Une stratégie révolutionnaire axée sur les notions de crise révolutionnaire et de
dualité de pouvoir implique donc une conception du parti fort différente de la
tradition erfurtienne. Ce parti n’est plus simplement le produit de la croissance
sociale et de la maturité du prolétariat. Il agit pour modifier les rapports de
forces et nouer les alliances nécessaires. Autrement dit, il fait de la politique. La
pensée stratégique de Lénine se distingue ainsi radicalement de la pensée
mécanique et gauchiste de la « théorie de l’offensive ». On le vérifiera encore
dans le bilan qu’il tirera de l’action désastreuse de mars 1921 en Allemagne, et
dans le reproche fait à ses inspirateurs d’avoir interprété « l’actualité de la
révolution », non dans un sens épocal, mais dans un sens immédiat et
permanent. Ils n’ont plus réfléchi en termes de cycles économiques, de cycles
d’expérience, de flux et reflux des luttes (et de la conscience), mais selon une
linéarité temporelle, symétrique à celle du réformisme parlementaire à pas de
tortue. Le temps était devenu posur eux aussi irréversible que l’accumulation
électorale. La stratégie finit alors par se réduire à une offensive permanente hors
du temps sur le terrain organisationnel, politique, militaire rejoint une
conception évolutionniste du mouvement ouvrier. [31]
Face aux « économistes » qui sont l’objet de la polémique, Lénine cite
élogieusement dans Que Faire ? un article de Kautsky paru dans la Neue Zeit [32]
sur le nouveau programme du parti social-démocrate autrichien. Ce texte,
s’inscrit dans la stricte logique erfurtienne, de fusion entre la réalité du
mouvement ouvrier et la doctrine socialiste : « Le socialisme et la lutte de classe
surgissent parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre ; ils surgissent de
prémisses différentes. La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que
sur la base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science
économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste
que, par exemple, la technique moderne et malgré tout son désir le prolétariat ne
peut créer ni l’une ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social
contemporain. Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les
intellectuels bourgeois [...] et c’est par eux qu’il été communiqué aux
prolétaires intellectuellement les plus évolués. Ainsi donc, la conscience
socialiste est un élément importé du dehors (von Aussen Hineingetragenes) dans
la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit
spontanément. » Kautsky plaide ainsi pour l’autonomie relative de la théorie et
pour le rôle pédagogique du parti, en revendiquant le rapport inégalitaire entre
l’enseignant et l’enseigné.
En le citant à témoin de sa propre cause contre les courants économistes de son
parti, Lénine se protége derrière une autorité alors incontestée. Trente pages plus
loin, il transforme cependant (consciemment ou non) les termes et le sens du
texte : « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que
de l’extérieur, c’est à dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de
la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait
puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et catégories
de la population avec l’Etat et le gouvernement, le domaine du rapport de toutes
les classes entre elles [...] Pour apporter aux ouvriers les connaissances
politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la
population, ils doivent envoyer dans toutes les directions les détachements de
leur armée. Si nous avons choisi cette formule anguleuse, si notre langage est
acéré et simplifié à dessein, ce n’est nullement pour le plaisir d’énoncer des
paradoxes, mais bien pour inciter les “économistes” à penser aux tâches qu’ils
dédaignent de façon si impardonnable, à la différence entre la politique trade-
unioniste et la politique social-démocrate qu’ils refusent de comprendre. »
Ce passage rappelle clairement le contexte et l’enjeu de la polémique avec les
économistes. Paraphrasant Kautsky, et sans nul doute convaincu de lui être
fidèle, Lénine dit tout autre chose. Tout d’abord que la conscience politique naît
de l’extérieur de la lutte économique, de la seule sphère de la production, et non
de l’extérieur de la lutte des classes. Ensuite que la connaissance des rapports
sociaux exige, non pas une science monopolisée par les intellectuels, mais la
connaissance du rapport réciproque de toutes les classes entre elles et avec
l’Etat, autrement dit un point de vue de la totalité des rapports de production, de
circulation, de reproduction qui caractérisent le capital. Enfin, que pour produire
une telle connaissance, la politique de parti, à la différence de la politique trade-
unioniste doit synthétiser l’intervention de ses détachements dans toutes les
classes de la population, et non dans la seule enceinte de l’usine.
Il définit ainsi une logique d’hégémonie aux antipodes d’un ouvriérisme ou d’un
déterminisme économique étroits. Il s’affirme ainsi comme un authentique
penseur de la politique comme art stratégique. Au cours de la séquence cruciale
de Février à Octobre 17, cette pensée stratégique donne sa pleine mesure, par sa
capacité à épouser les flux et reflux, à déchiffrer les rapports de forces, à saisir le
moment favorable de l’action, à varier mots d’ordre, à passer à l’initiative. [33]
L’entre-deux guerres fut une période d’effervescence et d’instabilité,
marquée par les répercussions de la révolution russe et par la lutte contre le
fascisme. Les grandes controverses qui aboutirent alors à la séparation entre la
IIe et la IIIe Internationale portaient sur « les leçons d’Octobre », sur la
conception de l’Etat et de la démocratie, sur le type de parti révolutionnaire, sur
la question coloniale. Au-delà des premières synthèses théoriques et
organisationnelles, les implications stratégiques des expériences russe,
allemande, italienne, ne furent cependant que partiellement dégagées. [34] Dès le
cinquième congrès de l’IC, le bilan de l’échec en 1923 de l’octobre allemand fut
hypothéqué par la lutte fractionnelle initiée dès le lendemain de la mort de
Lénine. Le débat à peine initié sur les revendications transitoires, le front uni, et
le gouvernement ouvrier tourna court. Il se poursuivit cependant par le biais
d’une réflexion isolée de Gramsci ou par les contributions de l’Opposition de
gauche.
L’opposition paradigmatique entre Orient et Occident soulignait la différence
entre des Etats rétractés autour de leur appareils répressifs, et des Etats aux
fortes ramifications dans la société, avec pour corollaire une forte
institutionnalisation syndicale et parlementaire du mouvement ouvrier. Il en
ressortait que le pouvoir semblait plus difficile à prendre, mais plus facile à
garder, en Occident, et qu’il fallait distinguer la portée universelle des leçons
d’Octobre de leur spécificité orientale ou russe. Ainsi Trotski envisage-t-il
l’éventualité d’un effondrement brutal de l’Etat national, qui laisserait un vide
d’où pouvait surgir rapidement une forme alternative de pouvoir. Mais il
envisage aussi l’hypothèse d’une crise longue et lente, permettant un
apprentissage progressif du pouvoir. Le contrôle ouvrier n’est pas alors réservé,
comme le prétendait l’orthodoxie naissante, au moment paroxystique de la
dualité de pouvoir. Il pouvait commencer à s’exercer dans des expériences
locales. La différence d’approche vaut en général pour les revendications
transitoires, les coopératives, etc. L’important, pour Trotski, est d’éviter le
fétichisme des formes organisationnelles et des mots d’ordre, détachés des
rapports de forces et des situations concrètes.
Les grandes controverses inachevées de l’entre deux guerres tournent donc
autour d’une systématisation stratégique des notions de revendications
transitoires, de front unique, d’hégémonie. La discussion sur le Programme de
l’IC s’engagea dès l’été 1922 en vue du Troisième congrès et se poursuivit
jusqu’au cinquième, à la lumière de l’Octobre allemand et de son échec. [35] Elle
se cristallisa dans une large mesure sur les « revendications transitoires »,
censées dépasser la coupure traditionnelle entre programme minimum et
programme maximum, et l’antinomie formelle entre réforme et révolution. Il
s’agissait d’attribuer aux revendications non plus une valeur intrinsèque, mais
une fonction dynamique destinée à modifier les rapports de forces. Leur
formulation et leur agencement étaient donc liés à la question du Front uni dans
l’action et à son débouché gouvernemental. La formule algébrique de
« gouvernement des travailleurs » devait durablement donner lieu aux
interprétations les plus diverses et parfois les plus opposées.
La formule du Front unique fut expérimentée avec la « lettre ouverte » de Radek
et Paul Lévi en janvier 1921, pour proposer une action commune aux alliés
sociaux-démocrates. Devançant le tournant du Troisième congrès de l’IC, elle
constitue une sorte d’avant-première. Dans ses « Remarques provisoires » de
juillet 1922 « sur la question du programme de l’IC », Radek tente d’en tirer les
premières leçons : « L’époque de la révolution qui, à l’échelle mondiale, durera
probablement des décennies, rend impossible, du fait de sa durée même, de s’en
tirer par une perspective générale. Cela place les partis communistes face à une
série de questions concrètes qu’ils ont jusqu’à présent résolues de façon
empirique. Il s’agit des questions économiques et politiques comme, par
exemple, l’attitude à l’égard de la défense de la démocratie bourgeoise, l’attitude
à l’égard de la politique mondiale du capitalisme [...] Derrière toutes ces
questions, se pose le problème du caractère de la phase actuelle de la révolution
mondiale, c’est-à-dire la question de savoir si nous devons émettre des
revendications transitoires, qui ne sont en aucune façon la concrétisation de la
dictature du prolétariat comme l’étaient par exemple les revendications
concrètes du programme Spartacus, mais des revendications qui doivent porter
la classe ouvrière à une lutte qui pourra devenir une lutte pour la dictature du
prolétariat. »
Radek récuse en conséquence la séparation entre tactique et principes
programmatiques : « Une telle distinction rigide entre les questions tactiques et
les questions de programme était jusqu’alors une caractéristique de
l’opportunisme, qui préservait volontiers la propreté du programme pour garder
les mains libres d’accomplir des saletés de toutes sortes sur le terrain pratique. »
Artisan du projet de programme en 1922, mais opposé à l’expérience de la NEP
et au tournant du front unique, Boukharine fut converti à la nouvelle orientation
après le Xe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique et après le IIIe
congrès mondial de l’IC. Il revient alors sur la lutte entre marxisme orthodoxe et
marxisme révisionniste allemands pour constater la « totale capitulation » du
premier devant le second : « Nous ne l’avions pas remarqué auparavant, mais
aujourd’hui, nous pouvons le constater de façon claire et transparente, et nous
pouvons aussi comprendre pourquoi c’est arrivé ». Il met alors l’accent sur le
rôle mal compris de l’Etat, mais continue à minimiser les revendications
transitoires, réduites à de simples mots d’ordre provisoires.
Dans son rapport au IVe congrès, Thalheimer reprend les raisons de la rupture
théorique qui s’est produite dans la social-démocratie allemande à propos de la
grève de masse : « Il n’est que de repenser à l’histoire de la Deuxième
Internationale et de sa désagrégation pour reconnaître que c’est précisément la
séparation entre les questions tactiques et les grands objectifs qui constitue le
point de départ de son dérapage opportuniste. » Cela a commencé par la
controverse entre Bernstein et Kautsky sur la tactique, mais « chemin faisant, ce
sont les objectifs finaux qui furent perdus de vue » : « La différence spécifique
entre nous et les socialistes réformistes ne consiste pas dans le fait que nous
voudrions détacher de notre programme les revendications de réformes, quel que
soit le nom qu’on leur donne, pour les mettre dans “une chambre séparée”, mais
dans le fait que nous situons ces revendications transitoires, ces mots d’ordre
transitoires, dans la relation la plus étroite avec nos principes et avec nos buts. »
Pour résoudre la confrontation avec Thalheimer, Lénine, Trotski, Radek,
Boukharine, Zinoviev cosignèrent une déclaration conciliante : « Le débat sur la
question de savoir quelle formulation devait être donnée aux revendications
transitoires, et surtout quelle place elles devaient occuper dans le programme, a
donné l’impression tout à fait fausse qu’il existait des divergences sur les
principes mêmes. La délégation russe confirme que l’inclusion des
revendications transitoires dans le programme des sections nationales, ainsi que
leur formulation générale et leur justification théorique dans la partie générale
du programme, ne peuvent être considérées comme entachées d’opportunisme. »
Cette déclaration œcuménique n’en tranche pas moins le débat dans un sens
cohérent avec la démarche de front unique, de conquête de la majorité des
masses, opposé aux tentations putschistes révélées par l’action de Mars 21.
Au Ve congrès, Boukharine et Thalheimer font front commun contre le
« tournant gauche » et la « bolchevisation » prônés par Zinoviev en réaction à
l’échec de l’Octobre allemand. Le rapport de Thalheimer s’efforce de
différencier les situations selon le degré de développement du capitalisme dans
les pays respectifs pour envisager leurs conséquences sur la question agraire, sur
la question nationale, sur la place des intellectuels. Il aborde pour la première
fois le problème du fascisme. Laissée en suspens, la question du programme
rebondit à l’approche du VIe Congrès, mais elle prend la forme d’un manifeste,
dont la tournure proclamatoire tend à refouler la discussion stratégique. [36]
Gramsci et Trotski poursuivent parallèlement une réflexion stratégique dont le
Programme dit de transition constituera, pour le second, la synthèse provisoire. [37]
Ce programme « doit exprimer les taches objectives des travailleurs plutôt que
refléter leur arriération politique ». Il ne s’agit donc pas de s’adapter à la
mentalité des masses, mais de tracer une perspective à la hauteur de la situation
et de ses défis : « Evidemment, si je fermais les yeux, je pourrais rédiger un
beau programme bien rose, que tout le monde accepterait, mais ce programme-là
ne correspondrait pas à la situation et le propre d’un programme et d’abord de
répondre à la situation objective. »
Dans sa discussion avec les militants américains, Trotski insiste : « Le début
du programme n’est pas complet. Le premier chapitre n’est qu’une suggestion et
non une expression achevée. La fin du programme n’est pas non plus complète,
car nous n’y parlons pas de la révolution sociale, de la prise du pouvoir à travers
l’insurrection, de la transformation de la société capitaliste en dictature et de la
dictature en société socialiste. Cela mène le lecteur sur le pas de la porte : c’est
un programme d’action actuel jusqu’au début de la révolution socialiste [...] Il y
a deux dangers dans l’élaboration du programme. Le premier est de s’en tenir à
des lignes générales abstraites et de répéter les mots d’ordre généraux sans
aucune relation avec les syndicats locaux. C’est la direction du sectarisme
abstrait. Le danger opposé consiste à trop s’adapter aux conditions spécifiques et
de relâcher la ligne révolutionnaire. » Il cite pour exemple les réticences, dans
les milieux militants américains, sur l’armement des piquets de grève.
Les discussions des années 1920 aboutissent à une clarification relative au
niveau des principes. Elles ne délivrent pour autant ni recette programmatique
générale, ni modes d’emplois ou discours de la méthode, en dehors de l’analyse
concrète des situations concrètes, de l’évaluation précise des rapports de force et
niveaux de conscience. Elles restent surtout confuse sur la question
gouvernementale et ses rapports aux institutions, ainsi que sur les rapports entre
classe, parti, et Etat : l’indépendance des mouvements sociaux et syndicaux
envers l’Etat et les partis, ainsi que l’enjeu principiel du pluralisme politique ne
commenceront en effet à être clarifiés que dans les années trente. [38]
Hypothèses stratégiques
La notion de stratégie révolutionnaire articule une pluralité de temps et
d’espaces. Elle combine l’histoire et l’événement, l’acte et le processus, la prise
de pouvoir et “ la révolution en permanence ”. Les révolutions du XX° siècle
permettent de dégager de grandes hypothèses stratégiques.
Celle de la grève générale insurrectionnelle s’inspire de la Commune de Paris et
de l’insurrection d’Octobre. Elle implique un affrontement de dénouement rapide avec pour enjeu central la prise de contrôle d’une capitale et des centres
du pouvoir étatique. Celle de la guerre populaire prolongée s’inspire des
révolutions chinoise et vietnamienne ; elle implique l’instauration durable d’un
double pouvoir territorial et de zones libérées auto-administrées. De la
révolution allemande à la révolution nicaraguayenne, en passant par la guerre
civile espagnole, les guerres de libération nationale, ou la révolution cubaine, les
expériences du XX° présentent une combinaison variable de ces grandes
caractéristiques. Mais toutes les stratégies subversives ont emprunté en les
retournant les catégories politiques de la modernité : souveraineté, mais
démocratique et populaire ; citoyenneté, mais sociale ; libération territoriale et
inter-nationalisme ; guerre, mais guerre populaire. Il n’est donc pas surprenant
que la crise du paradigme politique de la modernité trouve son reflet dans la
crise des stratégies de subversion, à commencer par le bouleversement de leurs
conditions spatio-temporelles.
Henri Lefebvre soutient que le développement des connaissances requiert la
mise en œuvre d’hypothèses stratégiques. Elles engagent sans prétendre à une
vérité éternelle : tôt ou tard, « le jeu stratégique se voit déjoué ». L’espace
stratégique est un champ de forces et un jeu de rapports. L’espace de la
domination étatique est celui où se déploient des stratégies qui déterminent des
lieux à occuper, des cibles à atteindre, des centres de décision à investir. [39]
La question abordée ici se limite à la lutte pour la conquête du pouvoir politique
à l’échelle nationale, que nous appellerons « stratégie restreinte » pour la
distinguer de la « stratégie élargie » dans le temps et dans l’espace, dont relève
la théorie de la révolution permanente. Dans le cadre de la mondialisation, les
Etats nationaux sont affaiblis et certains transferts de souveraineté ont lieu au
profit d’institutions spranationales. Mais l’échelon national structure
juridiquement les rapports de classe, articule un territoire à un Etat, et demeure
décisif dans l’échelle mobile des espaces stratégiques. [40]
Les critiques d’une vision « étapiste » du processus révolutionnaire (qui ferait de
la prise du pouvoir un « préalable absolu » à toute transformation sociale), sont
caricaturales ou ignorantes des débats au sein des mouvements révolutionnaires.
Si la question stratégique a parfois pu être résumée par la formule « comment de
rien devenir tout ? », c’était pour souligner que la rupture révolutionnaire est un
saut périlleux, dont peut profiter un troisième larron (la bureaucratie). Il faut
donc la nuancer. Il n’est pas vrai que le prolétariat ne soit rien avant la prise du
pouvoir – et il est douteux qu’il doive devenir tout ! Empruntée au chant de
l’Internationale, cette alternative du tout et du rien vise seulement à souligner
l’asymétrie structurelle entre révolution (politique) bourgeoise et révolution
sociale, la première prolongeant des positions de pouvoir, économiques et
culturelles, acquises, alors que la seconde doit affronter une domination aussi
bien économique, que politique, et culturelle.
Les catégories – du front unique, des revendications transitoires, du
gouvernement ouvrier, défendues, chacun à sa manière, par Trotski, Thalheimer,
Radek, Clara Zetkin dans les débats programmatiques de l’Internationale
communiste jusqu’au 6e congrès de l’IC visaient précisément à articuler
l’événement révolutionnaire à ses conditions de préparation, les réformes à la
révolution, le mouvement au but. Les notions d’hégémonie et de « guerre de
position » allaient dans le même sens. [41] L’opposition entre l’Orient (où le
pouvoir était supposé plus facile à conquérir, mais plus difficile à garder) et
l’Occident, relevait de la même préoccupation. Ces démarches s’opposaient à la
théorie fataliste de l’effondrement (Zusammenbruch Theorie) défendues à la fin
des années 20 par les économistes et idéologues de l’orthodoxie stalinienne
naissante. [42]
Contre les visions spontanéistes du processus révolutionnaire et contre
l’immobilisme structuraliste, nous avons mis l’accent dans les années 1960 sur le
rôle du « facteur subjectif » et sur l’importance, non de modèles, mais d’
« hypothèses stratégiques ». Il ne s’agissait pas là d’une coquetterie
terminologique. Un modèle, c’est à copier, avec un mode d’emploi. Une
hypothèse, c’est un guide pour l’action, nourri des expériences passées, mais
ouvert et modifiable à la lumière d’expériences nouvelles et de circonstances
inédites. Il ne s’agit pas de spéculations, mais de ce que l’on peut retenir des
expériences passées (qui sont le seul matériau disponible), sachant que l’avenir
n’est jamais leur simple répétition : les révolutionnaires courent toujours un
risque analogue à celui des militaires, dont on dit qu’ils sont toujours en retard
d’une guerre.
A partir des événements révolutionnaires du 20e siècle (la révolution russe et
la révolution chinoise, mais aussi la révolution allemande, les fronts populaires,
la guerre civile espagnole, la guerre de libération vietnamienne, Mai 68, la
révolution portugaise des Œillets, l’Unité populaire et le coup d’Etat au Chili,
les révolutions d’Amérique centrale...), deux grandes hypothèses se sont
doncdégagées . Elles correspondent à deux grands types de crises, deux formes
de double pouvoir, deux modes de dénouement de l’antagonisme de classe.
Dans l’hypothèse de la grève insurrectionnelle, la dualité de pouvoir revêt une
forme principalement urbaine de type Commune (non seulement la Commune
de Paris, mais le Soviet de Petrograd, l’insurrection de Hambourg, l’insurrection
de Canton, celles de 36 et 37 à Barcelone...). Deux pouvoirs opposés ne peuvent
coexister longtemps sur un espace concentré. Un dénouement rapide s’impose,
qui peut déboucher sur un affrontement prolongé : la guerre civile en Russie, la
guerre de libération au Vietnam après l’insurrection de 1945.... Dans cette
hypothèse, le travail d’organisation des soldats et de démoralisation de l’armée
(dans la plupart des cas de conscription) joue un rôle important. [43]
Dans l’hypothèse de la guerre populaire prolongée, le double pouvoir revêt une
forme plutôt territoriale (de zones libérées et auto-administrées) qui peut
coexister conflictuellement plus durablement avec l’ordre établi. Mao en a
résumé certaines conditions dans sa brochure de 1927, « Pourquoi le pouvoir
rouge peut exister en Chine ? ». L’expérience de la République de Yenan en a
fourni l’illustration dans les années 1930. Alors que, dans la grève générale
insurrectionnelle, les organes du pouvoir alternatif sont socialement déterminés
par les conditions urbaines (Commune de Paris, soviets, conseils ouvriers,
comité des milices de Catalogne, Cordons industriels et commandos
communaux au Chili...), dans la guerre populaire, ils se concentrent dans une
« armée du peuple » à prédominance paysanne.
Entre ces deux hypothèses épurées, se présente toute une gamme de variantes et
de combinaisons intermédiaires. En dépit de sa légende foquiste (simplifiée
entre autres par le livre de Debray, Révolution dans la révolution), la révolution
cubaine articule ainsi le foyer de guérilla, comme noyau de l’armée rebelle, et
les tentatives d’organisation syndicale et de grèves générales urbaines à La
Havane et Santiago. La relation entre les deux fut problématique, comme en
témoigne la correspondance de Frank Païs, de Daniel Ramos Latour, du Che lui-
même, sur les tensions récurrentes entre « la selva » et « el llano ». [44] Le récit
officiel, magnifiant a posteriori l’épopée héroïque du Granma et de ses
survivants, a pour fonction de renforcer la légitimité Mouvement du 26 juillet et
du groupe castriste dirigeant, au détriment d’une compréhension plus complexe
du processus et de ses acteurs. Erigeant la guérilla rurale en modèle, cette
version mythifiée de la révolution cubaine a inspiré les expériences des années
soixante (au Pérou, au Venezuela, au Nicaragua, en Colombie, en Bolivie). Les
morts au combat de De la Puente et Lobaton, de Camillo Torres, de Yon Sosa,
de Lucio Cabanas au Mexique, de Marighela et Lamarca au Brésil, l’expédition
tragique du Che en Bolivie, le quasi anéantissement des sandinistes en 1967 à
Pancasan, le désastre de Teoponte en Bolivie, ont marqué la fin de ce cycle.
Au début des années 1970, l’hypothèse stratégique du PRT argentin et du MIR
chilien s’inspirait plutôt de l’exemple vietnamien de la guerre populaire (et, dans
le cas du PRT, d’une version mythique de la guerre de libération algérienne).
L’histoire du Front sandiniste jusqu’à sa victoire de 1979 sur la dictature
somoziste illustre la combinaison de ces différentes orientations. Celle de la
tendance « guerre populaire prolongée » (GPP) de Tomas Borge mettait l’accent
sur le développement de la guérilla dans la montagne et sur la nécessité d’une
longue période d’accumulation graduelle de forces. Celle de la Tendance
prolétarienne (dirigée par Jaime Wheelock) insistait sur les effets sociaux du
développement capitaliste au Nicaragua et sur le renforcement de la classe
ouvrière, en maintenant une perspective d’une accumulation prolongée de forces
dans la perspective d’un « moment insurrectionnel ». Celle de la Tendance
« tercériste » (des frères Ortega), qui synthétisait les deux autres, a permis
d’articuler le front du sud et le soulèvement de Managua.
A posteriori, Humberto Ortega a résumé les divergences en ces termes :
« J’appelle politique d’accumulation passive de forces la politique qui consiste à
ne pas intervenir dans les conjonctures, à accumuler des forces à froid. Cette
passivité se manifestait au niveau des alliances. Il y avait aussi de la passivité
dans le fait que nous pensions qu’on pouvait accumuler des armes, s’organiser,
réunir des ressources humaines sans combattre l’ennemi, sans faire participer les
masses. » [45] Il a aussi reconnu que le circonstances avaient bousculé les plans des
uns et des autres : « Nous avons appelé à l’insurrection. Les événements se sont
précipités, les conditions objectives ne nous permettaient pas de nous préparer
davantage. En fait, nous ne pouvions pas dire non à l’insurrection. Le
mouvement des masses a pris une telle ampleur que l’avant-garde était incapable
de le diriger. Nous ne pouvions pas nous opposer à ce fleuve ; tout ce que nous
pouvions faire, c’était d’entreprendre la tête pour le conduire à peu près et lui
donner une direction ». Et de conclure : « Notre stratégie insurrectionnelle a
toujours gravité autour des masses et non autour d’un plan militaire. Ceci doit
être clair ». L’option stratégique implique en effet un ordonnancement des
priorités politiques, des aires d’intervention, des mots d’ordre, et elle détermine
la politique d’alliances.
De Los dias de la selva à El trueno en la ciudad, le récit par Mario Payeras du
processus revolutionnaire guatémaltèque marque un retour de la forêt vers la
ville, et un changement des rapports entre lutte militaire et lutte politique, ville
et campagne. Dès 1974, La critique des armes de Régis Debray enregistrait le
bilan et l’évolution des stratégies sur le continent latino-américain depuis la
révolution cubaine. En Europe et aux Etats-Unis, les histoires désastreuses de la
RAF (fraction armée rouge, plus connue comme « bande Baader-Meinhof ») en [46]46, et autres tentatives de traduire en
« guérilla urbaine » l’expérience de la guérilla rurale, se sont achevées de fait
avec les années 1970. Les mouvements armés significatifs qui sont alors parvenus
à durer sont ceux qui trouvaient leur base sociale dans des luttes contre
l’oppression nationale (en Irlande, ou en Euzkadi). [47]
Les hypothèses stratégiques évoquées ne sont pas réductibles à une orientation
militaire. Elles déterminent un ensemble de tâches politiques. Ainsi, la
conception du PRT de la révolution argentine comme guerre nationale de
libération conduisait à privilégier la construction de l’armée (l’ERP- armée
révolutionnaire du peuple) au détriment de l’auto-organisation dans les
entreprises et les quartiers. De même, l’orientation du Mir, mettant l’accent,
sous l’Unité populaire, sur l’accumulation de forces (et de bases rurales) dans la
perspective d’une lutte armée prolongée, conduisait à relativiser l’épreuve de
force imposée par le coup d’Etat et à en sous-estimer les conséquences durables.
Miguel Enriquez avait pourtant bien saisi, au lendemain du coup d’Etat avorté
(« tankazo ») de juin 1973 qui était une répétition générale du coup réussi de
septembre, le court moment propice à la formation d’un gouvernement de
combat préparant l’épreuve de force.
La victoire sandiniste de 1979 a marqué un nouveau tournant. C’est ce que
soutient Mario Payeras. Il affirme qu’au Guatemala (et au Salvador), les
mouvements révolutionnaires ne furent dès lors plus confrontés à des dictatures
fantoches vermoulues, mais aux conseillers israéliens, taïwanais, états-uniens,
eet aux stratégies sophistiquées de « basse intensité » et de « contre-
insurrection ». Cette asymétrie croissante de la lutte s’est élargie depuis à
l’échelle mondiale avec les nouvelles doctrines stratégiques du Pentagone, les
nouveaux armements, et la guerre « hors limites » au « terrorisme ». C’est une
des raisons (ajoutée aux révélations sur le Goulag stalinien, aux dégâts de la
révolution culturelle en Chine, à l’hyperviolence de la tragédie cambodgienne),
pour lesquelles la question de la violence révolutionnaire, hier encore perçue
comme innocente et libératrice (à travers les épopées du Gramma et du Che, ou
à travers les textes de Fanon, de Giap, de Cabral), est devenue aussi épineuse.
On assiste ainsi à certaines recherches tâtonnantes d’une stratégie asymétrique
du faible au fort, qui réaliserait la synthèse de Lénine et Gandhi [48], ou
s’orienterait carrément vers la non-violence. [49] Depuis la chute du Mur de Berlin,
le monde n’est pourtant pas devenu moins violent, et il serait imprudemment
angélique de miser désormais sur une hypothétique « voie pacifique » que rien,
dans « le siècle des extrêmes », n’est venu valider.
Grève générale insurrectionnelle
L’hypothèse stratégique qui a servi de fil à plomb à la plupart des mouvements
révolutionnaires dans les pays développés est celle de la grève générale
insurrectionnelle. Elle s’opposait, dans les années soixante et soixante-dix, aux
variantes de maoïsme acclimaté et aux interprétations imaginaires de la
Révolution culturelle. C’est de cette hypothèse que nous serions « orphelins ».
Elle aurait eu hier une « fonctionnalité », aujourd’hui perdue.
D’une part, dans des pays aux rapports de classe complexes et de longue
tradition parlementaire, une dualité de pouvoir ne saurait surgir soudainement du
néant sous forme d’une pyramide des soviets ou des conseils en totale extériorité
des institutions existantes. Si tant est qu’un telle vision ait pu avoir cours dans le
gauchisme juvénile de 68, elle fut assez vite corrigée. [50] Il est clair, a fortiori
dans des pays de tradition parlementaire plus que centenaire, où le principe du
suffrage universel est solidement établi, qu’on ne saurait imaginer un processus
révolutionnaire sans un transfert de légitimité au profit des formes de démocratie
directe ou participative, en interférence avec les formes représentatives. Lors de
la révolution nicaraguayenne, le fait d’organiser des élections « libres » dans un
contexte de guerre civile et d’état de siège pouvait se discuter, mais non le
principe de telles élections. Il pouvait en revanche être reproché aux sandinistes
la suppression d’un « conseil d’Etat » des mouvements sociaux, qui aurait pu
constituer une sorte de deuxième chambre sociale et un pôle de légitimité
alternative face au Parlement élu. [51]
Le problème essentiel n’est pas celui des rapports entre démocratie territoriale et
démocratie d’entreprise (la Commune, les Soviets, l’assemblée populaire de
Setubal en 1975 étaient aussi des structures territoriales), ni même celui des
rapports entre démocratie directe et démocratie représentative (toute démocratie
est partiellement représentative, et Lénine lui-même n’a jamais soutenu l’idée
d’un mandat impératif), mais celui de la formation d’une volonté générale. Le
reproche adressé (par les eurocommunistes ou par Norberto Bobbio dans les
années 70) à la démocratie de type soviétique visait sa logique corporatiste : une
somme (une pyramide) d’intérêts particuliers (de clocher, d’entreprise, de
bureau), liés par mandat impératif, ne saurait former une volonté générale. La
subsidiarité démocratique a également ses limites : si les habitants d’une vallée
s’opposent au passage d’une route, ou une ville à une déchèterie, pour les refiler
à la vallée ou à la ville voisine, une forme de centralisation arbitrale apparaît
nécessaire pour résoudre les litiges en cherchant, sans garantie d’y parvenir,
l’intérêt commun. [52] La médiation des partis (et leur pluralité) sont nécessaires
pour dégager des propositions synthétiques à partir de points de vue particuliers.
Une autre objection reproche à la démarche transitoire de s’arrêter au seuil de la
question du pouvoir, et de s’en remettre à un improbable deus ex machina ou de
supposer la question du pouvoir résolue par la déferlante spontanée des masses
et l’irruption généralisée de démocratie soviétique. Une discussion sur la
formulation des revendications transitoires et sur leur variation en fonction des
rapports de forces et des niveaux de conscience est légitime. Mais les questions
touchant à la propriété privée des moyens de production, de communication et
d’échange y occupent inévitablement une place centrale, qu’il s’agisse d’une
pédagogie du service public, de la thématique des biens communs de
l’humanité, ou de la question de plus en plus importante de la socialisation des
savoirs (opposée à la propriété privée intellectuelle). De même, est- important
explorer les formes possibles de socialisation du salaire par le biais de systèmes
de protection sociale, pour aller vers le dépérissement du salariat. Enfin, à la
marchandisation généralisée, s’opposent les possibilités ouvertes par l’extension
des domaines de gratuité (ou de « démarchandisation ») non seulement aux
services mais à certains biens de consommation nécessaires.
La question la plus épineuse d’une démarche transitoire est celle, laissée en
jachère par les discussions et les expériences de l’entre-deux guerres, du
« gouvernement ouvrier » ou du « gouvernement des travailleurs ». Les débats
sur le bilan de la révolution allemande et du gouvernement de Saxe-Thuringe,
lors du cinquième congrès de l’Internationale communiste, montrent toute
l’ambiguïté non résolue des formules des premiers congrès de l’IC et l’éventail
des interprétations auxquelles elles ont pu donner lieu. Dans son rapport devant
les délégués de ce congrès, Treint souligne que « la dictature du prolétariat ne
tombe pas du ciel : elle doit avoir un commencement, et le gouvernement
ouvrier est synonyme du début de la dictature du prolétariat ». Il dénonce en
revanche « la saxonnisation » du front unique : « L’entrée des communistes dans
un gouvernement de coalition avec des pacifistes bourgeois pour empêcher une
intervention contre la révolution n’était pas fausse en théorie, mais des
gouvernements comme celui du Parti travailliste ou celui du Cartel des gauches
font que la démocratie bourgeoise rencontre un écho dans nos propres partis ».
Dans le débat sur l’activité de l’internationale, Smeral déclare devant ce même
congrès : « Quant aux thèses des communistes tchèques de février 1923 sur le
gouvernement ouvrier, nous étions tous convaincus en les rédigeant qu’elles
étaient conformes aux décisions du quatrième congrès. Elles ont été adoptées à
l’unanimité ». Mais, ajoute-t-il, « à quoi pensent les masses quand elles parlent
de gouvernement ouvrier ? » : « En Angleterre, elles pensent au Parti travailliste,
en Allemagne et dans les pays où le capitalisme est en décomposition, le front
unique signifie que les communistes et les sociaux-démocrates, au lieu de se
combattre quand se déclenche la grève, marchent au coude à coude. Le
gouvernement ouvrier a pour ces masses la même signification, et quand on
utilise cette formule, elles imaginent un gouvernement d’unité de tous les partis
ouvriers ». Et Smeral de poursuivre : « En quoi consiste la profonde leçon de
l’expérience saxonne ? Avant tout en ceci : on ne peut sauter d’un seul coup à
pieds joint sans prendre d’élan. »
Ruth Fisher lui répond qu’en tant que coalition des partis ouvriers, le
gouvernement ouvrier signifierait « la liquidation de notre parti ». Mais dans son
rapport sur l’échec de l’Octobre allemand, Clara Zetkin affirme inversement :
« A propos du gouvernement ouvrier et paysan, je ne peux accepter la
déclaration de Zinoviev selon laquelle il s’agirait d’un simple pseudonyme, un
synonyme ou dieu sait quel homonyme, de la dictature du prolétariat. C’était
peut-être juste pour la Russie, mais il n’en va pas de même dans les pays où le
capitalisme est vigoureusement développé. Là, le gouvernement ouvrier et
paysan est l’expression politique d’une situation où la bourgeoisie ne peut déjà
plus se maintenir au pouvoir mais où le prolétariat n’est pas encore en condition
d’imposer sa dictature ». Zinoviev définit en effet comme « objectif élémentaire
du gouvernement ouvrier », des mesures aussi peu élémentaires que l’armement
du prolétariat, le contrôle ouvrier sur la production, la révolution fiscale...
A relire ces interventions, et d’autres encore, il en ressort une impression de
grande confusion. Elle traduit une contradiction réelle et révèle un problème non
résolu, bien que la question fût posée « à chaud », dans une situation réellement
révolutionnaire ou pré-révolutionnaire. Elle ne saurait être réglée par un mode
d’emploi valable en toutes circonstances. Il est cependant possible d’en dégager
des critères combinés de participation à une coalition gouvernementale : qu’une
telle participation s’inscrive dans une situation de crise et de montée
significative de la mobilisation sociale ; que le gouvernement en question
s’engage à initier une rupture avec l’ordre établi (par exemple – plus
modestement que l’armement exigé par Zinoviev – une réforme agraire radicale,
des « incursions despotiques » dans le domaine de la propriété privée, l’abolition
des privilèges fiscaux, une rupture avec les institutions – celles de la Cinquième
république en France, celles des traités européens ou des pactes militaires...) ;
enfin, que le rapport de forces permette aux révolutionnaires, sinon de garantir la
tenue des engagements pris par leurs alliés, du moins de leur faire payer au prix
fort d’éventuels manquements.
La question du gouvernement ouvrier fait écho à celle de la dictature du
prolétariat. Aujourd’hui, ce terme de dictature évoque bien davantage les
dictatures militaires ou bureaucratiques du vingtième siècle que la vénérable
institution romaine d’un pouvoir d’exception dûment mandaté par le Sénat pour
un temps limité. Marx ayant vu dans la Commune de Paris « la forme enfin
trouvée » de cette dictature, mieux vaut pour être compris évoquer la Commune,
les Soviets, les conseils ou l’autogestion, que de s’accrocher à un mot fétiche
devenu par l’histoire source de confusion. [53]
On n’en est pas quitte pour autant avec la question de fond soulevée par la
formule de Marx et avec l’importance qu’il lui accordait. La dictature du
prolétariat évoque généralement l’image d’un régime autoritaire synonyme des
dictatures bureaucratiques. Il s’agit au contraire, dans l’esprit de Marx, de la
solution démocratique d’un vieux problème grâce à l’exercice, pour la première
fois majoritaire, du pouvoir d’exception réservé jusqu’alors à une élite vertueuse
ou à un « triumvirat » d’hommes exemplaires. [54] Le terme de dictature s’opposait
alors à celui de tyrannie en tant qu’expression de l’arbitraire.
La dictature du prolétariat avait aussi une portée stratégique, souvent évoquée
dans les débats autour de son abandon par la plupart des partis
(euros)communistes à la fin des années soixante-dix. Pour Marx, il est clair en
effet qu’un droit nouveau, exprimant un nouveau rapport social, ne peut naître
dans la continuité du droit ancien, par une sorte d’auto-engendrement juridique :
« entre deux droits égaux » et deux légitimités sociales contraires, « c’est la
force qui tranche ».
La révolution implique donc, pour les socialistes de la IIe Internationale (y
compris pour Kautsky, et pour Blum au congrès de Tours) un passage obligé par
la dictature comme forme prolétarienne d’un état d’exception lié à un état de
guerre ou de guerre civile. [55] Ce qui permet de pérenniser ces mesures d’urgence,
c’est la confusion entre l’exception et la règle ; confusion d’autant plus tenace
que la révolution est aussi un processus permanent du point international, et que
la question des rapports entre parti, Etat, et conseils ou soviets demeure un point
obscur des premiers congrès de l’Internationale communiste. La dictature du
prolétariat peut alors être interprétée comme dictature du parti, voire du parti
unique, comme le fait Trotski dans Terrorisme et communisme : « On nous a
accusés plus d’une fois d’avoir substitué à la dictature des soviets celle du Parti
[...] Dans cette substitution du pouvoir du Parti au pouvoir de la classe ouvrière,
il n’y a rien de fortuit, et même, au fond, il n’y a là aucune substitution. Il est
tout à fait naturel qu’à une époque où l’Histoire met à l’ordre du jour la
discussion de ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent
les représentants de la classe ouvrière en sa totalité » [56]. La dictature du
prolétariat signifie alors « en substance » – dans le feu de la guerre civile – « la
domination immédiate d’une avant-garde révolutionnaire qui s’appuie sur les
lourdes masses et qui oblige, quand il le faut, les traînards à se rallier. Cela a
trait aussi aux syndicats : après la conquête du pouvoir par le prolétariat, ces
syndicats prennent un caractère obligatoire [...] Plus on va, plus les unions
comprennent qu’elle sont les organes producteurs de l’Etat soviétique [... ] Elles
se chargent d’établir la discipline de travail, elles exigent des ouvriers un travail
intensif dans les conditions les plus pénibles [...]L’obligation du travail serait
impossible sans l’application dans une certaine mesure des méthodes de
militarisation du travail. » [57] Il faudra avoir pris toute la mesure des dangers
professionnels du pouvoir et de la logique du monopole bureaucratique du
pouvoir pour que Trotski en vienne, dans La Révolution trahie, à une critique
théorique du régime parti unique et à une défense principielle du pluralisme.
Dans la période de la guerre civile, Lénine reste plus proche de l’esprit de Marx.
Face à la résistance désespérée des possédants, la victoire du prolétariat « ne
peut être qu’une dictature », mais ce doit être « une dictature démocratique »,
dont le but est « d’introduire la démocratie de façon totale et conséquente,
jusqu’à la proclamation de la république » et « d’extirper les survivances du
despotisme asiatique ». [58] Il rappelle notamment que les tâches assignées par
Marx à la dictature en 1848 n’impliquaient « rien d’autre que la dictature
démocratique révolutionnaire ». Il insiste donc : « En période de guerre civile,
tout pouvoir victorieux ne peut être qu’une dictature, mais il peut y avoir une
dictature de la minorité sur la majorité, d’un groupuscule policier sur le peuple,
et il peut aussi y avoir une dictature de l’immense majorité sur un groupuscule
d’oppresseurs. » [59] Il définit la dictature comme « un pouvoir qui n’est limité par
aucune loi », ou comme « un pouvoir illimité, en dehors de la loi, s’appuyant sur
la force au sens le plus direct du mot », ou encore comme « rien d’autre qu’un
pouvoir sans aucune limitation, qu’aucune loi, aucune règle ne viennent
restreindre, qui s’appuie directement sur la violence ». [60] De telles formules
évoquent une dialectique de la force et du droit, et le rôle de la violence comme
moment de fondation du droit : « La dictature est un pouvoir qui s’appuie
directement sur la violence et n’est lié par aucune loi ». [61] Ce pourrait être
l’exacte définition de la « dictature souveraine », distinguée par Schmitt de la
dictature commissaire. La source du pouvoir n’est pas la loi parlementaire,
mais « l’initiative des masses », « un coup de force direct », autrement dit
l’exercice d’un pouvoir constituant. [62]
Dans la mesure où la « suppression des classes » suppose celle de l’Etat
bourgeois et le renversement de la dictature du capital, « la question de la
dictature du prolétariat est la question essentielle du mouvement ouvrier
moderne dans tous les pays capitalistes. » [63] C’est dire à quel point, pour Lénine
comme pour Marx, cette question « essentielle » porte moins sur les formes
institutionnelles et sur la durée du régime d’exception (Lénine va jusqu’à
affirmer, fidèle à l’esprit de L’Etat et la révolution que cette dictature est un
pouvoir « sans aucune police » [64]), que sur la nécessaire rupture de continuité, y
compris juridique, entre deux dominations et deux légitimités. Aussi paradoxal
que cela puisse paraître, non seulement la dictature du prolétariat ainsi comprise
n’est pas pour Lénine incompatible avec la perspective du dépérissement de
l’Etat, mais elle en est le premier épisode.